27/11/2020

Nous devons veiller (1er dimanche de l'avent)

Nous nous retrouvons après trois semaines de suspension des cultes pour ouvrir une nouvelle année liturgique. Le confinement a commencé il y a un mois, et est loin de toucher à son terme. Cette épreuve que nous traversons avec le monde entier depuis bientôt un an, nous transforme-t-elle, et comment ?

Nous vivons le manque. Certains le connaissent jour après jour, qu’il s’agisse de la pauvreté, de la solitude, du cœur ou de l’esprit rétréci. Ces semaines de confinement sont marquées par la privation des amis, de la famille, les petits-enfants ou grands-parents. C’est l’impossibilité de fréquenter les bars et restaurants, lieux de convivialité. C’est la fermeture des clubs sportifs, des activités culturelles, et j’en passe. Nous manquons des autres ; vivre sans eux, c’est survivre. Et beaucoup sont sont sortis des radars, que la pandémie a fait disparaître des préoccupations. Il faut la violence policière pour que l’on parle des migrants. Pourrions-nous retenir de ces semaines de confinement notre faim des autres ? Pourrions-nous enfin être convaincus que l’homme ne vit pas seulement de pain ni de consommation ? Pourrions-nous ne pas oublier aussitôt cette faim et cultiver nos relations comme on prépare un repas de fête ? Nous devons veiller.

Ce manque de vie sociale est particulièrement profond pour certains, les personnes déjà seules, les jeunes qui voient en outre leur légitimes projets tomber à l’eau. Si être jeune c’est se projeter, que deviennent les jeunes aujourd’hui ? Est-il admissible que les personnes âgées dépendantes, en fin de vie, pour gagner quelques mois voire quelques années de vie, ne puissent quasiment pas être visitées, soit empêchées au nom de la survie ? Comment accompagnons-nous les uns et les autres ? Nous devons veiller.

Le manque, c’est bien sûr le manque de pain et la pauvreté. Et nous savons que la situation sanitaire a aggravé la précarité de nombreux concitoyens. Qu’as-tu fait de ton frère ? Pouvons-nous ne pas entendre cette faim ? Chacun de nous est invité à réfléchir à ce qu’il peut faire, en s’engageant, y compris ou seulement, financièrement. Nous devons veiller.

Nous vivons la privation de liberté. Elle n’est certes pas totale et les comparaisons faites ici ou là sont souvent scandaleuses. La liberté est assurément une dimension constitutive de la démocratie. Certains imaginent qu’à s’en remettre à un homme providentiel qui prendrait, plus ou moins autoritairement, les bonnes décisions, on tiendrait la solution. Au contraire, gouverner c’est associer les corps intermédiaires, les élus locaux, etc. Certains alertent contre la réduction des libertés, alors que la loi facilite un libéralisme toujours plus dérèglementé. Nous devons veiller.

La liberté certes ne se réduit pas au cadre civil, et le confinement a pu montrer les chances et les limites de chacun pour cultiver sa liberté intérieure. Jean de la Croix lie expressément la dépossession à la liberté. Il y a des manières d’être attachés, de tenir à ceci ou cela, qui entament notre liberté. Nous devons veiller.

Le confinement et la pandémie nous ont confrontés à la mort, de façon collective et parfois aussi très personnellement. Ne pas se préoccuper de la mort s’est avéré impossible depuis plusieurs mois. Entre liberté et sécurité que devons-nous privilégier ? La santé est assurément un bien, un bien fondamental. Est-elle le plus grand bien auquel tout doit être relativisé ? Qu’est-ce que vivre pour nous ? Nous devons veiller.

Le confinement nous confronte encore à notre compréhension de la vie de foi. Nous savons qu’elle est communautaire et personnelle. Comment avons-nous pu vivre ces dimensions pendant ces semaines ? Comment avons-nous su vivre la charité, vivre de la charité ? Comment avons-nous pu organiser notre prière ? Pour ceux d’entre nous qui fréquentent habituellement l’eucharistie, qu’est-ce que la privation de la célébration nous aura fait découvrir de cette célébration ? Comment notre attachement au Christ en est ressorti fortifié ? Je n’imagine pas qu’il ait été diminué s’il est vrai que les épreuves vérifient la qualité de notre foi ? Ces questions éveillent notre attention. Nous devons veiller.

Par sept fois, une rapide relecture de ce nouveau mois de confinement et plus largement de l’année écoulée aura été l’occasion de nous interroger sur notre veille, sur le devoir de veiller. Ces injonctions – nous devons veiller – pourront-elles être comprises comme une déclinaison de l’appel évangélique de ce jour : Veillez ! (Mc 13, 33-37)

19/11/2020

Dieu n'est pas où on l'imagine Mt 25, 31-46 (Le Christ roi)

La parabole dite du jugement dernier (Mt 25, 31-46) est construite sur l’incognito. « Quand nous est-il arrivé de te voir ? » Si d’aventure on rencontre le Seigneur, on ne le reconnaît pas. Dans la parabole, ceux qui l’ont croisé ne l’ont pas su. Personne ne reconnaît le roi. Il a manifestement l’habitude de sortir incognito. Ce n’est pas une habitude, c’est sa manière d’être. Jésus passe incognito. Il est « l’incognito du Père » comme dit Bonhoeffer.

Et c’est bien notre expérience, on ne rencontre pas le Seigneur Jésus au coin de la rue, ni même à l’église, dans les sacrements ou dans le repli de sa chambre Au mieux, peut-on ruser avec l’incognito, et la parabole indique comment : il faut aller là où il se trouve ! Vous pardonnerez cette lapalissade, mais il semble que nous ne l’ayons pas entendue.

Une stratégie déjoue l’incognito. A défaut de le voir, sa présence est assurée dans le service des affamés, assoiffés, étrangers, sans vêtements, malades ou prisonniers. La liste n’est pas exhaustive ; elle indique la présence du Seigneur, les pauvres. Ce n’est pas qu’une question d’argent, mais d’exclusion sociale, hors des relations sociales, comme la prison et la maladie, comme l’impossibilité d’aimer, comme tous ceux qui sont piétinés par les autres, les enfants violentés.

Les pauvres n’existent pas aux yeux du monde, ils sont incognito, ils ne sont rien, quantité négligeable, comme l’homme des douleurs, le serviteur souffrant. Et « Dieu a choisi ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est. » (1 Co 1, 28)

Si nous savons où et comment rencontrer le Seigneur, nous ne savons jamais quand on l’a rencontré. Les maîtres mettent en garde : On ne sait jamais si on a bien prié, si l’on s’est effectivement tenu en présence de Dieu. La rencontre avec le Seigneur ne peut que nous échapper. Il n’est pas à disposition. C’est une affaire de dépossession. Non pas garder sa vie, et ses idées sur Dieu, mais se défaire de tout pour être libre de le recevoir comme il est, pour le laisser libre de nous rencontrer, comme il veut.

Dire cela dans la situation de suspension des cultes apparaît d’une actualité saisissante. Faudra-t-il dire qu’il faut circuler, que le Seigneur n’est pas là où on le cherche ? La tradition prophétique (Jr 7, 4) pourrait nous y pousser. Imaginer voir le Seigneur sans être au service des pauvres est une tromperie que la parabole illustre manifestement.

Nous sommes conduits à remettre en cause non l’être de Dieu, mais ce que nous pensons qu’il est. Dire son indisponibilité ne signifie pas qu’il serait en voyage, occupé, qu’il faudrait crier plus fort, ainsi que raille Elie. C’est insister sur la nécessité où nous sommes, si nous prétendons le quêter, de renoncer à tout ce que nous savons de lui pour le laisser être ce qu’il veut, de renoncer à ce qui compte, aux yeux du monde, au profit de ce qui n’est pas, les pauvres. Dieu n’est pas ce qu’on imagine. Dieu n’est pas où on l’imagine.

De Dieu on peut faire une idole ; du vrai Dieu on peut se servir, autrement dit, se faire une idole. Relisons le premier testament. La manne ne peut pas être conservée ; elle n’existe qu’à se renouveler chaque matin. Lorsque l’on part en guerre, le bataillon galvanisé par la présence du Seigneur, c’est la déroute et les Philistins se saisissent de l’arche. Le peuple la livre aux païens – sacrilège ! ‑ le peuple s’en sert comme les païens – sacrilège !

Défendre la vérité de la foi est souvent le plus sûr moyen de la piétiner, parce que ce que nous défendons, c’est ce que nous pensons de Dieu, et Dieu n’est jamais ce que nous pensons. Il n’a d’ailleurs nul besoin d’être défendu ! Jésus est mort de ce que ses coreligionnaires pensaient de Dieu. Dieu n’est pas ce que nous croyons essentiel, un savoir, une théorie, un catéchisme, une vérité transcendante. Lui juge essentiel de servir les pauvres. Pour le trouver, il faut aller là où il se tient, là où il sert.

Il y a peu d’invitations à l’adoration, au culte et même à la prière dans l’évangile. En tout cas, elles sont moins nombreuses et insistantes que la convocation au service des petits. Pour Jésus aussi le plus court chemin de soi à soi passe par autrui, et autrui le plus anonyme, le plus incognito. « Etrange condition de ce dieu qui semble n’acquérir un Moi que par la grâce de ces petits ou de ces « moindres » qui n’existent pas » (S. Breton) et lui offrent leur visage où il se laisse deviner en transparence.

14/11/2020

Tu veux honorer le corps du Christ

 Jean Chrysostome, entre 390 et 398, Sermon sur l’évangile de Matthieu (65)

Tu veux honorer le corps du Christ ? Ne le méprise par lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : ceci est mon corps, et qui l’a réalisé en le disant, c’est celui qui a dit : vous m’avez vu avoir faim et vous ne m’avez pas donné à manger, et aussi ; chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Ici, le corps du Christ n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures ; là-bas il a besoin de beaucoup de sollicitude. […]

Quel avantage y a-t-il à ce que la table du Christ soit chargée de vases d’or, tandis que lui-même meurt de faim ? Commence par rassasier l’affamé et, avec ce qui te restera, tu orneras son autel. Tu fais une coupe en or, et tu ne donnes pas un verre d’eau fraiche ? […]

Pense qu’il s’agit aussi du Christ lorsqu’il s’en va, errant, étranger, sans abri ; et toi, qui as omis de l’accueillir, tu embellis le pavé, les murs et les chapiteaux des colonnes, tu attaches les lampes par des chaines d’argent ; mais, lui, tu ne veux même pas voir qu’il est enchainé dans une prison. Je ne dis pas cela pour t’empêcher de faire de telles générosités, mais je t’exhorte à les accompagner ou plutôt à les faire précéder par les autres actes de bienfaisance. Car personne n’a été accusé pour avoir omis les premières, tandis que, pour avoir négligé les autres, on est menacé de la géhenne, du feu qui ne s’éteint pas, du supplice partagé avec les démons. Par conséquent, lorsque tu ornes l’église, n’oublie pas ton frère en détresse, car ce temple-là a plus de valeur que l’autre.

12/11/2020

« Rassasie-nous de ton amour au matin. »

Comment Dieu pourrait-il nous rassasier sinon à être nourriture ? Le psaume 89 est notre prière, être rassasié par Dieu.

Et quelle est la nourriture dont nous régale le Seigneur ? Pour le psalmiste, c’est une évidence, son amour. Nous sommes nourris, nous vivons de l’amour, celui de Dieu parmi d’autres, pourtant tellement autre.

Etre rassasié d’amour c’est n’en avoir jamais assez. Plus l’on est aimé et plus l’on réclame chaque matin cet amour. Il n’y a pas de crise de foie, d’indigestion, ou de surconsommation de l’amour. L’amour ne procède pas par accumulation, mais en se renouvelant. Il se renouvelle chaque matin, comme la manne. Il est comme la source qui s’écoule et irrigue ; toujours nouvelle pour demeurer. Il est don, non comme ce qui est donné, mais comme acte de donner.

Voilà comment le Seigneur se fait nourriture, par son amour.

L’isolement dans lequel nous jette le confinement rend malade voire fait mourir certains d’entre nous, physiologiquement. Dire que l’amour fait vivre, est nourriture, n’est pas une image. C’est un fait biologique.

Les disciples de Jésus sont nourris de cet amour de Dieu (et d’autres aussi), pour peu, il est vrai de ne pas haïr les frères. La haine ou l’indifférence quant aux frères est comme un acide qui détruit la nourriture qu’est l’amour. Il y a aussi des morts, biologiques, de cette haine.

Et comment rendrons-nous au Seigneur tout le bien qu’il nous fait ? En élevant la coupe du salut. L’eucharistie est remerciement, merci (tel est son sens non seulement étymologiquement).

Voilà notre prière en ces jours : « Rassasie-nous de ton amour au matin, que nous passions nos jours dans la joie et les chants. »

Le mérite ou l'amour, la bourse ou la vie Mt 25, 14-30 (33ème dimanche)

La parabole des talents (Mt 25, 14-30) est généralement comprise comme une invitation à faire fructifier les dons que nous avons gratuitement reçus de Dieu ou de la nature. Tes talents ne t’ont rien coûté, tu te dois de rendre en les mettant généreusement à profit.

Une telle lecture, pour commune qu’elle soit, est problématique. Qu’en est-il de l’idéologie qui la sous-tend ? La morale du devoir sur laquelle elle repose est-elle légitime ? Que signifie la gratuité d’un don qu’il faudrait rendre ? C’est le chameau, répond Nietzsche, qui porte, et fait du « tu dois » sa devise… à en crever.

Plus grave. Comprendre la parabole comme une injonction à faire fructifier ses talents, c’est n’avoir pas lu le texte ou se refuser à le lire. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. La liturgie aussi est assourdissante avec une version écourtée et trafiquée du texte !

On remarquera que le troisième serviteur adresse au maître des paroles insultantes, le traitant de voleur. On remarquera que c’est celui qui a le moins de capacités qui est jeté dans les ténèbres extérieures. Se débarrasserait-on des inadaptés à la logique du profit ?

On remarquera qu’à aucun moment le maître a commandé de faire fructifier les talents. C’est une initiative dont la responsabilité revient aux deux premiers serviteurs. Le troisième ne la conteste pas. Certes, la parabole n’interdit pas de penser que c’est ce qu’attend le maître. Elle tend même ainsi un piège au lecteur. Le maître récompenserait les serviteurs qui l’ont bien récompensé, canonisation de la doctrine de la rétribution.

La doctrine du mérite et de la rétribution, c’est que les coupables doivent payer, enfermés en prison ; les autres, nous bien sûr, devons être récompensés d’être des gens si bien ! Cette doctrine nous refile, diaboliquement, une image de Dieu qui empêche qu’il s’agisse d’amour. Basta de la sensiblerie, importent les comptes à régler.

La parabole raconte la catastrophe de la doctrine de la rétribution. Si vous pensez que le maître vous considère selon vos mérites, ce que vous avez fait et que vous prenez grand soin de compter, les capacités qu’il vous a lui-même données, c’est foutu ! Vous ne pourrez que haïr et Dieu et les frères. Haïr les frères parce que vous serez convaincus de toujours faire mieux, ne pourrez que les regarder, eux qui font si peu ou si mal. Tous les jours, nous vivons cela. C’est totalement infantile, compter, toujours, ce que j’ai fait et pas l’autre. Etonnons-nous d’avoir une foi infantile. Haïr Dieu parce que l’idée que vous vous en faites est une insulte. Ce que dit le troisième serviteur pour se justifier est ce que tous pensent. Dieu est exigeant jusqu’au vol, sans mansuétude ! Le contraire de l’évangile, quelle catastrophe !

Même en ayant pitié du troisième serviteur (nous avons acquis des réflexes de défense des petits, au moins rhétoriquement), rares sont ceux qui sursautent et comprennent les propos de ce serviteur sont une insultante accusation de vol. C’est terrible !

Avec Dieu, le mérite est ce qu’il y a de pire. Avec Dieu, la gratuité, si l’on ose l’oxymore, est ce qui compte. Il en va toujours ainsi en amour, avec les enfants, le conjoint, les amis ? C’est pour cela que nous nous sommes « des serviteurs inutiles » ; ça n’a rien à voir avec l’humilité, c’est juste qu’avec Dieu, si ce n’est pas une question d’amour, tout est faux. « Je ne suis pas digne de te recevoir ». Ce n’est pas une question de misérabilisme. C’est juste une question de choix, de conversion, le mérite ou l’amour, la bourse ou la vie.

Hier comme aujourd’hui, on se crispe sur le fait que Dieu aime les pécheurs et mange avec eux. L’Eglise écarte certains, divorcés remariés, homosexuels en couple (mais rien sur les pédocriminels ni les racistes et ceux qui font du fric sur le dos des autres ; ils peuvent tous communier). La prédication de miséricorde de François est rejetée à la hauteur de nos fausses lectures de la parabole.

Le Dieu de la miséricorde, nous ne l’aimons guère, quoi que nous disions, parce qu’il accueille tout le monde. Mais voilà précisément la bonne nouvelle. Franchement, si nous étions jugés au mérite, qui passerait la barre ?