20/11/2024

Pirandello, Aimer le genre humain

Luigi Pirandello - Babelio

 

Vous savez ce que signifie aimer le genre humain ? Cela signifie uniquement être contents de nous-mêmes. Oui, lorsque que quelqu’un est content de lui-même, il aime le genre humain.
L. Pirandello, On ne sait jamais tout (Chacun à sa manière), 1924

Claude Lefort, fin du savoir, « Je me suis bâti sur une colonne absente »

« Qu'est-ce qu'interroger ? En un sens, faire son deuil du savoir. En un sens, apprendre, à l'épreuve de ce deuil. Ou bien encore : renoncer à l'idée qu'il y aurait dans les choses mêmes -peu importe, dans l'histoire, dans les sociétés primitives, dans une république de la Renaissance, dans la société bourgeoise telle qu'elle s'institue sous le règne du capitalisme industriel, ou encore dans les idéologies, ou enfin dans des œuvres, celles de Marx ou de Machiavel- un sens positif, ou une détermination en soi promis à la connaissance. »
(Claude Lefort, Les formes de l'histoire, Gallimard, Paris 1976, p. 6)

« On trouve chez un grand nombre de philosophes politiques le témoignage d'un singulier désir de conjurer l’insécurité, cette insécurité qui a toujours fait le ressort du travail de l’interprétation » Il faut assurer à la philosophie un principe d’insécurité.
(Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Gallimard, Paris 1972)

 

Henri Michaux (auteur de La Nuit remue) - BabelioPenser l'indétermination avec Claude Lefort | Philosophie ...
Henri Michaux / Claude Lefort

 

Je suis né troué (Henri Michaux)

  Quito, 25 avril [1929].

Il souffle un vent terrible.
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Petit village de Quito, tu n’es pas pour moi.
J’ai besoin de haine, et d’envie, c’est ma santé.
Une grande ville, qu’il me faut.
Une grande consommation d’envie.
 
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme sont les tourbillons.
Casserait une aiguille d’acier,
Et ce n’est qu’un vent, un vide.
Malédiction sur toute la terre, sur toute la civilisation, sur tous les êtres à la surface de toutes les planètes, à cause de ce vide !
Il a dit, ce monsieur le critique, que je n’avais pas de haine.
Ce vide, voilà ma réponse.
Ah ! Comme on est mal dans ma peau !
J’ai besoin de pleurer sur le pain de luxe, de la domination, et de l’amour, sur le pain de gloire qui est dehors,
J’ai besoin de regarder par le carreau de la fenêtre,
Qui est vide comme moi, qui ne prend rien du tout.
J’ai dit pleurer : non, c’est un forage à froid, qui fore, fore, inlassablement,
Comme sur une solive de hêtre deux cents générations de vers qui se sont légué cet héritage : « Fore... Fore. »
C’est à gauche, mais je ne dis pas que c’est le cœur.
Je dis trou, je ne dis pas plus, c’est de la rage et je ne peux rien.
J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque.
Je le touche et le palpe comme on palpe du bois.
Mais ce serait plutôt une grande forêt, de celles-là qu’on ne trouve plus en Europe depuis longtemps.
Et c’est ma vie, ma vie par le vide.
S’il disparaît, ce vide, je me cherche, je m’affole et c’est encore pis.
Je me suis bâti sur une colonne absente.
Qu’est-ce que le Christ aurait dit s’il avait été fait ainsi ?
Il y a de ces maladies, si on les guérit, à l’homme il ne reste rien,
Il meurt bientôt, il était trop tard.
Une femme peut-elle se contenter de haine ?
Alors aimez-moi, aimez-moi beaucoup et me le dites,
M’écrivez, quelqu’une de vous.
Mais qu’est-ce que c’est, ce petit être ?
Je ne l’apercevrais pas longtemps.
Ni deux cuisses ni un grand cœur ne peuvent remplir mon vide.
Ni des yeux pleins d’Angleterre et de rêve comme on dit.
Ni une voix chantante qui dirait complétude et chaleur.
 
Les frissons ont en moi du froid toujours prêt.
Mon vide est un grand mangeur, grand broyeur, grand annihileur.
Mon vide est ouate et silence.
Silence qui arrête tout.
Un silence d’étoiles.
Quoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme.
Les mots ne le trouvent pas,
Barbotent autour.
J’ai toujours admiré que des gens qui se croient gens de révolution se sentissent frères.
Ils parlaient l’un de l’autre avec émotion : coulaient comme un potage.
Ce n’est pas de la haine, ça, mes amis, c’est de la gélatine.
La haine est toujours dure,
Frappe les autres,
Mais racle ainsi son homme à l’intérieur continuellement.
C’est l’envers de la haine.
Et point de remède. Point de remède.

15/11/2024

C'est la fin ! (33ème dimanche du temps)

George Grosz, Explosion, 1917

Avec les guerres, peut-être pas plus nombreuses ni proches qu’hier, mais vécues comme telles, avec les inégalités que l’on éprouve aussi comme plus importantes, avec le mensonge des contre-vérités et des complotismes, avec la menace comme une épée de Damoclès du réchauffement climatique, avec l’élection de gouvernements prêts à s’affranchir de l’état de droit et favorisant la loi de la jungle d’un libéralisme sans morale, avec la maladie et les souffrances qui frappent comme hier, les descriptions apocalyptiques des Ecritures n’apparaissent pas comme des prédictions ni la révélation d’un avenir de catastrophe. Elles sont la description, assez exacte, de ce que nous vivons. « Cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive. » Nous ne savons ni le jour ni l’heure, mais nous y sommes.

Les habitants d’Ukraine, de Gaza ou du Liban, et de tant d’autres endroits ; les femmes en Afghanistan ou en Iran ; les migrants aux portes des pays riches ; ceux à qui l’on annonce un cancer en phase terminale, la mort sur la route de leur enfant, etc. Cela s’abat sur eux telle la fin du monde. C’est la fin du monde.

Alors même que les discriminations en raison de l’origine sociale, ethnique, ou de sexe sont contraires à la loi, il n’apparaît pas anormal de tenir des propos racistes, anti-pauvres ; c’est une opinion parmi les autres et la liberté d’opinion doit être respectée. On est en démocratie, oui ou non ? Des chefs d’états ou des ministres, ce qui est contraire non seulement au droit mais à la réalité même de civilisation, assènent des contre-vérités et tiennent des propos discriminatoires en toute impunité. Le fascisme n’est plus tant une idéologie que le libéralisme débridé plébiscité par ses victimes, des moutons qui se plaignent des chèvres et demande au loup de veiller sur eux !

On sait que cela mène dans le mur, et l’on y va, comme en 14, la fleur au fusil. On se suicide par haine non de la vie mais de l’autre, par ressentiment. Qu’il crève ! J’en réchapperai puisque je suis dans mon droit. Il n’y a pas besoin d’être savant pour savoir que l’hiver sera remplacé par le printemps. Les branches tendres du figuier annoncent le printemps. Sauf que là, c’est un hiver de mort, sans printemps.

Le Dieu de Jésus, certes non exclusivement, met en crise ces discours et pratiques. Il inscrit au cœur du mal et de la terreur qu’ils n’ont pas lieu d’être. La loi du plus fort ne relève pas du droit. Les pauvres ont les mêmes droits que les nantis, ou plutôt, le droit du plus fort n’est pas différent de celui du paria. La dignité humaine n’est pas affaire de mérite mais de vie. Disons les choses à l’extrême, de façon outrancière. La vie d’un criminel vaut autant que celle d’un saint. Or ni les parias ne sont criminels, ni les puissants des saints.

Le Dieu de Jésus par sa simple obstination, sa simple fidélité ‑ « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » ‑ est dénonciation de ce que nous vivons. Il appelle un chat un chat parce que mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur de ce monde. Nous vivons apocalyptiquement. Le déchaînement du mal fait espérer que la parole de Jésus ne passe pas. C’est une nécessité pour tous ceux qui agonisent. C’est, avant la gloire de Dieu, la dignité des humiliés qui est en jeu. Avec le Dieu de Jésus, la gloire de Dieu est exactement la même chose que la dignité des humiliés, l’homme vivant, dit Irénée.

Le mal et son déferlement n’annoncent pas la venue de Jésus, son retour et la fin du monde. Ils sont cette fin et la venue de Jésus dénonce ce que nous vivons pour ce que c’est ‑ la fin ‑ quoi qu’on dise. Plusieurs, croyants ou non, vivent en rupture, parce que préparer demain, prévoir une retraite pour dans trente ans ne fait tout simplement pas sens. Ils n’ont pas d’enfant, non par égoïsme, mais parce que la terre n’est d’ores et déjà plus habitable pour trop d’entre nous. La vie monastique ne s’y prend pas autrement pour dire le monde nouveau, ici et maintenant.

On veut croire autre chose, on ne veut pas voir la fin, d’où la nécessité d’une apocalypse, révélation. On passe son temps à se divertir, un peu d’aspirine pour soigner le cancer, une prière pour renverser le mal ! « Il faut encore, coûte que coûte, divertir le peuple, substituer à notre regard, un monde qui s’accorde à nos désirs, même et surtout lorsque tout craque, tout flambe, lorsque l’inquiétude règne, que l’ennemi menace, que les boys sont au loin sous la mitraille et qu’il se prépare – notre regard – à s’effarer d’horreur, à ne plus savoir où se poser pour l’éviter. » (M. Larnaudie, Notre désir est sans remède, roman)

Les puissants promettent un autre monde, le paradis, bientôt mais après. Ils ne sont pas magiciens et ne peuvent changer les choses puisqu’ils ne veulent surtout rien changer mais continuer à se régaler et à s’engraisser de ce qu’ils s’approprient par le sang des autres. On commue l’altermondialisme, l’universalisme, le village-monde tant décriés en haine de ce qui n’est pas moi et pour moi. Jésus convoque ici et maintenant un nouveau monde. C’est au cœur du mal, la dignité imprescriptible par le seul fait d’être de l’humanité. Ce n’est pas qu’une question de partage ou de confort, ce qui ne serait déjà pas rien. Cela concerne l’humain de et en l’humain, le divin dans l’humain si l’on veut.

08/11/2024

« Ce qui n’est pas » Mc 12, 35-44 (32ème dimanche du temps)

 

Cathédrale Auxerre, 11ème


Une fois encore, les liturges découpent le texte à l’encontre du principe de la lecture continue. Entre ce que nous avons lu dimanche dernier et les textes d’aujourd’hui, trois versets de la polémique contre les scribes ont été supprimés. Pourquoi ?

On vient de quitter un scribe qui pense que Jésus parle bien, admirant sans doute davantage sa puissance rhétorique que le contenu du propos, ce qui le fait se retrouver, à son corps défendant, pas loin du Royaume. C’est le comble ! Un de ceux qui ne tiennent pas à être disciples, tout au contraire, n’est pas enrôlé de force, certes, mais se trouve en affinité avec le Royaume que Jésus annonce, rend présent, constitue.

Et voilà que la foule à son tour se délecte des paroles de Jésus dans la controverse avec les scribes. Une affaire d’exégèse rabbinique, typique du recadrage que Jésus opère, ouvrant les Ecritures à un inouï soigneusement évité, esquivé. Pensez donc, non seulement on peut n’être pas loin du Royaume, mais plus encore, ce n’est pas de David que le Messie serait fils ‑ ce n’est pas « David, notre père », « la religion de notre père David » ‑ mais du Père, au point que pour David, le messie est Seigneur.

La proximité avec Dieu est intempestive, sacrilège, attentat à sa sainteté : le Saint, le miséricordieux ne peut se mêler avec la racaille de la foule, ni avec les scribes qui dressent un cordon sanitaire entre la divinité et les pécheurs, ni avec le messie qui demeure un homme. Le dessein de Dieu, ne cesse de penser et vivre Jésus, c’est au contraire que Dieu prend plaisir à s’encanailler avec les pécheurs, leur ouvrant les portes du royaume, la table du festin, qu’ils soient pratiquants ou non, croyants ou non, pauvres ou non, salauds ou non.

Quel scandale ! Même en prison, il y a des parias, des détenus qui ont commis pire que les autres. Vrai ou pas, ils permettent à chaque condamné de se croire finalement quelqu’un de bien. Est-ce qu’abaisser l’autre nous tient plus haut ? Ne serions-nous pas plus hauts à fraterniser avec tous ? Quoi qu’il en soit, où que nous soyons sur l’échelle morale et sociale, le Royaume est proche, même d’un scribe qui récuse ce royaume !

Notre texte enfonce le clou. Les apparences ne sont que mensonges, dissimulation. Tu ne te crois pas aussi pécheur que l’autre, voire, tu te crois juste, mais comme le pire des salauds, tu manges le bien des veuves ! A coup sûr, le genre de propos pour se faire des amis ! Ni les foules ni l’un ou l’autre scribe ne prennent plaisir à l’écouter et tous, comme devant l’adultère, se retirent, en commençant pas les plus respectables, les plus âgés.

Nouvelle vignette après les précédentes : voilà la veuve qui entre en jeu. Elle ne peut cacher sa misère. Intrue, elle est là dans son dénuement, son abandon. Elle n’a plus rien à perdre. Cette moins-que-rien a l’audace de venir au temple. Elle s’approche du Saint. Elle est en acte, en personne, la prédication de Jésus. On comprend que Jésus soit plein d’admiration. Elle le conforte par sa vie dans ce qu’il essaie, lui, de percevoir de Dieu. Le Royaume s’est approché, le Saint prend son plaisir, lui aussi, non dans des astuces de rhéteurs, les bons-mots et réparties, mais dans la proximité avec ce qui est rien. Mè onta, dit l’épître aux Corinthiens.

Des gens qui n’ont plus rien à perdre, nous en connaissons. Certains, baroud d’honneur, tentent le tout pour le tout quitte à détruire autrui. D’autres consentent à exister tels qu’ils sont, dans leur indigence qui n’est pas seulement pécuniaire, mais morale, sociale, théologale. « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu. »

La veuve, en qui Jésus se voit comme dans un miroir, est « ce qui n’est pas » pour renverser ce qui compte, les forces de ce monde. Les cavaliers de l’Apocalypse se lancent à l’assaut de la paix pour détruire, tout asservir. Le fascisme gagne et le pire du XXème siècle paraît être notre destinée, irrémédiablement, irréversiblement. On sait que c’est folie, mais on refuse de ne pas y aller ! Le cavalier blanc parmi les autres refuse d’abandonner la route des pécheurs et inscrit dans la horde sanguinaire l’interdit du seul mal, du dernier mot au mal. Il donne comme la veuve tout ce qu’il a pour vivre pour que le monde ait la vie.

07/11/2024

Alain Guiraudie, Miséricorde (film)


Le film prend l’allure d’une enquête policière. Le spectateur assiste au meurtre, connaît l’assassin et le contexte. Assez facilement, compte-tenu des premières minutes, on trouve le criminel plutôt sympathique, on est porté à interpréter le meurtre comme légitime défense ou comme accident et à espérer que le meurtrier ne sera pas démasqué, car rarement, au cinéma ou en littérature, on suspend méthodiquement son jugement. On entre sans l’avoir décidé dans la volonté de taire. On participe fictionnellement au non-dit.

Les non-dits, ils sont nombreux. Le film ne les révèle pas mais montrent leurs conséquences : ils tuent, ou du moins font crever, laissent crever. Pourquoi le protagoniste veut-il une copie de la photo du défunt ? Pourquoi celle-ci, en maillot de bain, et non une autre où il serait habillé ? Pourquoi lui était-il tant attaché ? Quelles sont les relations passées et actuelles entre les différents personnages ? On n’en sait rien. Le film de ce point de vue est une non-histoire, sans doute comme la vie, où l’on ne sait que si peu de ce que les autres désirent et pensent réellement. On se fait des films, on imagine, on vit dans des films. On suppose ou devine qu’il y a du désir que l’on ne connaît qu’à partir de la reconstruction que l’on en fait à partir de ce que l’on comprend comme leurs effets, ce qu’ils font faire et ne pas dire.

Dans L’inconnu du Lac (2013), Alain Guiraudie filmait déjà le désir, comment il met en mouvement. « Ne sous-estimez pas la force du désir. » Il y avait peu de paroles, mais passage à l’acte, rien ne semblait pouvoir l’entraver si ce n’est la mort, eros et thanatos. Cette fois, un interdit social ou ecclésial le retarde et l’empêche, mais c’est encore la mort, et deux cadavres ! Ou passe le désir ? Les femmes mises en scène ne disent pas le leur au point de paraître ne pas en avoir. Le pastis et les bagarres occupent la place et le relèguent, qu’on ne veut dire, auquel on ne sait pas parvenir. Seule une omelette aux morilles est délectable, mais les champignons ont poussé juste là où le cadavre a été dissimulé… Comment s’en régaler si ce n’est à tout ignorer ou feindre ? Comme si la censure du désir, absente au bord du lac ou omniprésente dans la forêt était toujours fatale. Guiraudie filmera-t-il un jour si le désir est dicible, si l’on peut négocier avec lui – le sien ou celui d’autrui ‑ et ne pas mourir. Le biblique « on ne peut voir Dieu sans mourir » devient « on ne peut désirer sans mourir ».

Et la miséricorde ? Ce serait celle dont chacun est capable ou non vis-à-vis de son propre désir et de celui des autres, ce qu’il s’autorise ou non, ce qui serait ou non moral, socialement acceptable. Dans ce qui pourrait paraître laxisme, le prêtre demeure vivant et vivifiant malgré la stérilité de son état de vie, du moins empêche-t-il un peu la mort. Il semble sans illusions ni sur lui-même, ni sur la femme du défunt, ni qui que ce soit, lucidité qui lui fait connaître le meurtrier. En outre il ferme à ce dernier la voie, si c’en est une, du suicide. Crime et châtiment dans le huis clos dans un village de l’Aveyron.

Comment chacun se débrouille-t-il avec lui-même, avec sa conscience, par rapport au mal qui l’habite, dont il se rend coupable ? Est-il possible de se débarrasser de ce mal ? Peut-on vivre avec ? Il y a des crimes qui apparaissent tels, et des assassinats que l’on ne considère pas tels, dont on s’accommode fort bien. Une condamnation est-elle nécessaire pour vivre après le mal ? La prison ou la mort ne réparent rien, ne ressuscitent pas le mort, ne rétablissent pas les victimes dans leur intégrité physique ou morale. De quoi est-on personnellement responsable ? Qui est libre dans les rets nauséeux et mortifères des secrets de famille ou de voisinage ?

03/11/2024

A propos du célibat ecclésiastique comme d'un charisme

Je lis une présentation amicale du livre de Marie-Jo Thiel, La grâce la pesanteur, Le célibat obligatoire des prêtres en question, DDB 2024. Je m’empare du propos, non pour commenter ou contester ou acquiescer aux thèses de l’auteure. Cela viendra si j’en entreprends la lecture. Mais la présentation que je lis emploie une expression que je conteste fermement et qui me semble fausser irréparablement la réflexion. Je ne sais pas qui de l’auteure ou du chroniqueur parle du célibat comme d’« une ‘‘grâce" qui n’est pas accordée à tous ». Cette manière de parler pour courante qu’elle soit est plus que problématique. Elle continue de propager la mythologie de la grâce comme un truc que Dieu donnerait à l’un et pas à l’autre, selon son bon vouloir, selon un arbitraire. Tiens, à lui je donne ça, à elle non, à lui certainement pas, mais autre chose ou… la disgrâce.

C’est quoi cette affaire ? Quelle anthropologie théologique et plus encore quelle vision de Dieu, quelle théologie !

Dieu ne donne à personne ni la grâce du célibat ni quoi que ce soit. Dire Dieu donne, signifier Dieu se donne lui-même, il est le don et le donateur et l’acte de donner. (Ainsi dit la préface pascale avec le vocabulaire sacrificiel de l’épître aux Hébreux : il est l’autel, le prêtre et la victime.)

Donc si quelqu’un a le don du célibat, c’est comme celui dont on dit qu’il a le don, le talent d’un artisan, d’une cuisinière, d’une écoutante. Elle est douée, il est doué, doté(e) si l’on veut. Ne se pose pas la question de qui l’a doté(e), mais plutôt de la possibilité ou non qu’a la personne de développer cette disposition.

Le reste relève d’une rhétorique pieuse et surannée qui, bel exemple, fait que l’annonce chrétienne ne fait pas sens, et pas seulement pour ceux de "l’extérieur", mais même pour les plus déterminés qui se pensent disciples. (Ils ne peuvent plus que répéter comme des perroquets le catéchisme, le brayant plus fort que tous ceux qui interrogent, le brayant d’autant plus fort qu’ils ne sont plus assurés dans leur foi, confondant le catéchisme et la foi.) Le reste, donc, est blanc-seing donné à tous ceux qui maintiennent l’obligation délétère du célibat.

Si l’on veut parler des charismes, il faudra que cela soit dans le cadre de cette anthropologie théologique. Il est effectivement des gens divers et leurs différents talents sont une chance pour la communauté humaine où ils vivent. J’avoue cependant ne pas bien comprendre ce que serait le talent de célibataire, alors qu’il y a assurément des talents de musiciens, de médecins, d’enseignant, d’organisateur, d’écoutant (au masculin et au féminin, cela va de soi). Pour quelles raisons quelqu’un choisit ou subit le célibat, ou croise telle personne avec qui faire sa vie ? Hasard des choix transformés en destin. Peut-être même que pour être un bon époux et parent, il faudrait savoir vivre célibataire, et réciproquement. Depuis l’ère du soupçon, la découverte de l’inconscient, les conditionnements sociaux-économiques, les précompréhensions idéologiques, il n’est plus possible de parler des choix de vie dans la transparence naïve d’un « on était fait pour ça ». C’est toujours aussi pour répondre à nos failles et combler ou non celles d’autrui que l’on choisit tel état de vie, tel partenaire. L’amour n’existe pas à l’état pur, il est toujours aussi une manière de se soigner, de s’ignorer, de s’illusionner. Il n’est pas que cela, certes. Et il arrive que tout cela puisse rendre heureux ou malheureux.

Le célibat tout autant que la vie de couple sont pour beaucoup une pesanteur. Combien désespèrent de trouver un conjoint qui leur soit accordé, ou constatent qu’ils n’ont guère trouvé leur joie dans l’attelage qu’il ont formé avec un autre. La grâce et la pesanteur, ce sont celles de ce que l’humain fait avec l’autre parce qu’"il n’est pas bon que l’homme (l’Adam, en hébreu, l’humain et non le mâle) soit seul". Et sans doute choisissons-nous peu cet état, un peu seulement ; il s’impose plutôt. Dans les cultures et l’histoire, la constitution du couple, comme la destination à un sacerdoce, est finalement que récemment une histoire de choix. Pendant des siècles et encore maintenant parfois, la vie religieuse féminine est une manière d’échapper à la servitude matrimoniale. On comprend qu’il y ait moins de religieuses en Occident où d’autres manières d’y échapper sont possibles. On n’est plus "femmes de mauvaises vie" à n’être à aucun homme. On comprend que beaucoup d’homos puissent choisir d’être prêtre ou religieux. Cela n’est plus complètement nécessaire dans des sociétés où l’homosexualité, même contestée, est juridiquement protégée par des droits et l’interdit des discriminations en raison de l’orientation sexuelle. Le célibat consacré ou disciplinaire ont été dans l’Eglise pendant des siècles et le sont encore pour certains pays une possibilité de dire non au mariage pour des femmes comme pour des gays. La crise des vocations, comme l’on dit, est aussi une affaire de contexte historique. On n’a plus à échapper au mariage, pour des femmes ou des gays puisqu’il n’est désormais plus impossible soit de vivre seule, soit de s’unir à quelqu’un du même sexe. On peut échapper aux impératifs sociaux autrement que par ce type d’engagements, parce que la contrainte sociale a disparu ou du moins, s’est fait moins imposante.

Le célibat, consacré ou non, mais choisi, est une forme de protestation, ou du moins d’affirmation de liberté par rapport à la nature et la culture. Non, le but de l’humain n’est pas de se reproduire. Oui, l’humain a le choix contrairement aux animaux, de vivre une sexualité autre que reproductive.

De façon majoritaire, et la nature humaine et la société poussent chacun(e) à la vie en couple. Beaucoup disent encore que s’il n’en était pas ainsi, l’espèce humaine ne se reproduirait pas. C’est l’argument souvent avancé pour contester les droits des personnes homosexuelles : Si tous avaient été homos, nous, toi et moi qui bien sûr ne le sommes pas, ne serions pas là ; preuve que l’homosexualité n’est pas admissible (sic !).

Le célibat apparaît comme une contestation de cet ordre de nature et de société. Il est une provocation, un pied de nez. J’ajouterais au même titre que les couples de femmes ou d’hommes homosexuels au risque de rendre mon discours inacceptable aux oreilles de certains. L'homosexuel oblige à concéder qu'il existe de l'autre à l'hétérosexualité, pensée comme chiffre de la différence et de l'altérité. Inconséquence de se faire les champions de l'autre quand on refuse l'altérité de l'homo. 

Le célibat provocation, pro-vocation appel par devant, c’est tout compte fait traditionnel, au meilleur sens du terme, ou du moins au sens théologique du terme. Protester au nom du Royaume contre les évidences soi-disant naturelles et sociales. Non, homme et femme, ensemble, en couple, vous n’êtes pas la complétude. Non, homme et femme, ensemble, vous n’êtes pas l’accomplissement de l’humain. (Cela dit, il y en a plein de gens mariés, qui le savent, vu ce qu’ils en bavent dans le couple, vu que certains couples ne sont pas féconds et prennent dans la figure ce handicap.) Le célibat, comme la stérilité vient provoquer l’évidence du couple hétérosexuel. Non, il n’est pas l’idéal de l’accomplissement, il est d’autres formes d’accomplissement, notamment à travers la stérilité choisie ou subie, qui ne sont ni supérieures, ni inférieures.

Même dans un couple, idéal, fidèle, pour toute la vie, heureux, fécond, non concerné trop frontalement par la mort ou le destin « déviant » de certains de ses enfants, ça manque. Il y a la béance laissée par et pour Dieu. Le célibat consacré est signe du Royaume, en creux. Il manque celui qui doit venir. Il manque et l’on reste seul, même dans l’idéal de la famille la plus heureuse. Ce célibat n’est pas là parce que l’amour de Dieu comblerait, ni ne ferait de la famille et de l’union des corps un succédané du véritable amour, divin. Il est à penser non comme un plus, d’un surhomme qui a tout donné (la preuve, il aurait renoncé au sexe ! faut être obsédé sexuel pour que renoncer à la génitalité signifie tout donner), mais comme un manque. Il est douleur, parce qu’il n’est pas bon que l’humain soit seul.

Un argument de convenance, mais rien de plus, peut lier célibat en vue du Royaume et ministère presbytéral, comme il peut lier célibat en vue du Royaume et baptême. Cela ne s’impose pas, mais permet de vivre la dimension prophétique que l’on reconnaît au baptême, comme, même si cela est très récent à travers les tria munera, au presbytérat. Le problème pour ce ministère, outre qu’il faudrait vraiment étudier la pertinence des tria munera à son propos, c’est qu’associé au gouvernement, à l’institutionnel, on a un peu de mal à voir comment cela est compatible avec la prophétie. C’est assez rare que prophétique et institutionnel aillent de pair. Je me plais à penser Jésus comme chassant les vendeurs du temple et contestant comme les prophètes, les évidences replètes. Ça lui va bien à Jésus d’être célibataire. Il aurait pu être marié, c’est sûr, et accomplir la même mission. Mais, argument de convenance, son célibat convient bien à ce que le Royaume indique de contestation de l’ordre naturel et social. C’est une affaire baptismale. Jésus est un laïc, il n’a jamais été sacerdote (et le vocabulaire sacerdotal de l’épître aux Hébreux pour pertinent théologiquement qu’il soit n’a pas prétention à être historique.)