30/10/2019

« Ils ont lavé leurs vêtements dans le sang de l’agneau. » (Toussaint)


« Ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies dans le sang de l’agneau. » (Ap 7, 14) Comment le sang, fût-il celui de l’agneau, pourrait-il rendre blanc comme neige les vêtements que l’on y trempe ? Cet exemple de choc, de télescopage des images, est typique de l’Apocalypse. Plutôt que de chercher à voir ce à quoi cela se rapporterait, historiquement, au premier degré, comme s’il s’agissait d’un reportage, il faut se laisser porter par ce que créent ces glissements ou concaténation de sens.
L’Apocalypse est un évangile, une annonce de la Bonne Nouvelle, ce que Jésus révèle de Dieu et ainsi de lui-même. Cet évangile est hanté par la question du mal ; l’Apocalypse, c’est un évangile malgré le mal, un évangile à partir du mal. Comment la Bonne Nouvelle de Jésus répond-elle à la question du mal ? Comment Dieu, mis en péril par le mal ‑ si Dieu existait, le mal n’existerait pas – peut-il être vainqueur du mal ? Comment Dieu est-il Bonne Nouvelle du renversement du mal ?
Ordre est donné dans le ciel. C’est un messager du Dieu vivant. Il en porte le sceau. Le Vivant interdit tout mal dans le cosmos, dans le monde habité par l’homme. Et la multitude de ceux que le sceau protège est innombrable : la totalité qu’exprime le douze, portée au carré et, pour faire bon poids, multipliée par mille. Le dessein de Dieu est la vie de cette multitude. L’extrait que nous lisons fait passer de cette multitude israélite à une foule immense que nulle ne peut dénombrer, venant de tous les horizons possibles et imaginables. Sans doute est-ce la même foule si, par Jésus, les douze tribus d’Israël sont les prémices de l’humanité rassemblée.
En vue de ce dessein, de cette promesse, une lutte sans merci est engagée contre le mal. On y laisse des plumes, on y laisse sa vie. Jésus meurt et nous aussi. Malgré sa victoire, nous demeurons sous l’emprise du mal, tour à tour bourreau ou victime. Comment semblable évangile est-il croyable ? C’est le défi de l’Apocalypse. L’évangile n’est pas une histoire pour petites enfants, avec happy end !
La racine « témoin » revient dix-huit fois dans le livre. Or cette racine, en grec, c’est martus, qui donne martyr. Le témoin fidèle et véridique, le martyr, c’est Jésus. C’est, par suite, tous ceux qui témoignent de Jésus. Le témoignage ne peut être que faible, pas seulement à cause de la violence, mais parce qu’un témoin peut ne pas être cru, n’a pas de moyen d’imposer son dire.
Les témoins, avec et à la suite de Jésus, sont confrontés au mal, non seulement parce qu’ils sont tour à tour victimes et coupables du mal. Mais parce qu’à la suite de Jésus, la victoire sur le mal passe par le renoncement à l’amour de soi, jusqu’à mourir. Il ne s’agit pas de souhaiter le martyre. Mais si, au nom de l’évangile, jamais nous ne préférons l’amour des autres à l’amour de nous-mêmes, pouvons-nous nous dire témoins de Jésus ? Ce sont les Béatitudes !
Alors que la victoire tarde, les tribulations elles-mêmes en sont l’indice. Le sang des victimes, mêlé à celui de Jésus, blanchit et ainsi range du côté de Jésus, le cavalier blanc. C’est dans la mort de Jésus que la victoire est possible. C’est en voyant expirer Jésus que le centurion en Marc le confesse Fils de Dieu. C’est la théologie du serviteur d’Isaïe. La réplique au mal passe par le don de soi. Préférer y passer plutôt qu’y faire passer les autres, renoncer à l’amour de soi par amour des autres. Vaincre le mal, c’est répondre par l’amour.
Il est immense le peuple de tous horizons qui a refusé et refuse de servir le mal pour combattre le mal, qui refuse la violence pour tuer la violence. Il est immense le peuple qui a lavé son vêtement et l’a blanchi dans le sang de l’agneau. C’est ce peuple de vivants malgré la mort, ce peuple de vivants parce qu’il n’a pas sacrifié au mal et à la mort, ce peuple de vivants que Jésus récapitule et emporte dans une victoire que ce peuple ne pouvait remporter seul, que nous fêtons aujourd’hui. L’Apocalypse chante quelques versets plus loin :
« Ils ont vaincu [le mal, l’accusateur de nos frères] par le sang de l’agneau, par la parole dont ils furent les témoins, renonçant à l’amour d’eux-mêmes jusqu’à mourir. Soyez dons dans la joie, cieux, et vous habitants des cieux. »