26/12/2025

La fraternité plus grande (La Sainte famille)

 

L’attachement du magistère catholique à la famille est fétichiste, à l’instar de ceux qui sont privés de leur famille, par exemple pour raison de délits et crimes sexuels, mais qui ne cessent de rêver leur famille, de s’y raccrocher, soit qu’ils n’ont pas compris le mal commis, soit qu’ils fantasment pour surmonter leurs gestes.

La louange des familles est insupportable, dès lors que l’on a été victime de la violence familiale. Et nous sommes nombreux dans ce cas. Et ceux qui ont tout cassé dans leur famille sont souvent aussi de ceux qui ont été victimes. On ne peut parler de la famille correctement qu’en prenant en compte cette dimension monstrueuse.

La Sainte famille est une vaste tromperie, on ne sait rien de la cellule Jésus, Marie, Joseph, un papa, une maman et un enfant. Ou plutôt, on sait que Joseph n’est pas le père ! On sait qu’il y a d’autres enfants. « Celui-là n’est-il pas le fils du charpentier ? N’a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous ? » Les synoptiques s’accordent sur ce point. Et puisqu’on nomme un père, dont personne ne remet en cause la profession qui le désigne, une mère, largement attestée, pourquoi faudrait-il contester que la fratrie soit née du charpentier et de Marie ?

La conception virginale racontée par Luc et Matthieu n’est pas contredite par cette famille nombreuse, si du moins on la lit selon ce que les évangélistes disent par elle. La fratrie connaît des tensions pas communes qui valent à Jésus un propos peu amène. Les siens viennent pour le raisonner, l’arraisonner, et il leur balance : « "Qui est ma mère et qui sont mes frères ?" Et tendant sa main vers ses disciples, il dit : "Voici ma mère et mes frères." »

Jésus se libère d’une famille qui manifestement en ce lieu, Marie comprise, est castratrice, empêche l’expression, certes peu ordinaire, d’un des enfants. Il est charpentier comme son père, tradition oblige ! Il ne croit pas comme ses contemporains, il recadre et réinterprète la loi selon les prophètes en s’opposant au système cultuel. Ce n’est pas qu’une affaire de religion, c’est toute la société qui est mise sens-dessus-dessous.

Ce mouvement de renversement est annoncé dès le Magnificat. La famille, ce n’est pas le clan, ce n’est pas le sang. « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère. » La soumission – littéralement islamique ‑ du jeune Jésus de l’évangile de l’enfance met en relief la liberté de l’homme qui évangélise Dieu.

Mon allusion à l’Islam n’est pas gratuite. L’Islam cristallise dans la société tant de craintes et même de phobies. Et pourtant, beaucoup ont des amis, des collègues ou des voisins musulmans avec qui ils s’entendent bien. Beaucoup de mariages ou de pratiques sportives ne connaissent dans les faits rien de cette phobie voire cette haine. Le discours, d’autant plus s’il est médiatisé, arme politicienne, ne correspond pas aux attitudes observables.

Le 4 février 2019, François et le Grand Imam d’Al-Azhar signaient une déclaration sur la fraternité. Reconnaître en l’autre un frère, une sœur. Choisir de vivre en frères. Non pas les frères ennemis, mais ceux qui cherchent la paix et la concorde parce qu’ainsi, ils honorent leur Dieu, parce qu’ainsi, ils mettent sa parole en pratique, faisant de ce monde une famille. La Sainte famille ce n’est pas Jésus, Marie, Joseph, c’est la vocation de l’humanité.

Ainsi commence le texte : « La foi amène le croyant à voir dans l’autre un frère à soutenir et à aimer. De la foi en Dieu, qui a créé l’univers, les créatures et tous les êtres humains – égaux par Sa Miséricorde –, le croyant est appelé à exprimer cette fraternité humaine, en sauvegardant la création et tout l’univers et en soutenant chaque personne, spécialement celles qui sont le plus dans le besoin et les plus pauvres. »

Alors que nous fêtons Noël, naissance du frère universel, nous sommes convoqués à sa fraternité. Non pour mépriser les familles. Avec leurs lourdeurs, pour le meilleur et pour le pire, elles nous ont façonnés ; certains, combien elles les aident et soutiennent. Mais nous sommes appelés à voir à la hauteur de Dieu lui-même. Différents par la manière de croire, nous sommes convoqués par le Dieu toujours plus grand, toujours inconnu, à la fraternité plus large, parce qu’ainsi nous découvrons combien Dieu est grand (parole de musulmans !)

 

23/12/2025

Qui est Jésus ? (Noël)

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Dans l’une des plus longues nuits de l’année, fêter la naissance d’un enfant. C’est une lumière et un réconfort. La vie continue, fragile, sans paroles, défiant la mort. On dit de l’enfant ou lui-même dit qu’il est lumière et parole. Beaucoup ont des paroles lumineuses. Mais de qui dit-on qu’il est lui-même lumière, parole inouïe ?

Sa parole n’est pas une collection de propos ou d’énoncés ni même sa vie tout entière, son existence, son être. Parole, il est proféré par un autre. Il ne s’appartient pas, il est tout entier de celui qui le prononce et le traverse dans le silence originel de chacun : Vis ! Il est lumière dans la nuit du tohu-bohu, chaos indescriptible, hostile à toute vie. Dans la nuit et le silence, un verbe sans parole retentit et désigne l’originel en lui et en chacun.

Il est la parole d’un autre que l’oreille n’entend pas, les yeux ne voient pas. Sa fragilité native l’accompagne jusqu’au terme parce qu’il est l’indice fragile en l’humain de ce qu’il y a de plus originel : Vis ! Jamais il ne se possède, ne pense se posséder ; toujours, il se reçoit de celui vers qui il est tourné, de qui il est en son être le converti perpétuel.

Il est bien difficile de parler de lui sans raconter le folklore et une identité mythique ; une histoire que tous connaissent plus ou moins ou seulement pas ses conséquences, lointaines et détachées – rues illuminées, cadeaux, repas de fête et, lorsque l’on est écarté de tout cela, solitude et désespérance encore. Le folklore, c’est comme on pensait autrefois, mais reproduit aujourd’hui, sans que cela soit la pensée d’aujourd’hui. C’est juste décoratif, parfois identitaire, dangereux. Cela ne détermine pas nos vies sauf à oppresser. L’évangile et l’Israël biblique s’emploient à renverser le dieu national par la fraternité universelle. Emmanuel ne veut pas dire Dieu avec nous tout seuls, mais pour tous.

Il faut éviter la mythologie, celle de la métaphysique comprise, lorsqu’un catéchisme édulcore le dogme et que l’imbécile regarde le doigt et non la lune que montre le sage. « Consubstantiel », « Présence réelle » sont aussi le nom d’idolâtries. L’évangile et l’iconoclasme de l’Israël biblique s’emploient à renverser la mythologie.

Alors, partons de ce que nous célébrons. La naissance d’un petit de l’humanité dont on sait un peu comment il a mené sa vie. Il prétend la proximité du Royaume et c’est ainsi qu’il dispose sa vie. Le Royaume est une manière de dire Dieu sans le nommer, histoire de ne pas faire de Dieu lui-même une idole. C’est chose fort courante.

La proximité du Royaume et même sa présence au milieu de nous – mais il faut se méfier de la présence, c’est encore une affaire qui risque trop l’idolâtrie – c’est l’annonce et la réalité que l’humain, l’humain en l’humain, l’humain quand il n’est pas inhumain, est la vocation, la destinée de tous et chacun. Il organise sa vie pour qu’elle soit humaine. Non pas plus qu’humain, comme s’il fallait ajouter à l’humain quelque chose, la divinité par exemple. Le plus qu’humain est ce qui manque à nos manières inhumaines d’être humains. Et il en manque de l’humanité ! il organise sa vie simplement humaine.

Cet humain totalement humain, c’est cela précisément qu’il appelle Dieu. Irénée de Lyon l’a bien compris. La gloire de Dieu – là encore, une périphrase, la gloire de Dieu, c’est Dieu ! – « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant », c’est l’humain tout entier, pas attaqué par la mort. Et réciproquement, mais c’est synonyme, « la vie de l’humain, c’est de voir Dieu ».

On ne peut voir « Dieu » sinon dans la vie de l’humain. Le chercher dans le ciel, dans un arrière-monde, le sacré d’un chant ou d’une liturgie, c’est de l’idolâtrie. Dieu se trouve là où personne ne l’attend, dans l’humain non pas trop humain, inhumain, mais dans l’humain tout entier humain, simplement humain. « Il s’est fait homme. » Et l’on plie le genou non pour adorer, mais pour se mettre à hauteur de nouveau-né ou de paria condamné, là où l’on voit le monde non à partir de soi, mais de la fragilité native jusque dans l’agonie. N’est-ce pas cela prier, rejoindre le monde au niveau de l’humain natif jusque dans la mort, là où Dieu se dit.

Aussi loin que possible de la métaphore morte, du folklore et de la mythologie, ce que nous croyons, inouï, impensable change le monde ou n’est pas. Cet enfant devenu condamné comme un maudit au gibet est une personne en qui chacun est renouvelé en son humanité, qui récapitule toute chose. Imaginez ! Que tous ceux qui fêtent Noël considèrent en tous, y compris eux-mêmes, y compris dans l’humain moribond méprisé, l’humain tout humain et agissent en conséquence. Vous imaginez ? Eh bien, c’est cela Noël, des vies transformées, Dieu dans l’humain, le-Dieu-fait-homme.

 

Le bon Samaritain, Chartres, 1205-1215