25/01/2023

Gioachino ROSSINI, Moïse et Pharaon (opéra)

Le bel canto en français et sur un sujet biblique. Cela étonne. Est-ce que cela emporte l’adhésion ? Telle n’est pas vraiment la question. Le Festival 2022 d’Aix-en-Provence a présenté la partition dans la mise en scène de Tobias Krazer. Clément Lonca, tout jeune chef et assistant du chef attitré la dirigeait le 24 janvier à Lyon. Ce n’est pas rien de découvrir ce Rossini assez peu connu, qui écrit un opéra en français, qui se montre créatif pour des solistes, bien sûr, mais pour les chœurs et encore pour l’orchestre. Le postlude en particulier et la musique de ballet sont vraiment superbes.

Au terme du premier acte, on se demande où est le récit biblique. L’intrigue amoureuse semble faire oublier le texte et il n’y a que des relents de nationalisme mâtiné de fanatisme religieux. Mais le livret ne développe ni un énième Roméo et Juliette, ni un opéra religieux (c’est tout juste si le personnage de Moïse en est un, qui n’a aucun air, seulement des récitatifs, comme s’il ne pouvait appartenir à l’ouvrage). Le metteur en scène choisit la dimension politique comme ressort du drame, lorsqu’un peuple opprimé réclame et lute pour sa libération.

Ce n’est pas pour rien que les chœurs tiennent une telle place dans la partition. Il y en a deux, un pour chaque camp, Egyptiens et Hébreux, mais encore, ils campent chacun un personnage collectif aussi important que les solistes dans l’équilibre de la partition. Et l’on se met à comprendre que le texte biblique n’est pas si éloigné. L’amour contrarié du fils de Pharaon avec une fille des Hébreux expliquent les atermoiements du roi d’Egypte. Voilà le sujet, hier comme aujourd'hui, la trahison des traités internationaux au gré des intérêts des puissants. Le passage de la Mer Rouge a beau être le sous-titre de l’opéra, il n’arrive qu’à la toute dernière scène du dernier acte.

Alors devient sensé que les Hébreux soient des réfugiés, entassés dans un camp aux frontières du monde des puissants et que les Egyptiens campent, si l’on peut dire, le monde de l’opulence et de la force, la force de la richesse et des techniques. Point trop d’interventions divines. Certes la machinerie opératique du XIXe se régalait d’un style péplum. Ici, parce que l’on ne peut plus y croire ‑ et sans doute est-ce préférable pour le matricule divin ‑ les cataclysmes d’un réchauffement climatique suffisent à actualiser les plaies d’Egypte, arrogance d’une société et de ses puissants, qui se croient invulnérables.

Fallait-il que la vidéo montre la noyade ? Le pléonasme est toujours inutile. Le déplacement des réfugiés au milieu de la salle pour la prière finale aurait suffi à dire leur libération alors que l’orchestre se chargeait de raconter l’effondrement du système d’oppression. D’autant que le metteur en scène lui-même n’y croit pas. Il a l’heureuse idée de montrer pendant le postlude, sur une plage, les riches vacanciers continuer leur mode de vie. Ils ne sont pas morts.

La libération n’est pas tant une prise de pouvoir qu’une volonté de sortir de l’horreur. La théologie de la libération a écrit comment les opprimés pouvaient trouver dans l’Exode leur force, non par la magie d’un Deus ex machina, mais par la capacité à se relever, se tenir debout, humains, vivants. L’intelligence de la victime permet de renverser le monde au-delà du ressentiment. Ce sont les dieux tutélaires des nationalismes qui doivent être avalés par la mer.

 

 

 

Gaëlle JOSSE, La nuit des pères (roman)

La violence des pères. Dans les prisons, il y a bien quelques mères infanticides ou maltraitantes. Mais on ne compte plus les pères. Les meurtres sur conjointes ne diminuent pas par exemple. Plusieurs de ces hommes condamnent la violence contre ceux de sa famille, mais sont pris dans la contradiction où les placent leurs actes.

Dans le roman de Gaëlle Josse, la violence n’est pas physique. C’est celle de l’ignorance et des cris, de la peur de chaque minute de déclencher un cataclysme parce qu’on aura été milieu du passage ou du regard du père. C’est la quasi impossibilité du père, refilée comme une maladie héréditaire, d’être seulement sensible ; la fuite s’impose qui fait un refuge de l’univers du travail. Et ça bousille des vies, celles des enfants, celle du conjoint, celle du père. L’autrice raconte l’histoire d’un père, mais intitule son texte Nuit des pères.

Il y a-t-il une possibilité de stopper la violence ? Y a-t-il une possibilité de mettre fin à ses conséquences ou au moins de les endiguer ? Dans quelle famille ne se posent ces questions, ou ne devraient-elles se poser ? On apprend la raison de la violence du père. Cela le rend plus humain. Est-ce assez pour comprendre pourquoi il n’a rien fait pour essayer de sortir de sa violence ? Est-ce assez pour pardonner ou se réconcilier ?

Les éditions Noir sur Blanc, Paris 2022

  

20/01/2023

Théo BOURGERON, Ludwig dans le living (roman)

Théo Bourgeron, Ludwig dans le living, Gallimard, Paris 2022

 

Une histoire aux frontières du polar, de l’anticipation et de l’absurde, le roman de Théo Bourgeron décrit notre monde.

Comment ne pas voir l’évidence ? Le monde s’efface, comme s’il était bouffé par pans entiers. Il laisse des trous que personne ne semble voir, qui n’étonne pas. Même l’anti-héros qu’est le personnage principal ne se rend pas compte de l’étrange par exemple d’un RER qui n’arrive jamais. Mais qui cela étonne-t-il en 2022 ? Alors en 2032, pensez donc ! La catastrophe n’est pas nommée, mais l’on peut penser à l’effondrement de la biodiversité, la fonte des glaces qui laissent des trous béants. Mais la vie continue comme si rien n’était.

Qui est cet ogre ? Ludwig Wittgenstein. On pourra se demander pourquoi lui plutôt qu’un autre. L’auteur ne le dit pas. Dans une interview, il avance que Wittgenstein lui est comme refilé par le réemploi romanesque qu’en fait Thomas Bernhard. Il me semble qu’il y a tout de même plus, une question au cœur de la réflexion du philosophe, l’évidence, la tautologie et la logique. Et personne ne voit rien. Ce n’est pas seulement l’indifférence face à la catastrophe, mais l’interdiction de voir le problème. Les lanceurs d’alerte passent pour des fous, sont inquiétés par la police, parfois incarcérés. Sans doute aussi, le côté abscons du texte wittgensteinnien rend logique, si l’on peut dire, que personne ne comprenne rien à ce qui se passe.

N’est-ce pas ce que beaucoup pensent, ou ont longtemps pensé : il absurde de dire que le climat change, aussi incongru que le retour de Wittgenstein quatre-vingts après sa mort, buvant des quantités de litres de lait. Parallèlement au changement climatique, c’est aussi le bouleversement des conditions sociales dont parle le roman. Le protagoniste est chercheur en philosophie mais ne vit que grâce à son emploi de responsable de rayon dans un supermarché de ville. Un post-doc ne trouve pas de boulot et après des années de courses à ce qui est rentable, c’est normal qu’il occupe le bas de l’échelle sociale. L’exploitation de la nature au point de la détruire est la même que celle des salariés, quel que soit leur niveau d’étude.

Avec les exploitations, il est d’autres choses qui nous bouffent, d’autres ogres, comme le discours savant de la recherche et tout ce qui est susceptible de nous obnubiler, obséder. Personne n’échappe au néant qui le happe, à moins peut-être de se livrer à l'autre, ce dont le protagoniste ne semble pas avoir la moindre intuition quoi qu'il en soit des stimuli sexuels.

J’exagère beaucoup à réduire le texte à une thèse. C’est trop peu. Le roman nous promène, nous emmène, et l’on pourrait ne pas même se rendre compte que derrière l’absurde se joue ce que nous vivons.

Ludwig dans le living par Bourgeron