07/03/2025

Ne nous laisse pas entrer en tentation (1er dimanche de carême)

La vie, c’est la rencontre avec le mal. Certes, et heureusement, ce n’est pas que cela. Mais c’est aussi cela, depuis la frustration de l’enfant qui quitte le sein malgré la satiété jusqu’à la mort de ceux que nous chérissons, en passant par la souffrance et les injustices.

Il y a ceux qui sont relativement épargnés ou qui, pour ne pas s’effondrer, font comme s’ils étaient épargnés. Mais l’environnement de la vie par le mal est constant. La tentation ? Celle de se protéger, de se prémunir, par exemple en se faisant fort. Contre l’adversité, il sera possible de résister. Le mal ne me touchera pas plus que la pluie que retient le toit d’un palais aussi spacieux que confortable. Choisir la force contre le droit.

Être fort, avoir de l’argent, du pouvoir, et même des pouvoirs surnaturels qui défient la mort et assurent l’immortalité. Voilà la solution. Tout ce qui s’y oppose doit être renversé, y compris brutalement. Etre plus riche encore pour ne jamais connaître le manque, plus puissant encore pour être aussi admiré que redouté, plus superman encore pour échapper à ce qui paraît cependant implacable, la fin.

Simplisme ? Sans doute. C’est ce que vit le petit d’homme que nous continuons à être. « Mon Papa, il est gendarme ! » Projection imaginaire et réalité effroyable sur nos écrans.

Qui accepte spontanément la fragilité de l’existence, contingence, finitude et mort ? L’éducation enseigne à réorienter la force de la volonté de puissance vers des investissements non-destructeurs des autres et de la société. Les interdits domestiquent la force.

Se pourrait-il que nous assistions à la brutalité exhibée de l’absence de toute censure et que la volonté de puissance s’exprime en direct. De même que des jeunes filment leurs agressions, des chefs d’Etats mettent en scène leur invincible puissance. Piétiner autrui n’est pas une faute morale mais l’expression de la réussite. Toujours plus d’argent et de pouvoir, les multimillionnaires se voient confier la marche des pays.

Si la tentation est mauvaise, ce n’est pas comme expression d’une révolte contre la finitude, le manque et la mort. Pas de misérabilisme ! La tentation est mauvaise parce qu’elle installe ce dont elle voulait se prémunir, la terreur de la précarité, l’esclavage où est réduit l’humanité par quelques-uns, la science-fiction comme manipulation et gage d’immortalité.

On se demande même comment c’est possible tant c’est grotesque. Pourtant… le plaisir de médire et détruire pour se voir meilleur que l’autre, la jouissance d’exclure pour se sentir plus intégré et nécessaire, l’artifice de la magie, y compris des miracles religieux, pour défier l’implacable de la maladie et de la mort. Le mal n’est pas seulement la précarité et la souffrance, il est ce que nous mettons en place pour y échapper !

Se pourrait-il que le refus de la force soit force ? Que le refus de l’opulence soit richesse ? Que le refus du merveilleux soit vie au centuple ? Se pourrait-il que la fréquentation d’autrui soit paix féconde, jouissive ? Se pourrait-il que le renversement de « sa majesté le moi » soit la condition de l’intronisation de tous, y compris nous-mêmes ? Se pourrait-il que le service d’autrui soit pouvoir surnaturel, possibilité de vivre en paradis, non pas demain comme récompense, mais aujourd’hui comme mode ordinaire de l’existence ?

Prendre le fruit est défendu. Nous ne sommes pas la source, c’est pourquoi nous recevons. Vivre en propriétaire et voleur est mort, recevoir en partage est grâce. Le fruit de l’arbre est promis à qui lave son vêtement dans le sang de la victime, à qui honore la victime jusque dans le sang qu’on a versé.

Même si tout cela n’est qu’illusion, même si le mal est invincible, il causerait moins de ravages que la puissance des puissants, l’opulence des opulents et le travestissement de la vérité. Même si le mal devait l’emporter, irrenversable, ‑ et c’est bien ce que l’on observe ‑ faut-il en rajouter à son déchaînement ? C’est peut-être cela seulement, le refus de la tentation. « Et le diable s’éloigna jusqu’au moment fixé. » C’est déjà ça de pris.


James Tissot, Jésus tenté dans le désert, 1886-1894.

 




03/03/2025

Emotion d'appartenance


Verbatim de Patrick Boucheron 22 09 2024
Séminaire Notre Dame de Paris, la cathédrale des savoirs


Puisque nous avons lu les anthropologues, nous savons que si nous pouvons comprendre une représentation du monde, c'est parce que nous ne la partageons pas et que nous la considérons avec respect, avec rigueur mais avec distance. [...] Etre historien consiste toujours à se séparer du passé. C'est très simple intellectuellement, mais pas toujours politiquement. Si je vous dis cela pour prendre des distances avec le mysticisme médiévalisant, peut-être beaucoup de gens seraient d'accord. Mais ça vaut aussi pour d'autres identifications émotionnelles ou d'autres revendications d'appartenance culturelle, y compris dans le domaine de la race et du genre. On doit défendre les valeurs d'émancipation et de diversité, on doit luter contre l'appropriation culturelle, mais tenir ferme sur l'idée que ressentir le passé ne suffit pas à le comprendre, que revendiquer une identité ne donne aucun privilège d'inintelligibilité. Donc, pour dire la vérité, il ne suffit pas de ressentir une émotion.
[...]
Être médiéviste, face au grand récit envahissant de l’émotion mondiale, consiste d’abord évidemment à rappeler que ce que l’on appelle médiéval est pour l’essentiel l’ombre portée du 19ème siècle sur le Moyen-Age et à Notre Dame, le meilleur exemple, du point de vue du décor, ce sont les gargouilles, dont Michael Camille a magnifiquement montré qu’on les prend pour les grimaces du Moyen-Age alors qu’elles figurent les monstres de modernité haussmannienne. Ce sont des inventions de Viollet-Le-Duc qui disent les hantises du 19ème siècle par rapport à un Moyen-Age en partie hugolien. Peut-on aujourd’hui imaginer Notre-Dame de Paris sans le roman de Victor Hugo, dont il faut rappeler qu’il est lui aussi écrit, en 1831, au moment où l’édifice menace ruine du fait notamment du sac du Palais de l’archevêché ? ‑ Mais est-on certain de parler de Victor Hugo lui-même quand sa mémoire est recouverte par la Pop-culture globalisée ? Donc, l’invention des traditions, toujours plus récentes qu’on le croit, nous amène à rappeler avec Walter Benjamin, auteur de Paris capitale du 19ème siècle, qu’il y a une continuation de la tradition qui est catastrophe, et qu’il faut avoir cela en tête lorsqu’on se laisse enivrer par le concept de restitution à l’identique. Voilà pourquoi effectivement ces appels à la reconstruction à l’identique risquent toujours de reconduire les illusions d’une identité confondue avec l’éternité du même.

Délivre-nous du mal (Mercredi des cendres)

 


Selon le discours sur le mal de bien des chrétiens et des homélies, il importe d’être délivré de son péché, en être sauvé. La question du mal et du salut serait une affaire individuelle qui ne concernerait pas d’abord la vie ici et maintenant, mais l’au-delà, après la mort.

Cette manière de penser réduit le mal au mal moral, celui que je commets, envisage le mal du point de vue de celui qui le commet et non de qui le subit, est obnubilé par la figure du pécheur, du coupable, et jette très peu, voire pas du tout, les yeux sur la victime, laquelle après avoir été violentée est ignorée. Dans l’acte même où il voudrait vivre le repentir, le coupable écrase sa victime. C’est le comble ! Or jamais le mal n’est affaire personnelle ou individuelle.

Le mal est toujours politique. Il y a une contagion du mal ; de la réconciliation aussi. Si je considère celui à qui j’ai fait du tort plus que moi-même et mon péché, si je commence par me décentrer, je peux espérer qu’« amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent ». Car « la vérité germera de la terre et du ciel se penchera la justice. » En inversant les termes pour que nullement, il ne puisse y avoir de compréhension conditionnelle du pardon, le psaume poursuit : « Le Seigneur donnera ses bienfaits et la terre donnera son fruit. » (Ps 84, 11-13)

Il y a une trentaine d’années, Gustave Martelet apportait une libre réponse à un scandale, celui du péché originel comme solution univoque à l’origine du mal. La mort et la maladie ne sont pas le fait que de l’humanité et touchent aussi les autres vivants. Dans la logique de l’évolution, bien avant qu’un humain puisse refuser le commandement divin ‑ le seul commandement divin, l’amour d’autrui ‑ elles sont loi du vivant. Ce que l’humanité vit comme un drame, qui donne certes des mots à l’expérience du péché, n’est pas péché. La finitude nie la vocation de l’humanité à la divinisation et la récapitulation de tout dans le Christ. Même sans le péché, si l’on peut ainsi dire, le salut nous délivre du mal ou Dieu ne sauve pas.

Le mal que nous subissons et qui ne vient pas d’un frère, d’une sœur, ce sont les catastrophes naturelles, effondrement d’une tour comme à Siloé, maladie et handicap, douleur du décès des autres, notre propre finitude. Jésus refuse manifestement d’y voir le fruit d’un péché. « Pensez-vous qu’ils étaient plus grands pécheurs que les autres Galiléens, plus coupables que les autres habitants de Jérusalem ? » (Lc 13, 1-5) Et pour enfoncer le clou, on écoutera aussi l’évangile de Jean, ni l’aveugle de naissance, ni ses parents n’ont péché (Jn 9, 3)

Ce mal, lui trouver une explication c’est toujours ignorer voire écraser la victime. La réponse à la question du mal n’est pas de discours. 1. On secourt. 2. On dénonce, on hurle à l’injustice. 3. On compatit, prend en silence la main et partage l’impuissance de qui est frappé.

Le mal est politique, social. Il isole. Nous avons tous constaté que ceux qui vont mal sont isolés parce que les visiter est difficile, parce qu’ils n’osent pas se montrer, laisser voir leur mal. La maladie n’est quasi jamais une affaire personnelle, et lorsque Jésus guérit, il restaure les relations sociales, réinsère dans la vie sociale ceux qui en avaient été exclus. Si Lourdes est miracle, c’est précisément ainsi : placés au centre, les malades ne sont plus exclus. Un instant, le monde s’adapte pour que tous y aient place, monde nouveau avec et pour tous.

Il y a effectivement aussi le mal avec bourreau et victime. Et pour en parler le moins mal (!), il faut en parler à partir des victimes. Battre sa coulpe, c’est encore se préoccuper de soi et détourner son regard de qui souffre. Dans l’affaire des crimes sexuels ou des abus de pouvoir dans l’Eglise, on n’a que faire des grandes déclarations, des actes de contritions. Comme ceux de la confession, ils sont une antienne que l’on entonnera de nouveau la prochaine fois, sans aucun changement ! Une des manières d’envisager le mal à partir des victimes consiste, là encore, à dénoncer l’injustice, à rompre avec le crime du coupable : non ! grâce à Dieu, les faits ne sont pas prescrits. Dire non au mal c’est une condition pour regarder la misère d’autrui avec le cœur, miséricorde. S’engager à la conversion commence avec la justice.

S’il faut s’occuper du coupable, et il le faut, ce sera après, parce que les premiers destinataires de la bonté de Dieu sont ceux auxquels Jésus se laisse identifier par fidélité à sa foi. Dieu est aussi indéfectiblement de côté des petits que ne le sont des parents, et plus encore. Victimes, petits, pauvres, exclus. Disons comme nous voulons. L’histoire de la justice s’écrit avec eux ou ne s’écrit pas. La réconciliation se vit avec eux ou est mascarade, piètre et coupable.

Quand on se retrouve le coupable ou avec le coupable, ce sera encore un regard de bonté, voir sa misère avec le cœur, parce qu’on ne change pas les cœurs par la haine ou la vengeance, pas même par la punition. parce que Dieu ne rend juste qu’en aimant.

 

Géricault, Etude de pieds et de main, 1818-19