27/05/2022

Dieu autrement (7ème dimanche de Pâques)

La religion est une chose fort dangereuse, parce qu’elle a à voir avec l’identité, ce que nous sommes. Elle est la forme sacrée de l’identité. Dans la guerre civile en Irlande du Nord, la religion, l’appartenance confessionnelle, sacralise les camps, les identités, protestants et catholiques. En Israël, les arabes sont aussi bien chrétiens que musulmans, mais la dimension religieuse du conflit est centrale. Et avec l’Ukraine encore, l’Ouest du pays, pro-européen a fait sécession avec le patriarcat de Moscou et non l’est russophone. Se joue en outre la revendication de la primauté entre Moscou et Constantinople.

Dans les conflits entre l’Eglise conciliaire et les intégristes, qu’ils soient lefebvristes ou officiellement en communion avec l’évêque de Rome, la question identitaire est centrale, et la forme du rite n’est qu’une manière de dire qui l’on est. Derrière les questions théologiques se cachent des visions politiques qui concernent grandement l’identité.

C’est l’exact contraire de la Genèse. Ce n’est pas l’homme et la femme qui sont à l’image et ressemblance de Dieu, mais Dieu qui est à l’image de ses adeptes, ceux qui se disent tels. Chacun projette dans le ciel une sorte de caution identitaire, idéologie sacralisée.

Lorsque Paul s’adresse aux Athéniens à l’aéropage, il bâtit son discours, d’après Luc, sur l’identification du Dieu dont Jésus est le serviteur avec le dieu inconnu auquel un autel est dressé dans la ville. Par cette identification Paul sort-il de l’anonymat le dieu inconnu, résout-il une énigme ? La foi apporterait les réponses aux questions des hommes demeurées irrésolues. Ou bien fait-il du Dieu de Jésus le Dieu inconnu ? Ce qui caractérise le Dieu de Jésus, c’est son inconnaissabilité.

Non seulement Dieu demeure l’inconnaissable, lui que nul n’a jamais vu, et plusieurs Pères de l’Eglise dont Chrysostome en font un thème central de leur prédication, mais encore, l’inconnaissabilité est peut-être la seule façon d’échapper à la collusion de Dieu avec la religion, avec ce qu’il y a d’identité et d’identitaire dans la religion.

L’évangile de ce jour (Jn 17, 20-26) vient encore ajouter un peu de brouillage à l'image de Dieu. Comment cela, un Dieu unique qui a un fils, en tout comme lui ? Faut-il comme la métaphysique grecque y a conduit les Pères penser trois « personnes » (mot que personne ne comprend en sa juste acception, à part quelques spécialistes !) ou entendre la relation, la communion, l’unité, mieux la force d’unification du Père au Fils et réciproquement ? L’unité déborde le Père et le Fils et concerne l’humanité tout entière.

Entendre ces versets, plutôt que de nous focaliser sur l’identité de chaque personne divine, pourrait consister à considérer le mouvement, le lien. Est-ce les personnes qui font la relation, ou la relation qui fait les personnes ? De notre existence de vivants en relation, nous savons combien celle-ci nous constituent et nous affectent et nous feignons d’ignorer, notamment avec l’insistance sur l’individu, ce qui unit au profit de ce qui est uni, ce qui constitue et fait être au profit de ce qui advient dans la relation, l'individu.

Dieu n’est pas un quelque chose. Il n’est pas même quelqu’un, si ce n’est analogiquement. Dieu se dit sans doute plus justement par le verbe, expression d’un pur acte ; d’aucune manière il est un étant, un quelque chose qui est, dirait Thomas d’Aquin.

Jésus a passé sa vie à renverser, à la suite des prophètes, les images de Dieu ‑ les idoles, ressemblances de ceux qui les font. Dieu n’est jamais ce que l’on croit, ou alors dans le champ où on ne l’attend pas, le champ de l’effacement et non de l’identité, du don et non de la possession, de la faiblesse et non de la toute-puissance, rebut, non digne de considération.

Dieu n’agit pas efficacement parce qu’il agit par amour, je veux dire, parce qu’il aime, et que l’amour est faible, et que l’amour ne peut rien à qui lui tourne le dos. Il ne peut que demeurer l’inconnaissable. En se disant le serviteur, le fils du Père uni à lui au point de n’être qu’un et d’entraîner dans cette unité le genre humain dont les disciples sont le sacrement, (l’image de) Dieu est changé(e), ce qui veut dire que l’identité n’est pas ce qui nous définit, mais bien davantage, notre docilité ou rébellion à cette énergie d’unification.

26/05/2022

A propos de la fidélité des traductions liturgiques

On n’en finit jamais de découvrir la littérature ancienne. Je tombe sur un extrait de saint Jérôme, traducteur des Ecritures en latin sur la technique de la traduction. Ces lignes illustrent comment, sous prétexte de fidélité au travail de Jérôme, Benoit XVI et ses sbires de toutes sortes, ont trahi Jérôme, massacrant la traduction liturgique des Ecritures et plus encore celle du Missel romain.

Je pense que tous se moquent de Jérôme, mais sont attachés à une traduction qui interprète les Ecritures dans un sens hautement problématique dans le contexte contemporain. Comme ils tiennent à leur théologie (ce sens problématique) plus qu’à la vérité, ils ont fait de la tradition leur idole. Et ce n’est même pas la tradition…

« La traduction d’une langue dans une autre, si elle est effectuée mot à mot, cache le sens […] A d’autres d’aller à la chasse aux syllabes et aux lettres ; toi, recherche le mouvement des idées. » (Lettre 57)

« Si nous suivions un zèle fâcheux pour l’exactitude de la traduction, on laisserait de côté tout le charme de la traduction ; c’est la règle d’un bon interprète d’exprimer les particularités propres à une langue par les expressions propres à la sienne. […] Et que l’on ne conclue pas que le latin est une langue très pauvre, incapable d’une version mot à mot, alors que les Grecs, eux, traduisent la plupart de nos textes par des paraphrases et cherchent à exprimer les mots hébreux, non par une fidélité servile de traduction, mais selon le génie propre de leur langue. […] Si nous voulions traduire à la lettre, nous tomberions dans le zèle fâcheux et la version deviendrait absurde. » (Lettre 106 sur la traduction des Psaumes)

21/05/2022

Nous sommes là, avec nos morts...

Nous sommes là avec nos défunts, stupides, abrutis par l’irréversible de la séparation, de la douleur. C’est fini, nous ne les reverrons plus. C’est fini, nous n’entendrons plus le son de leur voix. Il n’y aura plus de gestes d’affections, ultimes possibilités de communiquer avec ceux que la vieillesse, la maladie ou le coma nous avaient parfois déjà partiellement retirés.

Et les chrétiens sont sommés de dire une espérance. S’ils n’en sont pas capables, à quoi bon ce cinéma de la religion, ce qu’ils prétendent la foi ? Il faudrait dire que l’on se reverra, que l’on se retrouvera. Il faudrait dire que partis, les défunts sont seulement dans la pièce d’à côté, bien vivants, avec nous.

Et c’est vrai, ils continuent de vivre… en nous. Nous ne cessons de penser à eux. Plus on vieillit, plus on vit avec les morts. Tant de ceux que nous avons connus et aimés ne sont plus. Il y a du vrai dans l’animisme. Les ancêtres vivent ailleurs et autrement. Ils nous ont construits ; nous sommes un peu d’eux. Les tenir vivants, c’est ne pas mourir soi-même. Le culte des morts consiste à nous en séparer, parce que l’on ne vit pas avec des corps en décomposition, et cependant, puisqu’ils nous habitent, à prendre soin d’eux, au point de partager avec eux un peu de la boisson qui rassemble amis ou familles, de les réchauffer d’un nouveau manteau, d’ajuster une couverture pour qu’ils n’aient pas froid.

Nous vivons avec nos morts, leur parlant, les imaginant nous parler, revivant les sentiments que nous avons autrefois partagés avec eux à de nouvelles occasions auxquelles ils ne participent pas et dont leur absence embrume nos yeux.

Non, ce n’est pas le corps seulement qui est mort et l’âme qui serait libérée, comme le pensaient non sans pertinence les anciens Grecs. Car un homme, une femme, sans son corps, ce n’est pas un homme, une femme, mais un monstre, une grotesque fantasmagorie. Si les hommes et les femmes sont vivants, en ce monde et autrement, c’est par ce que leur permet d’être eux-mêmes, ce corps, les sentiments, douleurs sans doute, jouissance heureusement.

Il y a avec Jésus et la culture juive un réalisme historique, matérialiste, démythologisant. Tu es poussière et retournes à la poussières. Pascal et son pari invitaient à faire comme si la vie après la mort, la résurrection était vraie. On n’y perdrait rien, parce que vivre en disciples, c’est faire de ce monde un paradis, je veux dire, un lieu où Dieu s’exclame, voyant tout ce qu’il a fait : c’est très bon. Bénédiction.

Je me moque de l’après la mort. Sorti plus que les Modernes du monde enchanté des religions, qui croit encore aujourd’hui à la résurrection ? Comment la vie après la mort ne pourrait-elle pas être autre chose qu’une consolation, un arrière-monde au goût de revanche ou de récompense, rétribution. Je renverse le pari. C’est ici et maintenant qu’il faut que le cœur de pierre soit ôté par un Esprit de vie de notre chair et qu’un cœur de chair y bâte aux rythmes d’une humanité qui peine sur le chemin du bonheur.

La vie avec le Ressuscité, si elle a sens, c’est maintenant, pas demain quand nous ne serons plus là. C’est maintenant la résurrection, ou peu me chaut. La résurrection, ce n’est pas un lieu ou un moment ‑ on s’en serait douté si cela concerne l’éternité ‑ c’est une personne. « Je suis la résurrection et la vie, dit Jésus à Marthe. Crois-tu cela ? »

Et nous n’aurions rien perdu à parier sur Jésus pour faire de ce monde son paradis, et nous n’aurions perdu à parier sur Jésus à crier et crever de l’enfer que nous savons nous faire vivre, que ce Jésus, après la mort, nous accueille ou non en sa vie. Déjà, nous pouvons vivre de sa vie.

Jésus ne soulage pas la douleur de la perte de nos morts. Inconsolé, il pleure son ami Lazare. Il nous convie à donner notre vie. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » ‑ en donnant cette vie, tous sont susceptibles d’être de ceux qu’on aime. Célébrer des funérailles pour les chrétiens, c’est comme depuis le baptême, s’engager à vivre dans ce monde comme Jésus, pour les autres. Alors, nous avons un peu idée de ce que serait la vie après la mort.

 

 

 

Lecture du livre du prophète Ézéchiel (chap 36)
La parole du Seigneur me fut adressée :
« Ainsi parle le Seigneur Dieu :
    Je vous prendrai du milieu des nations,
je vous rassemblerai de tous les pays,
je vous conduirai dans votre terre.
    Je répandrai sur vous une eau pure,
et vous serez purifiés ;
de toutes vos souillures, de toutes vos idoles,
je vous purifierai.
    Je vous donnerai un cœur nouveau,
je mettrai en vous un esprit nouveau.
J’ôterai de votre chair le cœur de pierre,
je vous donnerai un cœur de chair.
    Je mettrai en vous mon esprit,
je ferai que vous marchiez selon mes lois,
que vous gardiez mes préceptes
et leur soyez fidèles.
    Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères :
vous, vous serez mon peuple,
et moi, je serai votre Dieu. »

    


De l’évangile selon saint Jean (chapitre 11)
Lorsque Marthe apprit l’arrivée de Jésus, elle partit à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison.
Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. »
Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. »
Marthe reprit : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. »
Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? »
Elle répondit : « Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. »

Ayant dit cela, elle partit appeler sa sœur Marie, et lui dit tout bas : « Le Maître est là, il t’appelle. » Marie, dès qu’elle l’entendit, se leva rapidement et alla rejoindre Jésus. Il n’était pas encore entré dans le village, mais il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré. Les Juifs qui étaient à la maison avec Marie et la réconfortaient, la voyant se lever et sortir si vite, la suivirent ; ils pensaient qu’elle allait au tombeau pour y pleurer.
Marie arriva à l’endroit où se trouvait Jésus. Dès qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. »

Quand il vit qu’elle pleurait, et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi, Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé, et il demanda : « Où l’avez-vous déposé ? » Ils lui répondirent : « Seigneur, viens, et vois. » Alors Jésus se mit à pleurer.

Les Juifs disaient : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais certains d’entre eux dirent : « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? »

 

20/05/2022

Des disciples comme des détectives (6ème dimanche de Pâques)

Comment est-il possible de penser que Jésus est vivant, qu’il est au milieu de nous ? L’évangile de Matthieu répète : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » « Moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » (Mt 18, 20 ; 28, 20) Pourtant, Nous ne voyons jamais Jésus. Pourtant, nous éprouvons notre solitude alors que nous voudrions vivre avec lui.

Ce n’est pas que nous avons mal regardé. Ce n’est pas que nous avons mal cru, que nous ne sommes pas attentifs. C’est notre lot, vivre avec lui sans lui. « Vous avez entendu ce que je vous ai dit : Je m’en vais, et je reviens vers vous. Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père. » (Jn 14, 28) Jésus n’est plus avec nous, il est parti. Loin de nous culpabiliser de ne pas le voir, nous devrions, d’après ses dires, nous réjouir de son absence !

Nous devrions dire que les chrétiens sont ceux qui vivent sans Jésus, ou du moins, ceux qui vivent en l’absence de Jésus. Ceux qui ne sont pas chrétiens ne se préoccupent pas de Jésus, de sorte qu’ils vivent comme si Jésus n’existait pas. Les disciples ne sont pas mieux lotis ; ils éprouvent ce que tous vivent, l’absence de Jésus. Mais nous ne nous en satisfaisons pas, nous ne pouvons nous y faire, nous maintenons vivante sa mémoire, tenant en éveil la mémoire du Seigneur, gardant au cœur le souvenir de ses merveilles.

Pourquoi est-ce une bonne chose que Jésus ne soit plus là ? Pourquoi s’en réjouir ? On ne voit pas trop ce que signifierait une personne âgée de 2000 ans. Ce serait un vrai phénomène de foire. Sa seule présence créerait une secte avec des adeptes sans aucun esprit critique. Il n’y a qu’à voir comment l’on se fie ou se défie de personnages célèbres et publics !

Le départ de Jésus crée une rupture qui permet à ceux qui le suivent d’être vivants et responsables. Le départ de Jésus nous met en route. Puisqu’il n’est plus là, c’est à nous, non de le remplacer ‑ on ne remplace pas Jésus ‑ mais de le re-présenter. Sans départ de Jésus, il n’y a pas de disciples ; nous ne serions pas là.

La rupture de son départ désigne aussi le type de vie de Jésus. Rien à voir avec la vie sur terre. Nous parlons de vie parce qu’il faut bien des mots. Mais dire Jésus vivant, ce n’est pas l’imaginer dans le prolongement de son existence il y a deux mille ans. C’est la communion divine, un mode d’existence dont nous ne savons rien, dont nous avons au mieux des indices.

Ainsi, la vie des disciples est une vie de détectives. Nous cherchons les indices de Jésus, les traces de sa vie nouvelle. Non que nous serions les conservateurs d’un passé ou d’une tradition qui imposerait de collecter des indices. Cela reviendrait à la même dérive sectaire que d’être les disciples de l’homme providentiel, Führer, Duce, idole. Chercher les indices de sa vie, c’est faire nos vies plus grandes, plus vivantes. C’est faire de ce monde un lieu où il fait bon vivre, paradis, matin du monde, lorsque Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et c’était très bon.

En cherchant les indices de la vie de Jésus nous transformons nos vies à l’image de la sienne, et c’est cela qui le fait vivant, aujourd’hui, au milieu de nous, et jusqu’à la fin, avec la force de l’Esprit, et cela peut faire du monde un paradis et non une vallée de larmes.

Quatre indices sont sous nos yeux que nous pouvons rassembler comme les pièces d’un puzzle. D’abord, notre assemblée, une communauté où tous sont égaux, frères et sœurs, parce que Jésus est « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8, 29). Puis, les Ecritures, ou plutôt leur lecture. La proclamation d’une parole humaine traversée par ce que nous vivons ‑ la recherche d’indices ‑ devient elle-même indice. Ensuite, rassemblés pour partager le pain de la parole qui est la nourriture que nous recevons à la communion, nous nous tenons en prière. Rien à demander, rien à dire, seulement être là, devant et pour Dieu. Enfin, à l’exemple de Martin et tant d’autres, dans le service des frères, dans le souci des plus pauvres, nous voyons le visage de Jésus.

C’est fragile des indices. Cela ne fait pas une preuve. Mais s’il y a preuve, il n’y a plus besoin de foi. Où l’on croit, où l’on n’a que la faiblesse de croire, la faiblesse des indices, il est possible de se mettre en route pour une vie à l’image de la sienne, renouvelée, ressuscitée.

13/05/2022

Amour, puissance et service (5ème dimanche de Pâques)

Le chapitre 13 de Jean ouvre la deuxième partie de l’évangile, construite comme un long discours de Jésus au cours du repas qui précède son arrestation. Un prologue, un peu solennel, est suivi par le lavement des pieds, puis par le bouleversement de Jésus produit par la désignation de Judas comme traître. Enfin, les quelques lignes que nous venons d’entendre (Jn 13, 31-35) énoncent pour la première fois le commandement de l’amour. La liturgie nous empêche d’entendre les trois derniers versets, l’annonce de la trahison de Pierre.

Est-il possible de comprendre quelque chose à quelques versets coupés de leur contexte ? On dirait que l’on transforme l’évangile en une série de vérités ou de préceptes qui feraient sens indépendamment de la situation où ils prennent place. Pourquoi Jean prendrait-il la peine de raconter le dernier repas, de mettre en Cène l’enseignement de Jésus, si c’est pour n’entendre que des numéros, des paragraphes de catéchisme !

Oui, c’est important, ce commandement de l’amour. Tellement, que c’est ce que beaucoup retiennent de l’évangile et de Jésus : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.

Mais tout n’est pas dit par ces quelques mots pourtant si décisifs. Et ce d’autant moins que le commandement est répété deux fois au chapitre 15. Il faut percevoir l’originalité des occurrences, comme autant de diffractions de sens, en tenant compte du contexte de chacune.

Le chapitre 13, c’est un repas où l’on ne mange pas, parce que l’agneau pascal n’est pas une nourriture à poser sur la table. Ce chapitre, c’est Jésus serviteur et la résistance des disciples. Si la compréhension mondaine du maître et Seigneur l’emporte ‑ ce que montre le comportement de Pierre refusant que plus grand que lui se fasse son esclave ‑ le commandement nouveau n’a plus rien d’une histoire d’amour ; il relève du viol. On ne peut imposer d’aimer qui que ce soit, surtout si celui qui est à aimer est un maître et Seigneur, violent, puissant, tyran. Seul l’amoureux, dans sa faiblesse, désarmé, serviteur, peut dire : aime-moi, parce que son commandement est une prière.

Ce qui rend le commandement de l’amour possible, c’est la condition de serviteur. On ne joue pas avec l’amour, on ne triche pas avec l’amour, sans quoi, on le bafoue et le pervertit. Le commandement de l’amour ne fait sens qu’avec le service et le dénuement. C’est précisément pour cela que le contexte du commandement, avec le service, est aussi celui de la trahison. Qui veut se faire esclave ? Etre comme Jésus, maître et Seigneur, assis à sa droite ou à sa gauche, oui, sans doute, mais être esclave, il ne faut pas pousser.

L’amour serviteur ne concerne pas deux personnes, disons la conjugalité ou l’amitié, mais la société, ou du moins l’Eglise. « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Le commandement de l’amour comme tout l’évangile a la dimension, non de l’intime et du privé, mais politique et public. C’est ainsi qu’il est missionnaire, anticipation du paradis : « À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »

Dans le renversement du maître et Seigneur en esclave se joue une seconde inversion, insurrection, résurrection, glorification dit notre texte. La glorification du Fils n’est pas la louange, le culte, les bonnes paroles en faveur de Jésus. Sa glorification est précisément son statut de serviteur. A quel moment Jésus ressuscite ? Dans l’évangile de Jean, c’est au moment du service, et sa résurrection, sa glorification est définitive dans le paroxysme du service, la mort ignominieuse de la croix.

Nulle part, il n’est dit que Jésus se sacrifie. Il donne sa vie pour ceux qu’il aime, plus grand amour. Le don par Jésus de sa vie est une constante de son existence. Il est l’homme donné jusqu’au bout, et c’est dans cet extrême de l’amour, sens de sa vie, qu’il est relevé, glorifié. Dans cet ultime don est récapitulé tout ce qu’il a vécu. A quelques heures de sa mort, c’est déjà la glorification : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera ; et il le glorifiera bientôt. »

Parce que le service comme l’amour est don, la glorification du Fils est celle du Père autant que notre relèvement, notre résurrection. Irénée de Lyon le dit expressément. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. »