31/05/2024

Sacramentum caritatis (Corps et sang du Seigneur)

 


 

Sacramentum caritatis, le sacrement de l’amour. C’est ainsi que l’on désigne l’eucharistie. Je ne sais faire l’histoire de ce nom. Il a été choisi par Benoît XVI comme titre d’une exhortation post-synodale, avec en note une référence à Thomas d’Aquin. Ce qu’il recouvre a manifestement de l’importance pour le pape Ratzinger puisqu’il renvoie dans ce même document à sa première encyclique Dieu est amour, Deus caritas est.

Je cite : « Le Dieu incarné nous attire tous à lui. À partir de là, on comprend maintenant comment agapè est alors devenue aussi un nom de l’Eucharistie : dans cette dernière, l’agapè de Dieu vient à nous corporellement pour continuer son œuvre en nous et à travers nous. » Si l’on se réfère à la source, on lit encore ces lignes :

« La "mystique" du Sacrement a un caractère social parce que dans la communion sacramentelle je suis uni au Seigneur, comme toutes les autres personnes qui communient : "Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain", dit saint Paul (1 Co 10, 17). L’union avec le Christ est en même temps union avec tous ceux auxquels il se donne. Je ne peux avoir le Christ pour moi seul ; je ne peux lui appartenir qu’en union avec tous ceux qui sont devenus ou qui deviendront siens. La communion me tire hors de moi-même vers lui et, en même temps, vers l’unité avec tous les chrétiens. […] Foi, culte et ethos se compénètrent mutuellement comme une unique réalité qui trouve sa forme dans la rencontre avec l’agapè de Dieu. Ici, l’opposition habituelle entre culte et éthique tombe tout simplement. Dans le "culte" lui-même, dans la communion eucharistique, sont contenus le fait d’être aimé et celui d’aimer les autres à son tour. Une Eucharistie qui ne se traduit pas en une pratique concrète de l’amour est en elle-même tronquée. […] C’est à partir de ce principe que doivent aussi être comprises les grandes paraboles de Jésus. […notamment] la parabole du bon Samaritain, […] Dans la grande parabole du Jugement dernier l’amour devient le critère pour la décision définitive concernant la valeur ou la non-valeur d’une vie humaine. Jésus s’identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affamés, les assoiffés, les étrangers, ceux qui sont nus, les malades, les personnes qui sont en prison. "Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait" (Mt 25, 40). L’amour de Dieu et l’amour du prochain se fondent l’un dans l’autre : dans le plus petit, nous rencontrons Jésus lui-même et en Jésus nous rencontrons Dieu. […] La charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »

Il n’y a pas de ministère spécifique de la prière ou de l’enseignement. Mais il y a un ministère de la charité. On comprend que les diacres, chargés du service doivent se tenir à l’autel pour la célébration de l’eucharistie. Quand bien même, en une théologie trop fonctionnaliste pour être pertinente, on maintiendrait que seuls les prêtres consacrent le pain et le vin, cela n’est vrai qu’en présence du ministère diaconal.

On se rappellera que François d’Assise n’était pas prêtre, mais diacre. Je pense à cet ami jésuite qui me dit souvent qu’il se comprend plus diacre que prêtre. La charité évangélique, « expression de l’essence ecclésiale », comme François et ses frères l’ont vécu, est subversion de l’ordre du monde, y compris de la morale et du devoir d’assistance. Il ne s’agit pas que les riches partagent un peu pour que l’autre ne crève pas, il s’agit de se reconnaître frère et sœur avec le paria, dont le type pour François est le lépreux.

Ceux qui aujourd’hui aussi se font proches des exclus, d’autant plus qu’ils partagent leur impuissance, sans les moyens de leur procurer une solution, savent quelle humanité renouvelée la fraternité avec eux crée, un monde nouveau, toutes choses nouvelles. Visiteurs de prison, soutiens des migrants, accompagnateurs des malades, éducateurs d’enfants brisés, etc. ne sont pas tous chrétiens, mais leur action est celle de la subversion eucharistique. (Je n’ai pas cité Benoît XVI jusqu’au bout, dans la réciprocité qu’il inscrit entre eucharistie et amour. L’eucharistie n’existe pas sans la charité, elle est mensonge et sacrilège, mais inversement la charité peut exister sans l’eucharistie, à moins que le sacrement ne soit que la partie, infime, du tout, métonymie.)

La communion avec l’exclu seule révèle le sens de l’évangile, du ministère et de la personne de Jésus : la fraternité d’amour avec le paria est la seule exégèse de Jésus, partage de sa parole et fraction du pain. L’aspect social de l’eucharistie, politique si l’on parle grec, fait de ce sacrement celui de la contestation du monde, insurrection contre tout ce qui rabat la fraternité, la place derrière les lois du sang, de l’économie, de l’utilité, du bon sens. Pensez donc, embrasser un lépreux ! C’est aussi fou ‑ ce que Dieu a choisi dans le monde (1 Co 1, 27) ‑ qu’accueillir toute la misère du monde. Non parce qu’économiquement, on ne le pourrait pas, mais parce qu’avec tous l’eucharistie fait de nous des frères et sœurs.

24/05/2024

« L’union dans la différence » (Trinité)

Triangle de Penrose

« Dieu, nul ne l’a jamais vu. » Tout ce qu’on en dit devra toujours se rappeler l’affirmation de l’évangile de Jean. La vision n’est pas seulement une affaire ophtalmologique mais tout ce qui permet d’apercevoir, notamment par la pensée, quelque chose de Dieu.

Nous autres, disciples de Jésus, faisons confiance à ce que Jésus dit de Dieu. Il fait l’exégèse du Père, comme dit le même évangile, c’est lui qui conduit à le connaître. Mais d’où Jésus tient-il sa connaissance de Dieu ? On répondra qu’en tant que deuxième personne de la Trinité, en tant qu’il bénéficie de la vision béatifique, il est au courant. Tout cela, historiquement ne tient pas. Et théologiquement non plus, s’il est vrai que l’incarnation, est kénose, vide de soi. C’est un humain qui parcourt les chemins de Palestine, un croyant.

Ce que Jésus dit de Dieu, il le dit comme toutes les cultures, à partir de ce qu’il a reçu de perception du monde de la tradition, pour lui, tout particulièrement les Ecritures et la foi juives. Ce n’est pas un catéchisme, mais une pratique, celle des commandements. Sa compréhension de la tradition d’Israël à propos de Dieu n’est cependant pas que répétition. Elle est aussi invention. Elle n’est pas que réception, elle est aussi rupture.

Parler de Dieu créateur et sauveur, qui voit la misère de son peuple, qui exige la rectitude du cœur comme vérité du culte et de l’observance des commandements, constitue à l’époque de Jésus ce que l’on entend par Dieu lorsque l’on est fils d’Israël. Là où Jésus fait rupture et instaure de la nouveauté, c’est dans la proximité de Dieu avec les pécheurs. Qui donc pourrait se penser sans péché ? Et si Dieu habite avec les pécheurs, sa sainteté côtoie le mal et l’impur. Dieu n’est pas séparé, pharisien, mais entraîné par l’humanité dans le mal. Le saint ne répugne pas à être traîné dans la boue par ceux qui le louent, le cherchent, le prient et qui sont tous des pécheurs.

On trouve certes cela dans le Premier Testament mais cela devient avec Jésus la clef de compréhension de qui est Dieu, de telle sorte que c’est à la fois pleinement traditionnel et pleinement nouveau. « Ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2, 7-8)

L’habitation du saint dans le mal est ce que Jésus appelle salut ou mieux vit comme salut. « Passer en faisant le bien » (Ac 10, 38) le définit mieux que sa prière, son identité, sa religion. Il entraîne Dieu dans sa kénose, le faisant disparaître derrière et au profit des frères et sœurs. Le chapitre 25 de Matthieu raconte qu’on peut tout ignorer de Dieu, ne jamais l’avoir vu, ne pas savoir le reconnaître et pourtant l’avoir servi s’étant mis au service des petits surtout.

La disparition de Dieu en rajoute au fait que « nul n’a jamais vu Dieu et ouvre l’exégèse de celui que Jésus appelle Dieu. Dieu n’est pas un en soi, un pour soi, subsistant par lui, et en lui ; Dieu est relation ‑ évidemment non de haine ni de mal. « Dieu est amour », écrit Jean. Penser Dieu comme relation c’est le penser affecté. Que voudrait dire aimer si l’on n’est pas changé par l’autre ? « Dieu aime tant le monde » qu’il s’unit à ce monde, se livre, comme l’homme et la femme, modèle biblique de l’amour, qui ne sont plus qu’un seul chair.

Penser Dieu à la suite de Jésus, c’est faire entrer l’humanité, le créé en Dieu, non dans l’identique, Deus sive natura, mais dans la relation. La relation, c’est la différence. L’unité est union, unification et non uniformité. Penser et vivre Dieu à la suite de Jésus c’est le penser et le vivre comme unification du multiple, de la différence sans quoi il n’y a pas de relation.

Avec Dieu, c’est la relation avec le plus différent. Dieu, un homme, un esprit qui anime, fait vivre le créé. Ce que les concepts métaphysiques ont essayé de dire et que l’on a trop enfermé dans une vulgate réductrice, c’est quelque chose comme ceci : Dieu qui jouit de la différence, qui la recherche, la consacre l’unité. Il ne veut ni ne peut la supprimer sans se supprimer. « Union dans la différence » non uniformité mais action d’unité, unification.

Jésus n’a pas théorisé cela, mais il se présente dans la différence vivifiante avec le Père avec lequel il est un ; et parce que cela ne suffit pas, l’Esprit qui habite en nos cœurs fait entrer dans l’unité du Père et du Fils tout le créé. Il est tout entier « vers le Père » et « un avec le Père ». Expérience poussée à son paroxysme que la différence est source débordante d’une richesse insoupçonnée, dévoilée dans le mouvement d’unification. Ainsi de tous ceux qui aiment.

21/05/2024

E. LOUIS, Monique s'évade


Edouard Louis, Monique s’évade. Le prix de la liberté, Seuil, Paris 2024

 

Nouvel opus d’Edouard Louis. Toujours la même histoire, pourra-t-on penser, la sienne, et ce d’autant plus que c’est le deuxième texte qu’il consacre à la vie de sa mère. Une question : ce qu’il raconte est-il vrai en tout point, est-ce enjolivé ou noirci pour servir le projet d’une forme de littérature engagée, politique, en l’espèce, le coût de la liberté, le prix pour se sortir des situations impossibles, comme la violence conjugale, la fuite des conditions sociales d’aliénation ? L’écriture bourgeoise se délecterait dans une exploration ou une exploitation psychologique que l’approche sociologique semble ignorer. Nouvel opus pour un même thème, comme si vivre c’était la nécessité de l’évasion. « Quitte ton pays, le sein de ta communauté, la maison de ton père. » Avant d’être une libération, « la fuite est un fardeau ». « Il y a des êtres portés par la vie et d'autres qui doivent lutter contre ellle. ceux qui appartiennent à la deuxième catégorie sont fatigués. »

Certes les violences conjugales se rencontrent dans toutes les classes sociales et cependant la somme d’argent nécessaire pour s’échapper est une barrière supplémentaire sur le chemin de la liberté. Il est notoire que les familles monoparentales dont la mère est souvent le pilier adulte sont statistiquement davantage concernées par la pauvreté. « Pour le dire plus explicitement et donc plus brutalement, combien de personnes, combien de femmes changeraient de vie, si elles obtenaient un chèque ? »

Ce ne sont pas seulement les minorités féminines ou de la classe qu’explore Louis, mais celles de l’homosexualité, de la race, du rebut. C’est une affaire de structures de pouvoir, de stratégies et moyens pour y échapper, plus que pour les renverser. Dans l’humiliation se puise une force de vie, et même une forme de fierté d’où une dignité déniée peut trouver à s’affirmer. Comme un roman policier, le texte raconte une course poursuite, pas tant pour fuir le conjoint, rendu inerte pas l’alcool et assommé par l’audace de la fuite, que contre les impossibilités, réelles, fictives, imaginées, fantasmées de s’en sortir.

La violence est contagieuse, de subie elle devient motrice et est reproduite. S’évader, c’est aussi dire stop, changer le monde, arrêter la complicité avec la violence. Il faut tordre la violence, « Comment ne pas devenir esclave de cette violence qui nous pousse à être violents ? » Une nouvelle fois, la question n’est pas tant de l’ordre d’un travail sur soi que du renversement des conditionnements sociaux qui par l’injustice qu’ils canonisent sont la première violence.

« Sa vie avait été, jusqu’à maintenant, une vie pour les autres. » N’est-ce pas la définition de la sainteté ? Et il faudrait l’abandonner pour vivre ? « Souffrir ne rend pas meilleur, au contraire. » N’est-ce pas le refus massif et franc d’une souffrance salvatrice ? Pas un mot de Dieu, et plutôt contre l’éthos chrétien. Et cependant, en exergue, repris ici ou là, une saveur d’Isaïe ou d’Apocalypse, révélation d’un destin, d’une destinée : « C’est donc la Nouvelle Vie, que je vois » (H. Cixous, Eve s’évade). Ou encore, un impératif contre le mensonge, celui de toutes les oppressions : « la vérité vous rendra libres ».