Verbatim de Patrick Boucheron 22 09 2024
Séminaire Notre Dame de Paris, la cathédrale des savoirs
Puisque nous avons lu les anthropologues, nous savons que si nous pouvons comprendre une représentation du monde, c'est parce que nous ne la partageons pas et que nous la considérons avec respect, avec rigueur mais avec distance. [...] Etre historien consiste toujours à se séparer du passé. C'est très simple intellectuellement, mais pas toujours politiquement. Si je vous dis cela pour prendre des distances avec le mysticisme médiévalisant, peut-être beaucoup de gens seraient d'accord. Mais ça vaut aussi pour d'autres identifications émotionnelles ou d'autres revendications d'appartenance culturelle, y compris dans le domaine de la race et du genre. On doit défendre les valeurs d'émancipation et de diversité, on doit luter contre l'appropriation culturelle, mais tenir ferme sur l'idée que ressentir le passé ne suffit pas à le comprendre, que revendiquer une identité ne donne aucun privilège d'inintelligibilité. Donc, pour dire la vérité, il ne suffit pas de ressentir une émotion.
[...]
Être médiéviste, face au grand récit envahissant de l’émotion
mondiale, consiste d’abord évidemment à rappeler que ce que l’on appelle
médiéval est pour l’essentiel l’ombre portée du 19ème siècle sur le Moyen-Age
et à Notre Dame, le meilleur exemple, du point de vue du décor, ce sont les
gargouilles, dont Michael Camille a magnifiquement montré qu’on les prend pour les
grimaces du Moyen-Age alors qu’elles figurent les monstres de modernité haussmannienne.
Ce sont des inventions de Viollet-Le-Duc qui disent les hantises du 19ème
siècle par rapport à un Moyen-Age en partie hugolien. Peut-on aujourd’hui
imaginer Notre-Dame de Paris sans le roman de Victor Hugo, dont il faut
rappeler qu’il est lui aussi écrit, en 1831, au moment où l’édifice menace ruine
du fait notamment du sac du Palais de l’archevêché ? ‑ Mais est-on
certain de parler de Victor Hugo lui-même quand sa mémoire est recouverte par la
Pop-culture globalisée ? Donc, l’invention des traditions, toujours plus
récentes qu’on le croit, nous amène à rappeler avec Walter Benjamin, auteur de Paris
capitale du 19ème siècle, qu’il y a une continuation de la
tradition qui est catastrophe, et qu’il faut avoir cela en tête lorsqu’on se
laisse enivrer par le concept de restitution à l’identique. Voilà pourquoi
effectivement ces appels à la reconstruction à l’identique risquent toujours de
reconduire les illusions d’une identité confondue avec l’éternité du même.
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