« Ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies dans
le sang de l’agneau. » (Ap 7, 14) Comment le sang, fût-il celui de
l’agneau, pourrait-il rendre blanc comme neige les vêtements que l’on y
trempe ? Cet exemple de choc, de télescopage des images, est typique de
l’Apocalypse. Plutôt que de chercher à voir ce à quoi cela se rapporterait,
historiquement, au premier degré, comme s’il s’agissait d’un reportage, il faut
se laisser porter par ce que créent ces glissements ou concaténation de sens.
L’Apocalypse est un évangile, une annonce de la Bonne Nouvelle,
ce que Jésus révèle de Dieu et ainsi de lui-même. Cet évangile est hanté par la
question du mal ; l’Apocalypse, c’est un évangile malgré le mal, un
évangile à partir du mal. Comment la Bonne Nouvelle de Jésus répond-elle à la
question du mal ? Comment Dieu, mis en péril par le mal ‑ si Dieu
existait, le mal n’existerait pas – peut-il être vainqueur du mal ?
Comment Dieu est-il Bonne Nouvelle du renversement du mal ?
Ordre est donné dans le ciel. C’est un messager du Dieu
vivant. Il en porte le sceau. Le Vivant interdit tout mal dans le cosmos, dans
le monde habité par l’homme. Et la multitude de ceux que le sceau protège est
innombrable : la totalité qu’exprime le douze, portée au carré et, pour
faire bon poids, multipliée par mille. Le dessein de Dieu est la vie de cette
multitude. L’extrait que nous lisons fait passer de cette multitude israélite à
une foule immense que nulle ne peut dénombrer, venant de tous les horizons
possibles et imaginables. Sans doute est-ce la même foule si, par Jésus, les
douze tribus d’Israël sont les prémices de l’humanité rassemblée.
En vue de ce dessein, de cette promesse, une lutte sans merci est
engagée contre le mal. On y laisse des plumes, on y laisse sa vie. Jésus meurt
et nous aussi. Malgré sa victoire, nous demeurons sous l’emprise du mal, tour à
tour bourreau ou victime. Comment semblable évangile est-il croyable ? C’est
le défi de l’Apocalypse. L’évangile n’est pas une histoire pour petites
enfants, avec happy end !
La racine « témoin » revient dix-huit fois dans le livre.
Or cette racine, en grec, c’est martus,
qui donne martyr. Le témoin fidèle et véridique, le martyr, c’est Jésus. C’est,
par suite, tous ceux qui témoignent de Jésus. Le témoignage ne peut être que
faible, pas seulement à cause de la violence, mais parce qu’un témoin peut ne
pas être cru, n’a pas de moyen d’imposer son dire.
Les témoins, avec et à la suite de Jésus, sont confrontés au mal,
non seulement parce qu’ils sont tour à tour victimes et coupables du mal. Mais
parce qu’à la suite de Jésus, la victoire sur le mal passe par le renoncement à
l’amour de soi, jusqu’à mourir. Il ne
s’agit pas de souhaiter le martyre. Mais si, au nom de l’évangile, jamais nous
ne préférons l’amour des autres à l’amour de nous-mêmes, pouvons-nous nous dire
témoins de Jésus ? Ce sont les Béatitudes !
Alors que la victoire tarde, les tribulations elles-mêmes en
sont l’indice. Le sang des victimes, mêlé à celui de Jésus, blanchit et ainsi
range du côté de Jésus, le cavalier blanc. C’est dans la mort de Jésus que la
victoire est possible. C’est en voyant expirer Jésus que le centurion en Marc
le confesse Fils de Dieu. C’est la théologie du serviteur d’Isaïe. La réplique
au mal passe par le don de soi. Préférer y passer plutôt qu’y faire passer les
autres, renoncer à l’amour de soi par amour des autres. Vaincre le mal, c’est
répondre par l’amour.
Il est immense le peuple de tous horizons qui a refusé et
refuse de servir le mal pour combattre le mal, qui refuse la violence pour tuer
la violence. Il est immense le peuple qui a lavé son vêtement et l’a blanchi
dans le sang de l’agneau. C’est ce peuple de vivants malgré la mort, ce peuple
de vivants parce qu’il n’a pas sacrifié au mal et à la mort, ce peuple de
vivants que Jésus récapitule et emporte dans une victoire que ce peuple ne
pouvait remporter seul, que nous fêtons aujourd’hui. L’Apocalypse chante quelques
versets plus loin :
« Ils ont vaincu [le mal, l’accusateur de nos frères] par le
sang de l’agneau, par la parole dont ils furent les témoins, renonçant à
l’amour d’eux-mêmes jusqu’à mourir. Soyez dons dans la joie, cieux, et vous
habitants des cieux. »
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