24/12/2021

Y'en a marre de (ces discours sur) la famille ! (La sainte famille)

Il y a quelque chose de violent à célébrer la sainte famille dans le contexte du rapport Sauvé. Cette violence n’est pas nouvelle et nombre de ceux qui ont vécu ou vivent la famille comme un calvaire le savent depuis longtemps. Mais la violence prend un tour particulier quand l’entreprise qui s’obstine à canoniser la famille nucléaire a foulé au pied non seulement ce modèle, mais a détruit la vie de millions d’enfants de par le monde.

Certes, il n’y a pas que dans l’Eglise que l’on abuse des enfants, que l’on couvre les prédateurs, mais la moindre décence imposerait que l’on ne la ramène pas, que l’on ne prétende pas faire la morale à la terre entière.

Si mes sources sont bonnes, la fête de ce jour a guère plus d’un siècle, instituée pour toute l’Eglise en 1893. Il n’aurait pas été scandaleux que cette année, ladite fête soit omise. Y’en a marre de ces discours sur la famille !

A moins que l’on se mette à voir dans le trio Jésus, Marie et Joseph, non le modèle de la famille stable et nucléaire, mais celui des familles aux histoires moins linéaires, une mère célibataire, infidèle à son fiancé avant même qu’ils habitent ensemble, un homme juste, naïf ou faible, qui avale la couleuvre, sans doute mordu par un béguin irrationnel, peu raisonnable.

Je résiste avec quelque exégète à voir en Jésus le fils de Marie et Joseph. Ce serait déjà contraire à l’imaginaire catholique. Mais il y a théologiquement plus à penser dans l’adoption par Joseph d’un enfant qui n’est pas le sien, qu’il sauve ainsi avec sa mère de l’opprobre. La généalogie composée par Matthieu souligne plusieurs prostituées ou adultères dans l’ascendance de Jésus, quelques criminels, quelques étrangers. Ce Jésus n’a rien d’un pur selon les normes sociales. L’histoire d’un salut par adoption, cela ne vous dit rien ?

Je résiste à faire de Jésus le fils de Marie et Joseph parce que l’adoption est une dimension cardinale de la foi ; on ne saurait l’effacer des premières pages de l’évangile. Si Joseph est juste avant même d’avoir reçu la justification, est juste avant même d’être sauvé ‑ le salut, c’est Jésus ‑, c’est qu’il annonce (kèrusô) le père de toute justice, le seul juste. Et ce père juste est celui qui fait de nous tous ses enfants d’adoption, qui veut le salut pour tous.

Jésus naît d’une femme sans mari, ce que l’on considère comme une prostituée, ou du moins une fille facile. Jésus fait de ce type de naissance, longtemps appelée illégitime, une naissance elle aussi digne, désirée, un amour qui dure. « Tu es mon enfant bien aimé. » Un baptême !

Si la sainte famille est celle de l’adoption, si la sainte famille est celle d’une généalogie impure ‑ j’emploie à dessein cet adjectif, comme réminiscence de la limpieza de sangre ‑ alors, on peut la célébrer non comme violence, mais comme consolation. La sainte famille est la protestation la plus radicale contre le modèle normatif que serait la famille nucléaire et le machisme, la violence masculine, qui lui est inextricablement liée.

Joseph porte le nom d’un ancêtre, modèle de la fraternité. La famille n’est pas tant une affaire de filiation que de fratrie, de frères et de sœurs. Dans nos existences, on vit ordinairement plus longtemps avec ses frères et sœurs qu’avec ses parents ou ses enfants. Et Jésus a des frères et sœurs. Comment serait-il le frère universel à être enfant unique. Qu’il soit l’unique de Dieu ne signifie pas qu’il soit pas l’aîné, l’aîné d’une multitude de frères.

Ce rapprochement du père de Jésus avec le patriarche n’est pas une invention de ma part. Le fils de Jacob est un doux rêveur, « l’homme aux songes » comme l’appellent ses criminels de frères. Dans l’évangile de Matthieu, le père de Jésus ne cesse de rêver, en songe. Une fratrie fratricide est réconciliée par le patriarche. Jésus accomplit la prophétie pour l’humanité entière. Il lui donne un seul père, le sien. Ce n’est pas tant Dieu qui adopte l’humanité que Jésus qui donne par la fraternité renouée un unique père à tous.

La sainte famille, ce n’est Jésus Marie Joseph mais la vocation de l’humanité. La famille humaine n’est pas une histoire de descendance ni de sang. Elle est un avenir promis, celui de la fraternité. La fête de ce jour interroge la société que nous construisons, terrible : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

22/12/2021

« L’Eternel s’est fait pour moi Je t’aime » (Noel)

Nous voulons tous être heureux, nous cherchons tous la vie bonne, et cette vie n’est bonne qu’avec et pour tous. Nous n’allons pas être heureux tout seul ! Et cette vie bonne pour et avec tous n’est possible que dans des institutions, parce que lorsque la société est large, élargie, en interaction avec tant d’autres sociétés, on ne peut se passer d’institutions, de lieux de médiations et de rencontres, de décisions prises ensemble. Nous voulons tous être heureux, nous sommes à la recherche de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes.

Qu’elle est longue la route qui mène à ce bonheur ! Il nous arrive certes d’être heureux, mais l’être avec tous, dans des institutions justes ‑ puisque seulement ainsi la vie peut être bonne ‑ c’est une autre affaire. Le chemin du bonheur est une nuit, une si longue nuit, la nuit la plus longue comme un plein hiver. La nuit semble durer même les quelques heures de journée, parce que la grisaille empêche le soleil, parce que la lumière, même faible, dévoile que la vie n’est pas bonne pour tous, que l’injustice broie tant d’entre les humains.

Nous voulons tous être heureux, beati omnes esse volumus. C’est ainsi que Cicéron, une cinquantaine d’années avant la naissance de Jésus, exprimait la quête de l’humanité. Il avait piqué le thème de la vie bonne à Aristote, trois siècles plus tôt. Déjà le psaume résonnait de notre recherche : « Beaucoup demandent : qui nous fera voir le bonheur ? » Et nous en sommes là, aujourd’hui.

Le bonheur avec et pour tous, dans des institutions justes désigne le chemin à prendre, boussole pour nos vies. C’est une quête. La vie bienheureuse avec et pour les autres n’est pas réalisée. Il ne s’agit pas de se faire défaitiste, mais au contraire de cultiver le désir du bonheur pour mener nos vies, d’aviver en nous la quête du bonheur pour tous.

Sur le chemin de la vie bienheureuse nous avons quelques repères, nous partageons quelques convictions. Nous savons par exemple combien des paroles peuvent faire naître à la vie, à l’amour, comment d’autres détruisent et nous bouffent. Nous savons faire vivre les autres de nos paroles ; nous savons que nous avons blessés, parfois détruits les autres par nos paroles.

Il n’y a pas que les paroles pour construire ou détruire le monde. Il y a tout ce que nous faisons. Mais s’il est vrai que les humains se définissent par la parole, s’il est vrai que riches et pauvres, malades ou en pleine forme, adultes ou enfants, nous avons tous la parole et sa force, il est légitime de réfléchir un instant à nos paroles pour construire le monde, pour faire naître à la vie, à l’amour.

Elles sont précieuses nos paroles, vivifiantes, créatrices. Elles méritent qu’on les recueille, elles méritent recueillement. Que nous les repassions en notre mémoire, les gardions en notre cœur, les méditions au secret qui fait vivre, trésor pour nous tous qui voulons être heureux, qui cherchons la vie bienheureuse avec et pour tous. Les paroles qui font vivre, les paroles d’amour, viennent toujours d’autrui, elles nous adviennent. Et c’est pour cela qu’on ne peut être heureux qu’avec tous.

« L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais. » Serait-il possible que l’amour-même, l’amour en personne, s’adresse à nous ? Se pourrait-il qu’un « je t’aime » nous veuille heureux avec et pour les autres dans un monde juste et en paix ? Les lignes de Paul aux Corinthiens sont un portrait de Jésus.
 
Augustin, lecteur de Cicéron et d’Aristote, confessait comme nous que la vie bonne n’est autre que Jésus lui-même, à qui nous demandons le bonheur, cette vie bonne. Il est la parole qui se fait pour nous « je t’aime ». Il est le « je t’aime » de Dieu pour les hommes, amour qui s’énonce et s’annonce. L’amour est parole qui se livre et se révèle, qui délivre et relève, parole de vie.

Une parole qu’il faut confier au poème, (à ce qu’il faut faire, étymologiquement) pour nous déprendre de la maitrise sur les mots et nous ouvrir à l’amour, à la vie. (« La poésie est ce qui ne s'écrit pas jusqu'au bout de la ligne. »)

 
 (Christophe Lebreton, moine à Tibhirine, assassiné en 1996)