28/02/2022

Tendus vers la Pâque (cendres)

Parlons sérieusement. Assez des enfantillages. Les efforts de carême. Quelle foutaise ! Qui s’est déjà converti à ne pas manger de chocolat, à arrêter de fumer ou de boire ? Et pendant ce temps, rien ne change de notre comportement, de nos petites manies qui agacent tant les autres. Que santé et salut soient parfois synonymes ne fait pas qu’un bon régime ou l’abstinence soient une question de sainteté.

Alors, si vous voulez bien, nous allons prendre ces quarante jours comme un grand élan pour fêter la Pâque. Nous allons patiemment installer dans nos vies une tension, une attente, pour la délivrance pascale. A défaut de changer de vie, nous aurons au moins fait que nos vies soient polarisées par la Pâque. Nous fêterons notre libération, le salut, comme une étape de la lutte contre le mal.

C’est là que débarquent les petits trucs. Comment pourraient-ils ne pas revenir ? C’est notre contingence. Alors, pourquoi pas, s’ils ne sont pas des buts, en soi, mais des moyens, considérés comme tels. Comment ferons-nous pour installer cette tension pascale ?

Le mal ne manque pas dans nos vies et autour de nous. L’offensive en Ukraine l’illustre à l’envi. Et ne soyons pas de mauvaise foi. Il y a un agresseur, mais il n'y a pas le camp des gentils duquel bien sûr nous serions. Pour chercher la paix, ou la réconciliation, ou au moins le dialogue diplomatique, encore faut-il accepter de reconnaître que nous n’avons pas les mains propres.

Le conflit russo-ukrainien pas plus que les autres qui durent depuis si longtemps ‑ en RDC, au Soudan, au Congo, au Yémen, l’injustice et l’insécurité en Haïti, la pauvreté à Madagascar, les violences contre les Ouïghours, la dictature en Birmanie, les tensions au Venezuela, à Taïwan et au Sahel, entre l’Inde et le Pakistan, l’Inde et la Chine, le Tibet, etc., ‑ ces conflits ne sont au cœur de nos vies. Ce n’est pas une raison pour les oublier et le travail du CCFD et de tant d’autres nous y aide.

Mais enfin, comment, ici, dans notre société, notre Eglise, notre communauté, semer la paix ? Et si chaque fois que l’embrouille pointait le bout de son nez, nous pensions à Pâques. Presque comme un mantra, une formule magique. Vous allez dire que ça fait païen. Mais quand je vois la prégnance de la religion archaïque dans nos pratiques, on ne va pas jouer les pharisiens !

La Pâque que nous célébrerons dans un peu plus de quarante jours, un mantra pour la paix, une formule pour exorciser la bête tapie à notre porte. Je sens la tension monter : Pâques. Je sens la colère ou l’injure surgir : Pâques. Je suis agressé, pris dans la violence de l’autre que j’ai peut-être, même sans le vouloir, suscitée : Pâques.

Voulez-vous que chaque jour, nous évoquions la Pâque. Non pas en parler, non pas y penser, mais s’y attacher, s’y lier dans la difficulté, lorsque le mal se présente et qu’il vaudrait mieux lutter que céder.

Il se pourrait que ce recourt peu orthodoxe à la Pâque nous convertisse. Nous n’allons pas pouvoir évoquer la Pâque et ne rien changer à nos vies bien longtemps. Si nous pensons à Pâques une fois par jour, car une fois par jour au moins, nous sommes avec le mal sous les yeux, si c’est la fidélité de Jésus à l’amour du Père pour l’humanité qui nous accompagne, que nous convoquons chaque jour, au lieu du mal, il y a fort à parier, que sans effort de carême, nous aurons laissé la Pâque nous convertir.

Ce à quoi je nous invite est une pratique, non des déclarations. Et cependant, l’effort ne sera pas un truc à faire, comme si l’attention aux frères, le partage et l’amour, la prière, étaient des trucs à faire. L’effort ne sera pas un truc à faire, mais de penser devant le mal à la paix de la Pâque. « Je vous donne la paix, je vous laisse ma paix. »

25/02/2022

Croire, force ou faiblesse ? (8ème dimanche)

« Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? » (Lc 6, 39-45) Comment commenter une telle sentence ? Qui peut prétendre être en rien aveugle, avoir une perception ou une conception panoptique des choses ? Il en va de même avec la paille et la poutre. Qui peut prétendre avoir la vision claire ?

Faudra-t-il alors ne rien dire ? La traque contre l’hypocrisie, le décalage entre ce que l’on dit et de que l’on fait sont paralysants. Pourtant, il faut bien éduquer ses enfants, dire non aux violences et injustices, quand bien même on est soi-même, aussi, violent, injuste. L’exagération évangélique à laquelle conviennent parfaitement le proverbe et la parabole ne vise pas à interdire tout jugement, « Tu ne jugeras pas. » Mais le refus de mettre l’autre ou soi dans une case, de coller des étiquettes, définitivement, n’interdit pas de se faire une idée, de chercher à comprendre, d’exercer sa jugeote.

Sans quoi, le proverbe devient sophisme, coup de force du langage. Et rien de mieux que les apparences de l’évidence et la grandeur d’âme pour imposer le silence. Paradoxe du menteur qui fait disjoncter le sens. « Un Crétois dit : tous les Crétois sont menteurs. » Oui, nous ne sommes pas à la hauteur des injonctions morales que nous revendiquons. Même chose avec l’évangile. « Le disciple n’est pas au-dessus du maître. »

Se pose une question propre à notre époque, celle de la fin du savoir définitif. Nous avons pris conscience qu’il n’y a pas de savoir absolu, non seulement parce que tout évolue, mais « notre connaissance est partielle ». Tout est susceptible d’être interrogé, remis en cause. Y compris dans la pratique évangélique, y compris la pratique évangélique.

Le sens n’est pas inscrit dans l’ordre de la nature comme on veut le croire. Nietzsche a la vive conscience que la terre roule, détachée de son soleil, prophète d’un monde sans repère, d’un monde où il faut vivre avec des repères qui ne peuvent être absolutisés. On perçoit le danger ; la crainte a de quoi nous prendre ! On comprend que l’on puisse chercher à se réfugier dans l’hier prétendument solide.

Nous sommes livrés à des lectures infiniment diverses voire contraires du monde et de la vie, de la foi. D’où la diversité, jusqu’à la contradiction, dans le monde, la société, l’Eglise. Cela aussi fait peur, jusqu’à rendre violent Les vérités alternatives (fake news et complots) vaudraient comme le reste, puisque le reste est toujours aussi une construction. Certes on ne peut pas dire n’importe quoi, mais qu’est-ce qui fixe ce qui est solide, puisque le savoir absolu, définitif, n’existe pas ?

C’est dans ce monde qu’il faut vivre et apprendre à vivre, dans ce contexte que nous croyons. L’apprentissage de ce qu’est vivre n’est jamais fini. L’épisode de Jésus au temple montre que l’on a toujours su que l’on ne peut confondre sagesse et vieillesse. Jusqu’à la consommation de nos années, nous sommes des débutants. Nous débutons dans la vie, même à un âge fort avancé. Nous débutons dans la relation au monde et aux autres, dans la foi aussi.

Rien n’échappe au doute. Le doute n’est pas une méthode pour arriver à la fermeté des principes, c’est une condition, la condition humaine. Il en va ainsi de notre foi, parce qu’elle est pratique humaine. Nous ne sommes pas disciples parce que nous aurions trouvé le sens. Nous ne sommes pas chrétiens parce que l’évangile est vrai. Certes, il serait mensonge, nous ne pourrions nous y fier ! (Comme l’enseigne l’antinomie du Crétois, le mensonge n’est pas le contraire de la vérité. Il n’existe que comme vérité. Un mensonge qui se déclare non-vérité n’est pas un mensonge, c’est une vérité.)

Vivre, c’est risqué et risquer. Croire, c’est risque(r). Non seulement nous ne savons rien de ce que la vie et la foi nous réservent. Nous marchons comme des aveugles ! Comment nous conduirions-nous les uns les autres ? Mais les convictions, les décisions sont toujours à reprendre, prendre de nouveau ou corriger. Pensons à la vie conjugale, à notre foi.

Nulle invitation à faire n’importe quoi sous prétexte que tout se vaudrait puisque rien ne tient. Mais disposition à vivre nos convictions sous le mode de ce qui leur manque. La foi n’est possible que comme ouverture à ce que nous ne soupçonnons pas même (un truisme !). Nos convictions ne sont pas vaines ; elles ne sont possibles comme repère, ce à quoi l’on tient, que dans la faiblesse. Il y en a qui tiennent d’autant plus à leurs idées qu’ils en ont peu ! Tant pis pour nous si nous en sommes à rêver comme des enfants à la force des héros. Faiblesse de vivre, faiblesse de croire. Ce n’est pas d’être aveugle, le problème, mais de croire que l’on voit !

18/02/2022

Amour des ennemis (7ème dimanche du temps)

L’amour des ennemis paraît souvent une des spécificités de Jésus, même si beaucoup savent que le cercle de la violence n’est définitivement rompu que par l’amour et le pardon. Qu’à court terme, il faille user de la violence contre la violence n’est guère contestable. Mais cela laisse des traces, nourrit la rancœur. L’amour et le pardon, la reconnaissance de l’autre comme frère, le rétablissement de l’autre dans la dignité de frère dont il s’est exclu par la violence, sont les seuls chemins d’une pacification solide tant personnelle que sociale.

L’amour des ennemis, pour exigent qu’il soit, hors de portée même, n’est pas plus optionnel qu’il n’est le propre de Jésus. Cela ne discrédite nullement l’homme de Nazareth et le témoignage qu’il rend au Père, au contraire. Cela l’inscrit comme l’un de ceux qui ont, par toute leur vie, réconcilié les hommes entre eux et avec Dieu.

Il est un ennemi dont on ne parle pas beaucoup et vers lequel je voudrais braquer les projecteurs : nous sommes à nous-mêmes notre propre ennemi, parfois, souvent. Et, à défaut d’avoir raison de nous haïr, nous avons souvent de bonnes raisons de ne pas nous aimer, d’avoir honte de notre vie. Plus on vieillit peut-être, plus on prend conscience de tout ce que l’on a raté, tout ce qui dans nos vies a été œuvre de mort.

Certes, l’on pourra préférer regarder ses réussites. Et c’est sans doute fort sain. Mais l’écharde dans la chair, comme dit Paul, demeure. A la différence de l’apôtre des Nations, on peut espérer n’avoir trainé personne à la mort. Demeure, par notre faute ou non, tout ce qui dans nos vies, a écrasé ou ignoré ou blessé l’autre. Et le vertige a de quoi nous prendre.

Il ne s’agit pas de nous flageller mais de savoir comment nous pouvons nous regarder, raconter notre histoire, vivre en paix avec nous et les autres, prendre part à la détermination de ce qui est bon pour la vie en société. Ne sommes-nous pas tous disqualifiés ? Comment n’être pas hypocrites quand nous savons le mal que nous avons commis ou laissé commettre, le mal dont nous sommes solidaires, ne serait-ce qu’à ne l’avoir pas dénoncé, refusé ?

Le Journal d’un curé de campagne précède de deux ans Les grands cimetières sous la lune. Bernanos prend-il conscience de ce qu’il a raté de sa vie dans des solidarités idéologiques contestables ? Aux biographes de le dire. Je trouve dans le roman une clef pour l’évangile de ce jour (Lc 6, 27-38). « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais, si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »

Laissons-là la haine de soi. Elle est encore une manière de nous placer au centre, alors qu’il importe de rejoindre la dernière place, celle du serviteur, celle qui permet à autrui d’être à la première. Lévinas le dit avec toute la force de l’hyperbole, être l’otage d’autrui, parce que l’autre est toujours homme, qu’il soit saint ou monstre. L’évangile aussi est hyperbolique : se faire l’esclave de tous, à la suite de Jésus. C’est le chemin inverse, le chemin de la déconstruction du « moi d’abord ». La grâce n’est pas de se haïr, de se mépriser. Misérabilisme. La grâce est de s’oublier.

Pratiquer une forme d’indifférence à soi-même parce qu’autrui est premier rend possible l’amour de l’ennemi que nous sommes à nous-mêmes. Expérience de la grâce, du don, de la gratuité. Aimé parce qu’humain, non parce que l’on serait aimable. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » « Si notre cœur nous condamne, et comment ne le ferait-il pas, Dieu est plus grand que notre cœur. » Nous savons qu’ainsi est Dieu, parce que ceux qui nous aiment, qui ne sont pas Dieu, sont déjà plus grands que notre cœur.

« Tu ne jugeras » vaut aussi pour nous. Tu ne jugeras pas ta vie. Non que tu doives ignorer ton mal, mais il convient de déserter tes préoccupations autocentrées. Tu ne jugeras pas, parce que quand tu prends ta vie un peu au sérieux, tu sais bien que tu n’es pas meilleur que le criminel vilipendé. Dénoncer le mal pour voler au secours des victimes, oui. Si c’est pour te convaincre que tu n’es pas si mal, que tu es même quelqu’un de bien, c’est mensonge.

C’est dans la pratique de la miséricorde et de l’empathie que nous apprenons à notre cœur à ne pas nous condamner. Ce n’est pas le moindre gain de l’amour des ennemis !

11/02/2022

Malheureux vous, les riches (6ème dimanche du temps)

Dieu est don. Dieu ne sait faire qu’une seule chose, si l’on peut dire donner. Mieux, l’être de Dieu c’est de se donner. Il est don, l’acte de donner et ce qui est donné.

Cette manière de parler est bien sûr limitée. Mais il n’en pas qui ne le soit. Elle donne tout de même à penser, et la synonymie, en français, du don et du présent ne manque pas de pertinence quand on l’emploie avec Dieu. Dieu est don, Dieu est présent.

Aussi, prier, croire, n’est rien d’autre que disposer sa vie à répondre, lui donner forme de réponse en accueillant le don qu’est Dieu lui-même.

La gratuité de ce don est totale, sans repentance. Dieu ne reprend jamais, Dieu ne se reprend jamais. C’est ce que nous appelons la grâce. Quand Dieu se donne, il s’abandonne, il se vide de lui-même. La kénose du Fils, le fait de se dépouiller de ce qu’il est jusqu’à l’anéantissement, n’est pas une particularité du Fils. Elle est la substance même de Dieu, s’il est vrai qu’il y a consubstantialité des personnes divines. Le Fils est la révélation de Dieu. « Dieu, personne ne l’a jamais. Le Dieu unique engendré, le Dieu unique Fils, qui est tourné vers le sein du Père, c’est lui qui en est l’exégèse. » (Jn 1, 18) Ce que nous vivons de l’anéantissement de Dieu dans le monde pourrait bien avoir un sens hautement théologique.

Un bon confrère m’écrit ses jours « pour prolonger la réflexion au sujet de Dieu qui se donne. Dans mon itinéraire de croyant, de chrétien, de prêtre, Dieu n’est pas seulement celui se donne, mais aussi celui qui prend, celui qui taille, qui coupe. Celui qui sépare et détache ! »

L’évangile d’aujourd’hui (Lc 6, 17-26) apporte de quoi prolonger la réflexion. Mais il faut d’abord restituer les versets qui ont été omis. Chez Luc, les béatitudes sont prononcées devant les pauvres et les malades. Elles ne s’adressent qu’aux pauvres et au malades.

« Descendant alors avec eux, il se tint sur un plateau. Il y avait là une foule nombreuse de ses disciples et une grande multitude de gens qui, de toute la Judée et de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon, étaient venus pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies. Ceux que tourmentaient des esprits impurs étaient guéris, et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous. Et lui, levant les yeux sur ses disciples, disait : "Heureux, vous les pauvres". »

L’exagération de Luc ‑ la foule nombreuse, une grande multitude venue de tout notre actuel Proche Orient - attire l’attention : le contexte n’est pas un détail dont on pourrait se passer. Tout le monde est là, des foules, une multitude, venue de la région entière, et… que des malades. Il est bien évident qu’il n’y avait pas que des malades en Syrie Palestine au temps de Jésus. C’est que se penser bien portant empêche d’entendre Jésus.

Ce n’est pas Dieu qui taille, enlève. La vie s’en charge, la survie, la mort. Jésus s’adresse à ceux pour qui la vie est chienne. C’est beaucoup de monde ! Mais, chose curieuse, Jésus s’adresse ensuite aux riches, à ceux qui vont bien. D’où sortent-ils ? (Sans les versets omis, on a de quoi penser qu’il y avait parmi les auditeurs de Jésus d’autres personnes avec les malades, mais ce n’est pas le cas.) Jésus ne maudit personne. Mais il y a chez tout malade et possédé par un esprit impur un riche qui n’a pas besoin de recevoir pour vivre, qui omet que vivre n’est pas un dû, une possession effective ou pas, mais un don.

Pour entendre et recevoir et vivre du don de Dieu, les massacrés de l’existence sont les mieux placés. Comment pourraient-ils vivre si Dieu ne se donnait, eux qui n’ont rien, nous qui n’avons rien. Ceux qui se pensent justes, ceux qui sont en bonne santé, ont tout ce qu’il faut pour vivre ‑ reconnaissance, joie, biens, satiété - ne manquent de rien, où pensent être justes, pensent ne manquer de rien. Leurs mains pleines ne peuvent plus rien recevoir. Aussi, ils ne peuvent pas entendre le Dieu qui se donne. Ce n’est pas un hasard s’ils ne sont pas là avec les disciples, les malades et possédés par les esprits impurs, et ne peuvent écouter Jésus.*

Oui, il faut couper, tailler, se détacher, se vider les mains des richesses, non pas les richesses fallacieuses seulement, mais celles qui rendent la vie bonne. Ce n’est pas que Dieu reprenne. C’est que nous ne sommes disciples qu’à recevoir. Et pour recevoir toujours, impossible de posséder, d’avoir les mains pleines, même du meilleur.

Dieu ne reprend pas. L’accueillir suppose que l’on vive de recevoir. C’est cela croire. Vivre de recevoir, vivre de la confiance en celui qui se donne. Les pauvres ne sont pas heureux de leur misère mais de ce qu’ils sont en situation d’accueillir celui qui se donne’, ils sont heureux, parce qu’il se donne effectivement, s’est déjà donné ; c’en est fini des indigences et des pleurs.

 

 

*L’évangile écrit l’histoire du côté des perdants de l’existence. Du coup, les vainqueurs disparaissent. Et la liturgie les faits réapparaître ! L’évangile n’est pas misérabiliste, revanche et prise de pouvoir des minables qui imposent par les béatitudes la nouvelle loi. Il apprend à écrire l’histoire autrement, telle qu’elle se passe en effet, pour les massacrés de l’existence. N’y a-t-il que des massacrés de la vie ? En tout cas, personne n’échappe, au minimum, à la puissance destructrice du péché. Personne ne peut se penser dégagés de ce mal, pur, juste comme dirait Jésus. Dans les versets omis, nous avons remarqués qu’il y a beaucoup de monde, que des massacrés de l’existence.
Nombre des chrétiens ne comprennent pas la situation des victimes des pédocriminels. Et c’est la même chose avec les femmes, ou les homos (quoiqu’il en soit à propos du mensonge incroyable dénoncé par exemple par Sodoma). Il s’agit d’écrire l’histoire pour changer l’Eglise et la société, à partir des « blessés de la vie » comme on disait sous Jean-Paul II. On désignait ainsi tous ceux qui ne vont pas bien, soit du fait de la maladie, du handicap, soit parce qu’ils ne sont pas dans les clous de la norme ecclésiale. Tous dans le même sac, dont on n’est pas vraiment ; la preuve : l’Eglise, dans sa magnanimité, se penche vers eux, extérieure à eux. Que dit-on lorsque l’on dit que l’Eglise a entendu les victimes, si ce n’est que les victimes ne sont pas l’Eglise, mais ceux que l’Eglise écoute ? Il n’y a pas l’Eglise, qui se penche sur le sort de ces malheureux dont enfin elle entend le cri. Il y a les méprisés qui sont l’Eglise (ou du moins le Christ secouru ou méprisé dans ses frères et sœurs) et qui éprouvent avec la mort le soulèvement, le relèvement, anastasis. L’écriture de l’histoire du côté des perdants induit une théologie de la libération, la libération par la foi. C’est une affaire de précision historique, de justice et de pratique évangélique.

04/02/2022

Quand Dieu appelle (5ème dimanche du temps)

Dieu appelle-t-il ? La question se pose si l’on pense aux discours de la boutique à propos de ce que l’on y appelle crise des vocations. Si l’on avait de la mémoire, ou plutôt, si l’on se méfiait de la mémoire et que l’on se faisait un peu historien, on constaterait que parler des vocations en terme d’appel de Dieu est récent à l’échelle de l’histoire de l’Eglise. Un siècle et demi surtout, cinq si vous remontez aux origines de l’idée (Réforme, contre le fonctionnarisme des clercs, affirmation du cogito, sujet pensant, Ecole française).

Que Dieu appelle, l’appel intérieur, est un mythe qui ne résiste pas à ce que l’on observe et oblige à échafauder des théories rocambolesques. Que se passe-t-il quand quelqu’un qui a été appelé abandonne la prêtrise, ne professe pas une foi orthodoxe ou jugée telle, se révèle être un bandit ou un criminel ? Dieu s’est-il trompé ? La personne a-t-elle trahi ? Pourquoi fallait-il que, dans les bonnes familles, il y ait un garçon pour les ordres, et rarement l’aîné ? Pourquoi sous la Restauration et le Second Empire, Dieu appelait-t-il un monde fou et aujourd’hui, plus personne ? Ces questions frisent le ridicule jusqu’à la dérision.

Le Concile Vatican II en est conscient et s’il parle de vocation, c’est pour tout baptisé. Dieu n’appelle pas à entrer au séminaire ou au monastère, dans une communauté de vie apostolique ou un institut missionnaire. C’est par héritage culturel que l’on parle de vocations spécifiques, plus que par pertinence théologique et théologale. L’appel de Dieu est vocation universelle à la sainteté, l’appel de Dieu est vocation à partager sa vie à lui, qu’il offre. Dieu nous a tous appelés à la même sainteté, à l’union avec son Fils.

Certes, dans les Ecritures, on voit un Dieu qui parle, qui s’adresse à l’homme, qui l’appelle. La première lecture (Is 6) en est la parfaite illustration. Mais pourra-t-on ignorer l’anthropomorphisme que nous comprenons habituellement correctement ? D’une part, la parole dans les Ecritures est bien autre chose qu’un message, un coup de fil ou un SMS. D’autre part, nous constatons que Dieu ne parle pas, qu’il est silencieux, désespérément. Jean de La Croix, à l’intérieur de cet anthropomorphisme, refuse que Dieu ait encore quelque chose à dire, que Dieu parle encore ; il a tout dit en son Fils. Réclamer des paroles ou des miracles, ce serait rendre vaine la mission de ce Fils, son incarnation.

Le génie de la foi juive s’exprime dans l’image d’un Dieu qui parle mais dont on ne peut se faire d’image. La parole met en mouvement, ou blesse jusqu’à tuer, elle est vivante ou force de mort. La parole n’est pas une statue, statufiée, figée, stupidement fichée, là. Elle est en affinité avec le souffle, le vent, l’esprit.

Si Dieu fait alliance, affirmation de la foi biblique, comment ne serait-il pas interlocuteur ? Et pourtant, Dieu ne parle pas. Ou alors, sa parole est tellement autre, sans interlocuteur ; il dit et c’est. Il dit et c’est très bon, premiers jours.

Dire « Dieu appelle », c’est dire plus, ou seulement une partie, de l’image « Dieu parle ». « Dieu appelle » est l’expression de son visage tourné vers nous, de son être. L’être de Dieu est dit par sa parole, l’être de Dieu est dit comme parole, parce que l’être de Dieu consiste à appeler à la vie, à la partager si l’on veut bien. Ce que nous appelons la sainteté.

L’évangile (Lc 5, 1-11) a retenu de cette théologie de la parole que l’appel est mission. Dieu ne parle pas à l’un et non à l’autre, à l’un sans l’autre, à l’un pour lui seul. Dieu parle et du lien s’institue, alliance, communauté. Dieu parle et les hommes parlent, et les hommes sont invités à se parler, faits pour se parler. On comprend le drame, que les enfants savent mieux que nous, non encore résignés aux ruptures d’alliance, lorsque l’un dit : « je ne te parle plus ».

« "Me voici" signifie "envoie-moi". » Lumineuse lecture du verset d’Isaïe par Emmanuel Lévinas. Je n’existe que pour autrui, aux antipodes du sujet moderne auto-posé, individu. « Me voici » est une réponse, suscitée par un appel, une parole. « Me voici » est la trace de l’appel inouï, évanescent, appel universel à la sainteté. Parole que l’on n’entend pas, si ce n’est à la deviner dans la réponse qu’on tâche d’articuler, dans la réponse qu’est ce que nous faisons de notre vie. Cette parole, cet appel, nous lie définitivement ensemble, nous les parlant, nous les répondants. Il n’y a de sainteté qu’avec et pour tous.