30/10/2009

Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu (Toussaint)

Quelle drôle de fête ! Non pas celles de hérauts de la foi, ou du moins pas d’abord ni seulement. Mais la fête de la foule immense, celle de ceux qui cherchent Dieu. La fête des anonymes parvenus à la sainteté. C’est incroyable cette histoire. Le seul et trois fois saint transfigure la multitude qui retrouve la ressemblance originelle : Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance. Le projet créateur trouve en cette fête l’expression de ce qu’il a atteint son but. Ils sont saints comme il est saint, ils sont à son image et ressemblance, foule innombrable de tous les saints.

Pas moyen de transiger en cherchant une sainteté humaine, trop humaine et seulement humaine. C’est bien de la sienne, le seul et trois fois saint, qu’il s’agit. Cette drôle de fête en effet ne peut être que la sienne. Un seul Dieu tu adoreras, et nous ne fêtons pas les saints, des hommes et des femmes, mais la victoire du projet créateur, la victoire du créateur qui tire du néant, du chaos informe, la multitude des enfants de ce monde pour que sa sainteté les habite et remplisse à nouveau tout ce qui est. La sainteté de Dieu n’a pas reculé d’un iota. Même ce qui n’est pas lui, le ciel et la terre, même ce qui n’est pas lui, l’humanité à son image et ressemblance, sont remplis de sa gloire.

C’est ainsi la victoire du dessein divin, la victoire de Dieu lui-même, le saint, la victoire de la sainteté. Mais bon, cela ne saute pas aux yeux. Où sont-ils tous ces saints. En connaissons-nous beaucoup ? Où voir la victoire de la sainteté dans l’horreur du mal dont l’homme se rend coupable, depuis les crimes contre l’humanité jusqu’à la méchanceté quotidienne, depuis les abus de pouvoir jusqu’aux silences complices, en passant par la conviction de faire bien, alors que c’est le mal que nous produisons ?

C’est encore la question du mal qui vient mettre en péril l’édifice de la foi. St Thomas d’Aquin le reconnaît, l’objection contre Dieu réside bel et bien dans le mal. Affirmer la sainteté de la foule immense, des 144 000, n’est-ce pas une douce illusion, au mieux consolante quand elle n’est pas purement et simplement l’expression de l’impossibilité de la foi ? A trop en vouloir avec le christianisme, à vouloir la sainteté de la multitude, ne discrédite-t-on pas la foi elle-même ? Mais si la foi n’a pas cette extravagance, si elle est humaine, trop humaine, a-t-elle quelque chose de plus que la vie ? Mérite-t-elle qu’on la confesse ?

Qui sont ces 144 000 ? Les sectes, à compter et à exclure tout surplus à ces quelques centaines de milliers, évitent le piège de la radicalité de l’affirmation chrétienne, où la foi elle-même casse ou passe. Mais les 144 000 sont bien tous, et même plus que tous. La totalité de la douzaine, multipliée par elle-même, histoire de n’oublier personne, et cette totalité au carré est encore multipliée par mille, pour faire bon poids.

Finalement, la Toussaint c’est aussi incroyable que la résurrection du Christ, ou que la résurrection de la chair. C’est d’ailleurs exactement l’expression de la résurrection de la chair par la victoire du Crucifié. C’est le cœur de la foi et non une drôle de dévotion connexe. Il n’y a pas d’ailleurs de dévotion connexe dans la foi. Tout est un reflet du cœur de la foi, la victoire de la vie, de la sainteté de Dieu. Là encore, ça passe ou ça casse.

Sans résoudre toutes les questions, et notamment sans répondre explicitement à la question du mal, la liturgie ouvre une piste importante avec la seconde lecture. Et pourtant, on pourrait se demander si cette lecture a un rapport avec la fête de ce jour. « Mes bien-aimés, voyez comme il est grand l’amour dont le Père nous a comblés : Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. »

Nous n’y sommes pour rien dans la sainteté qui est la nôtre. Ils n’y sont pour rien, tous ceux de la foule immense. Ils ont juste été appelés, appelés enfant de Dieu. La sainteté n’est pas la nôtre mais la sienne. Il nous appelle du néant, non plus seulement celui du tohu-bohu originel, mais celui du mal, il nous rappelle de la mort à la vie. C’est sa vie qui nous enfante lorsqu’il nous appelle et fait de nous ce qui ne paraît pas encore, ses enfants.

Si jamais vous cherchez la sainteté, ne cherchez pas trop à bien faire. Laissez cela à l’instruction civique, à la morale bourgeoise ou à celle de l’instituteur de la Troisième République. Non que nous devrions mépriser la volonté de bien faire, mais que éclairés par la lucidité de Paul, nous savons que faire le bien n’est pas à notre portée, que faire le bien ne supprime pas le mal et la mort et que le mal que nous ne voudrions pas nous le faisons, alors que le bien que nous voudrions, nous ne le faisons pas.

Si jamais vous cherchez la sainteté, exposez-vous comme à un soleil, le soleil de justice, à la sainteté du Saint. Laissez-vous transformer, transfigurer, libérer, sanctifier. Laissez entrer sa sainteté en vos vies plutôt que de chercher par vous-mêmes à bien faire. Vous ne pourrez jamais faire en sorte d’être de ses enfants. C’est lui qui l’a voulu, parce qu’il nous aime.

« Mes bien-aimés, voyez comme il est grand l’amour dont le Père nous a comblés : Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. »

Textes du Jour Ap 7, 2-14 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mat 5, 1-12

24/10/2009

Coram Deo, Une existence liturgique (30ème dimanche)

Nous avons commencé il y a quelques semaines la lecture de l’épître aux Hébreux. Pas sûr que nous sachions dire quoi que ce soit des extraits déjà entendus. Nous ne comprenons pas aisément le vocabulaire employé, celui du culte de l’Ancien Testament, celui du sacrifice, du sang et du grand-prêtre.

L’auteur de l’épitre, comme ses contemporains, comme nous aussi, lit le Premier Testament comme une prophétie. Ce qui s’est passé avec nos pères, dit-il, n’est pas seulement une histoire ancienne. C’est une clé de lecture de toute l’histoire, en particulier « des temps derniers où nous sommes » (He 1,2) depuis la mort et la résurrection de Jésus.

Avec Jésus, l’histoire opère un virage sans retour. Avec Jésus, on entre dans un autre âge de l’humanité. Désormais Dieu habite corporellement notre monde et la création en est transfigurée, renouvelée, menée à son terme, à son accomplissement.

Pour comprendre cette nouveauté radicale, il faut la comparer à ce que déjà nous connaissons. En effet, si tout était nouveau, absolument, sans comparaison possible, nous ne pourrions pas en parler. Nous n’aurions pas les mots pour le dire. Pour dire la nouveauté, il faut dire l’ancien et le détourner. C’est ce que fait l’auteur de la lettre aux Hébreux comme tous les chrétiens depuis qu’ils lisent le Premier Testament comme une prophétie.

Au centre de sa prédication, l’auteur de l’épître aux Hébreux place le sens de la vocation chrétienne. Etre chrétien, c’est rendre un culte au Seigneur, c’est cultiver avec lui la relation d’alliance, ou plutôt, c’est renouveler dans le culte l’alliance scellée définitivement dans le sang du Christ.

Le culte n’est pas une histoire de sacristie ou de débauche cérémonielle. Dans la veine prophétique, le culte, c’est toute la vie, pour autant qu’elle se laisse transformer par la sainteté du seul et trois fois saint. La liturgie n’est pas une activité parmi d’autres : elle est comme le condensé de l’existence chrétienne. Elle ne rajoute rien et est pourtant indispensable.

C’est toute notre vie qui est liturgique, c’est-à-dire placée devant Dieu, et ce que nous célébrons en ce moment dans cette liturgie, n’est que l’expression condensée de notre existence coram Deo. On n’y trouve pas Dieu plus que le reste du temps, et même, à venir explicitement à sa rencontre pour n’entendre que son silence conduit à reconnaître que Dieu n’est « jamais présent à la conscience sur un mode pleinement évident. » (Lacoste), ce qui distingue idolâtrie et foi. Et Dieu sait que dans l’idolâtrie, il y va du culte, plus que de la foi. Voilà un des exemples ou la reprise du vocabulaire ancien est travestissement de ce vocabulaire pour dire une nouveauté inouïe : Rien ne vaut le culte, et pourtant, le culte n’est rien de toutes les activités que nous faisons. Il est une attitude, révélée dans la liturgie, et celle du dimanche notamment, et non une activité sur notre agenda, le dimanche matin.

Si la vie est cultuelle ou liturgique, alors où sont les prêtres, qui sont les prêtres de cette liturgie ? Il n’y en a qu’un seul, Jésus, qui est entré dans le monde comme dans le temple en disant avec le psaume : « Me voici Seigneur, je viens faire ta volonté » (He 10,7). Et lorsqu’il meurt, le voile du temps se déchire, Dieu n’habite plus seulement un endroit de la terre, un coin de nos vies, un moment de notre semaine. Lorsque le voile se déchire, c’est comme une inondation sur toute la terre, un déluge : Dieu se répand partout. Plus rien n’est sacré parce que tout est saint ; tout est sanctifié par sa présence. Où que nous soyons, qui que nous soyons, quoi que nous fassions, nous pouvons vivre devant Dieu, coram Deo.

Et qui est digne de s’avancer ainsi dans le sanctuaire, dans le lieu de Dieu ? Les pécheurs que nous sommes seraient morts à vivre devant Dieu, à voir Dieu de face. Nous le disons à chaque eucharistie, « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir », que entres en mi casa, et encore moins d’entrer dans ta maison.

Il n’y a pas de prêtres chez les chrétiens, à la différence des païens. Il n’y a pas d’intermédiaire entre la divinité et les hommes parce qu’il y a un seul médiateur, un seul intermédiaire, un seul grand-prêtre, Jésus. « Tel est bien le grand prêtre qui nous convenait, saint, innocent, immaculé, séparé des pécheurs, élevé au-dessus des cieux. » (He 7,26) Et notre texte disait : « Le Christ ne s’est pas attribué à lui-même la gloire de devenir grand prêtre ; il l’a reçue de celui qui lui a dit : Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré, conformément à cette autre parole : Tu es prêtre pour l'éternité à la manière de Melkisédek. »

Le Nouveau Testament n’utilise jamais le vocabulaire sacerdotal et religieux, sauf pour Jésus (et les Juifs ou les païens). Pour les chrétiens, il parle d’anciens, terme profane que nous traduisons par prêtres. Il y a deux champs sémantiques, sacerdotal et presbytéral : malheureusement, le français dit les deux avec le même substantif, prêtre.

S’il n’y a qu’un seul prêtre, un seul sacerdote, tous cependant vivent d’une existence sacerdotale à sa suite, plongés dans sa mort et sa résurrection, baptisés en lui. N’est-ce pas cela être chrétien, être introduit dans le sanctuaire, vivre devant Dieu, coram Deo, grâce à la possibilité que le Christ a ouverte et à sa suite ? Voilà le peuple sacerdotal, le peuple saint dont parlent l’épître de Pierre et l’Apocalypse de Jean. C’est le peuple qui expose sa vie devant Dieu, qui rend un culte à s’exposer ainsi à la grâce de Dieu. Être baptisés, être chrétiens, c’est vivre en mettant sa vie sous le regard d’amour de Dieu, devant Dieu. Ainsi, baptisés, grâce et à la suite du Christ, nous, peuple de prêtres, nous tenons devant Dieu, pour vivre une existence coram Deo.

Textes du 30ème dimanche : Jr 31, 7-9 ; He 5, 1-6 ; Mc 10, 46-52

19/10/2009

Un nouveau texte de Pietro de Paoli

Dans la peau d’un évêque, Plon, Paris 2009

Un nouveau texte, dans la même veine que les précédents : dispositif romanesque efficace au service d’une interrogation sur l’Eglise et sa mission aujourd’hui.

Quelques petites inexactitudes sans importance, telle description peu adéquate (par exemple des souvenirs du narrateur de son ordination épiscopale). L’ensemble se laisse lire très agréablement.

La fin me paraît cependant ratée, voire bâclée. Ce qui est dit sur les événements qui ont secoué l’Eglise au premier trimestre 2009 demeure fort conventionnel. Et j’ose espérer qu’il aurait été possible à un évêque tel que le rêve l’auteur de dire mieux et autrement. On aurait pu imaginer qu’après l’histoire de Recife, l’évêque s’invite dans un hôpital où sont pratiqués des avortements ou dans un centre de planning familial pour rencontrer par exemple les équipes qui travaillent auprès des femmes (et des hommes) qui décident ou se résolvent à un avortement. On aurait pu imaginer qu’un tel évêque ouvre la possibilité d’un discours qui dise à la fois l’attachement viscéral au ministère de Pierre et son désaccord avec tel acte ou propos du Saint Siège. On aurait encore plus apprécié qu’un tel évêque, plutôt que de réagir seul, comme et à côté de ses confrères, pose avec eux un geste ou prenne la parole avec eux, en Province, par exemple.

Quant à la résolution finale, celle dans laquelle s’engage le héros pour renouveler la pastorale diocésaine, elle n’est pas crédible. Il s’agit certes d’une nouvelle initiative pastorale pour rejoindre ceux que l’Eglise ne touche plus guère. Mais cette activité pastorale se rajoute aux autres plutôt qu’elle ne repense la mission du diocèse. D’autre part, cette activité est animée par l’évêque et quelques autres. Comme si quelques uns pouvaient encore faire quelque chose seuls. C’est un diocèse qu’il faut rendre missionnaire. Cet évêque visite une paroisse tous les dimanches. Autant dire qu’il se donne l’occasion de mettre son diocèse en disposition missionnaire. Même peu nombreux, les chrétiens le sont encore davantage qu’une équipe d’une dizaine de personnes ! Les ministères (ordonnés ou confiés à des laïcs) continuent à être pensés en soi, et non au service de la mission de la communauté. C’est la communauté qui doit être missionnaire et non seulement les personnes.

Cette fin un peu rapide est d’autant plus dommageable qu’elle décrédibilise l’ensemble du propos. Ceux qui pensent le contraire de l’auteur auront beau jeu de faire remarquer que si c’est tout ce que l’auteur peut proposer pour renouveler la pastorale française, il n’est pas plus avancé que les autres et que dans ces conditions, il est bien mal venu pour leur faire la leçon. Je crains une espèce d’effet boomerang que je ne pourrais que regretter tant je partage nombre des analyses de l'auteur.

Beaucoup d’évêques sans doute partageraient aussi ses analyses. Mais justement, lorsqu’il faut en venir au « que devons-nous faire », c’est là que le bas blesse et c’est là que l’on pourrait espérer de la verve de Pietro de Paoli de véritables propositions que le genre littéraire choisi permettrait aisément de formuler.

On aurait par exemple pu manifester très explicitement l’enregistrement pacifié de ce que l’Eglise est désormais minoritaire. On aurait pu tout aussi paisiblement enregistrer que pour beaucoup, chrétiens ou non, la foi n’est pas une affaire dirimante dans les choix de vie. On aurait pu se demander comment, sur plusieurs années, avec les prêtres autour de l’évêque, on pourrait avec les chrétiens qui le veulent, mener une réflexion sur l’actualité de l’Evangile. Admettons que ces personnes représentent 3% de la population d’un diocèse. Cela fait encore du monde ! Comment ces 3%, une fois replongés au cœur de la foi et de son intempestivité autant que de son assurance, peuvent là où ils sont dans la société (et non dans les communautés) témoigner du Dieu qui s’offre. Imaginons que ces 3% invitent, comme cela, gratuitement, pour un apéritif, leurs voisins, le même WE. On ne dit rien, on invite seulement, pour témoigner que la fraternité humaine, c’est un peu possible, et que les chrétiens l’exigent plus que beaucoup parce qu’il en va de l’annonce d’un Dieu Père qui fait de tous les hommes des frères. Mais déjà, je retombe dans une activité, alors qu’il s’agit d’être, au cœur de ce monde, sel de la terre et lumière du monde.

On pourrait imaginer que ces mêmes 3% se débrouillent à mettre en crise notre monde, car le jugement de ce monde est arrivé, non pas une condamnation, mais la présence de la miséricorde, la proximité du Royaume. Sachez-le le Royaume est tout près de vous. Evidemment, pour être un minimum crédibles, il faudra à ces 3% avoir laissé leur propre vie être mise en crise par l’évangile. Mais n’est-ce pas le cas de nombre des chrétiens, et pas seulement, dans notre pays ?

On pourrait imaginer, que non seulement aux messes ou rassemblements dominicaux, mais tous les mercredis soir de 19h à 19h05, ces 3% s’arrêtent pour le temps de la prière. Le silence pour dire Dieu, et d’abord à eux-mêmes. L’intercession pour le monde et sa capacité à entendre une Bonne Nouvelle, pour l’élan missionnaire des communautés. L’action de grâce à un Dieu qui veut faire de l’humanité une fraternité en se révélant Père.

18/10/2009

Ecologie, quand tu nous tiens


Lors des dernières élections, les européennes de juin dernier, les listes écologiques sont assez souvent arrivées en seconde position, avec un résultat national où l’on voyait le PS quasiment rattrapé. Indépendamment des résultats électoraux, l’écologie est un thème de réflexion et d’action presque universellement partagé : nombreuses émissions radio ou télé, sommets mondiaux sur le réchauffement climatique, développement durable, engagement et film d’Al Gore, etc. Est-il possible de comprendre cet engouement écologique en France comme en bien d’autres pays, notamment occidentaux ?

Evidemment, la première cause de la place que prend l’écologie, c’est la conviction qu’il y a danger à continuer à user de la nature ainsi qu’on le fait depuis les débuts de l’ère industrielle. Ceci dit, les conséquences du réchauffement climatique deviennent telles qu’elles vont finir par coûter très cher, de sorte que même sans aucun intérêt écologique, mais seulement à partir d’un raisonnement économique, il est urgent de changer les comportements. Si l’écologie prend de l’importance, ce ne serait donc pas d’abord parce qu’une grande partie de l’humanité deviendrait sensible à la destruction massive de la bio-diversité, mais parce que ne pas prendre soin de la planète coûte trop cher.

Faut-il regretter ce cynisme ? Pas forcément si le pragmatisme permet de réussir là où le partage des convictions paraît impossible. Ce faisant, nous assistons à la remise en cause de notre conception des rapports de l’homme et de la nature. Elle n’a pas à être soumise et exploitée (comme l’ère industrielle croyait le lire dans la Bible Gn 128) mais gardée et cultivée comme un jardin, (expression que l’on trouve aussi en Gn 215).

Il s’agit d’une véritable conversion, d’un retournement dont les répercutions concernent non seulement l’environnement mais plus encore la paix entre les peuples et les inégalités Nord-Sud. Une attitude écologique n’est crédible que si elle remet radicalement en cause la règle majeure de l’économie capitaliste libérale : le toujours plus de profit pour quelques uns qui confisquent les richesses et tiennent la majorité de la population mondiale dans une situation de précarité que la distance et le confort de son petit pré carré permet d’oublier. A cet égard, des processus comme le Grenelle de l’environnement engagent-ils un vrai changement des pratiques ou ne constituent-ils qu’une manière habile de continuer comme avant ? La voiture verte, par exemple, c’est l’industrie automobile qui s’enrichit, c’est la poursuite de la logique actuelle des transports, c’est l’exploitation intensive des sols surtout dans les pays pauvres pour les agro-carburants ; les mêmes font du profit, les plus pauvres continuent à être exploités, et rien n’a changé dans nos mode de transport.

Il y a au moins une autre grande cause à la place grandissante de l’écologie dans les sociétés occidentales. Alors que les idéologies se sont éteintes, les sociétés opulentes constatent que le marché et l’argent ne suffisent pas à donner du sens à la vie. Or l’écologie joue le rôle d’une nouvelle idéologie, d’une proposition de sens pour l’être humain. Elle propose une manière pour l’homme de se situer dans le monde, elle oblige à une conversion des pratiques et habitudes. Elle a la forme et la force d’une religion sans en avoir les inconvénients. Il s’agit d’une sorte de religion naturelle, accessible par la raison et la science. Elle offre une boussole, un sens pour la vie. On pourra même rire ou s’inquiéter de l’impossibilité des débats d’experts, comme on se moque des arguties théologiques ou du désaccord indépassable des philosophes entre eux.

On nous affirme en effet avec autant de sérieux et de preuves scientifiques que les variations climatiques ont toujours existé sur Terre (il fut un temps où l’Europe était recouverte par des glaciers ou des déserts) et, au contraire, que c’est la production de gaz à effet de serre qu’il faut tenir pour responsable de ce réchauffement. L’écologie aussi a ses croyants et ses sceptiques, voire ses athées. Il pourrait s’agir d’un retour du paganisme, d’une religion qui divinise la nature, la respectant comme un dieu qu’il ne faut pas froisser, auxquels il faut consentir des sacrifices. En retour ce dieu n’est point trop pénible, tant que du moins, il n’exige pas de nouvel impôt. Il a moins de dévots depuis que l’on parle de la taxe carbone !

La Nature n’est pas philanthrope ! Comme, il est vrai, nombre de chrétiens, y compris autorisés ou doctes, ont fait de la foi une idéologie bien peu chrétienne, on ne peut reprocher à nos sociétés de revenir à un paganisme dont personne n’est jamais définitivement débarrassé.

Est-ce une raison pour se moquer de l’écologie et de s’en détourner ? Non si ce qui finalement est en jeu, c’est un peu plus de justice et de solidarité non seulement avec les générations à venir, mais dès aujourd’hui entre les peuples. La crise écologique manifeste l’actualité de questions que l’on pensait définitivement périmées, sur la précarité de la vie humaine et partant sur ce qui vaut vraiment la peine, nos valeurs, ce à quoi nous tenons alors que la planète est en danger.[1]

Le débat dans l'Eglise

Pendant l’hiver 2009, l’Eglise catholique a été violemment secouée par les réactions dans et hors de l’Eglise à quatre événements : 1) levée des excommunications frappant des évêques intégristes, dont l’un avait tenu encore récemment des propos négationnistes ; 2) propos du Pape sur le préservatif et prises de positions intempestives, dont celle de l’évêque d’Orléans sur la porosité du latex ; 3) nomination d’un évêque conservateur en Autriche et démission après l’intervention de la conférence épiscopale du pays ; 4) excommunications, plus ou moins confirmées, au Brésil après l’avortement d’une enfant violée

Il ne s’agit pas de reprendre ces affaires. Il est en outre évident qu’elles n’ont pas toujours été médiatisées honnêtement et que l’occasion était trop belle de discréditer un peu plus l’Eglise. A quelques mois de distance, peut-on repérer ce qui est en jeu ?


Mystique de l’autorité et culte du secret

Le Pape ou un évêque exercent à la fois un pouvoir, quand bien même celui-ci est perçu comme un service, et une charge religieuse, sacrée, de sorte qu’il est bien difficile de contester leur autorité sans être en même temps sacrilège.

Le Cardinal Congar écrivait : « L’ecclésiologie s’est fixée, pour l’enseignement des clercs et des fidèles, dans un schéma où la question de l’autorité domine au point que le traité tout entier est plutôt une hiérarchologie ou un traité de droit public. Dans cette affirmation de l’autorité, la papauté reçoit la part du lion. ». C’est ce qu’a voulu rééquilibrer le concile Vatican II (1962-1965) en redéfinissant la place des évêques. Cela n’a servi à rien ; les évêques semblent se comporter comme des petits garçons face au Pape, n’osant rien dire.

Surtout, comme l’écrit encore Congar : « le concile n’a pas développé pour elle-même une théologie de la communauté ; beaucoup d’aspects, même fondamentaux, sont demeurés tout juste ébauchés voire implicites. » On ne peut trouver normal que le pouvoir soit exercé dans le secret, que des décisions puissent être prises sans appel ni justification possibles, motu proprio, que la hiérarchie ne se sente pas obligée par ceux qui sont aussi l’Eglise.

Deux conceptions de l’Eglise s’opposent : l’une dite grégorienne ou tridentine, où l’Eglise c’est le pape et les évêques (voire les prêtres), les laïcs n’en faisant pas vraiment parti ; l’autre, sur le modèle du 1er millénaire, où ce qui prime c’est la fraternité établie entre tous les baptisés, ferment de la fraternité entre tous les hommes Les ministres ne reçoivent pas un pouvoir mais sont des serviteurs qui parlent et agissent au nom de l’Eglise.

Après un concile, il faut du temps pour que son enseignement soit reçu ; presque chaque fois, il y eut des schismes. Nous sommes dans la phase de réception de Vatican II et ce n’est pas un hasard si les secousses de l’hiver ont commencé avec la levée des excommunications contre ceux qui rejettent ce concile. Quoi qu’on en dise, il y eut rupture avec ce concile, non pas bien sûr avec la foi qui est la même, avec l’évangile ou le Christ ; non pas avec la grande tradition de l’Eglise qui a plutôt été redécouverte telle qu’elle existait au 1er millénaire, mais rupture avec une tradition plus récente et une conception de l’Eglise, de la vérité, de la liturgie, des rapports théologico-politiques, points sur lesquels justement bloquent les intégristes. Il faudra encore du temps…

La curie romaine, comme nombre d’administrations diocésaines, compte un personnel aussi réduit que dévoué. Plutôt qu’une pénurie de personnel, c’est la conception du gouvernement qui fait problème. Autant qu’on puisse le savoir, il n’y a pas de « conseil des ministres » régulier au Vatican. Lorsque le pape dit travailler collégialement, cela signifie qu’il consulte tel ou tel collaborateur. La grâce d’état, estime-t-on plus ou moins explicitement dans une sorte de mystique du pouvoir ou de l’infaillibilité, dispenserait des médiations communes. Il ne suffit certes pas d’un conseil pour travailler en équipe, mais l’on est sans doute plus pertinent à plusieurs, en particulier eu égard à la complexité du monde contemporain.


L’Eglise, une démocratie ?

L’hostilité de l’Eglise à la démocratie durant le XIXème siècle n’est guère contestable. Comme le disent les intégristes, ce n’est pas parce que tous pensent de la même façon qu’ils ont raison. De surcroit, lorsque l’on est dans le vrai, comment laisser les autres, sous prétexte de liberté, courir à l’erreur ? Des arguments autrement plus sérieux méritent d’être pris en considération. D’abord, si la majorité se joue à 50% plus une voix, cela veut dire que l’opinion d’un même nombre de personnes (50% moins une voix) peut être ignorée. Ensuite, la démocratie est un régime fragile qui requiert le souci de chacun. Que devient l’idéal démocratique lorsque, de fait, le pouvoir est confisqué par une caste de politiciens, trop peu souvent désintéressés, au point que les citoyens ne voient plus comment prendre part aux décisions ni faire confiance à ceux qui les représentent ? L’abstention est le symptôme d’une démocratie malade.

Le droit de l’Eglise prévoit un système de conseils qui, pour peu qu’il soit effectivement mis en place, permet de recueillir l’avis du plus grand nombre en vue du consensus. C’est ce que l’on appelle la synodalité. Un évêque ou un curé ne peut, contrairement à trop de contre-exemples, décider seul ; il préside à la recherche du bien commun et du vrai. L’avis consultatif de ceux avec qui il travaille et vit en Eglise n’a rien d’optionnel sous peine que les décisions soient autocratiques, arbitraires voire tyranniques. Le cardinal Kasper écrivait dès les années 80 : « aujourd’hui, vingt années après le Concile […] se manifestent à nouveau certaines formes d’un monopolisme du magistère. […] Ce n’est pas que par la voix du magistère de l’Eglise que l’Eglise peut parler concrètement et d’une manière qui oblige. »


Quelle conception de la vérité ?

Face à ce que certains perçoivent comme une agression contre l’Eglise, notamment avec le recul de la christianisation dans de nombreux pays du Nord et l’avancée dramatique des sectes dans d’aussi nombreux pays du Sud, il faut défendre la vérité au nom même de la charge reçue du service de cette vérité. Mais qu’est-ce que défendre la vérité ? « On peut avoir tort dans sa manière d’avoir raison » L’Evangile n’est pas une idéologie qu’une réaffirmation doctrinale voire doctrinaire, la discipline et la dévotion suffiraient à propager (http://www.archikinshasa.org/autres/jeanxxiii. htm). L’Evangile c’est la vie donnée du Christ. Or la prise de parole apparaît comme un risque trop onéreux et il faudrait préférer l’ordre et l’obéissance à la liberté, tant est grande la hantise du laxisme. Et pourtant, c’est la vérité qui rend libre (Jean 8,32).

« Un lion en chaire, un agneau au confessionnal » disent les Romains. Mais la société contemporaine ne comprend plus cette attitude qui lui paraît contradictoire et hypocrite entre rappel strict de la loi et accueil miséricordieux.

Les communautés chrétiennes aussi gardent l’Eglise fidèle à l’appel qu’elle a reçu, être la servante du Seigneur. Cela passe en outre par une confiance effective dans « le sens de la foi » des baptisés.


Après un rude hiver…

Faut-il être découragé ou troublé par une Eglise, par des chrétiens, infidèles à leur maître ? Sans doute pas, ou alors nous serions de doux idéalistes, dangereux à force d’intolérance. (Etre tolérant avec les gens bien, ce n’est pas vraiment de la tolérance ! Et qui décide qui sont les gens bien ?) Non que nous devrions nous faire une raison sous prétexte qu’il en a toujours été ainsi et en sera toujours ainsi ! Au contraire la prise de parole et l’écoute de tous dans l’Eglise est une nécessité, une nécessité évangélique.

On ne saurait simplement opter pour des communautés d’élection où l’on se sent bien parce qu’on y entend ce qu’on pense. Le zapping est peu compatible avec le dialogue, certes exigeant, ni avec la condamnation du libéralisme et du subjectivisme par les souverains pontifes des derniers siècles, ni avec la tradition qui fait de la persévérance une vertu. Une paroisse, un diocèse ne sont pas des crèmeries dont la concurrence serait régie par la loi du marché. On ne peut en prendre et en laisser. « L’Eglise dans son ensemble est une communauté spontanée, mais en elle on ne peut choisir sa propre communauté. » (J. Ratzinger 1969)

On doit sans doute se réjouir de ce que beaucoup de chrétiens ont pris la parole[1]. Ils n’ont pas claqué la porte ni ne sont partis sur la pointe des pieds, parce qu’ils savent que, sans l’Eglise, leur foi n’est rien. « Il semble qu’il y ait de la zizanie [ou ivraie] dans le champ de l’Eglise, mais notre foi et notre amour ne doivent pas en être empêchés au point de nous faire quitter l’Eglise. » (Cyprien, Lettre LIV)

On a parlé d’une opinion publique en train de naître dans l’Eglise ; il est certain que les moyens de communication contemporains ont rendu possibles la circulation et la discussion de nombreuses prises de paroles. Les chrétiens ont surtout de plus en plus la vive conviction qu’ils sont concernés, avec les évêques et les prêtres, par la vie de l’Eglise et l’annonce de l’Evangile.


Cyprien de Carthage, Lettre xiv, (vers 250)

Quant à ce que m’ont écrit ceux qui sont prêtres avec moi, [… au sujet de ceux qui ont renié la foi dans la persécution] je n’ai pu y répondre seul, m’étant fait une règle, dès le début de mon épiscopat, de ne rien décider d’après mon opinion personnelle sans votre conseil et sans le suffrage du peuple. Quand par la grâce de Dieu, je serai retourné près de vous, alors, en commun, comme le veut la considération que nous avons les uns pour les autres, nous traiterons ce qui a été fait ou est à faire.


F. Dostoïevski, Extrait de « La légende du grand inquisiteur », Les frères Karamazov

« Au lieu de T’emparer de la liberté humaine, Tu l’as accrue et Tu as accablé à jamais le domaine spirituel de l’homme des souffrances de cette liberté. Tu as souhaité le libre amour de l’homme pour qu’il Te suivît librement, séduit et captivé par Toi. Au lieu de l’ancienne loi solide, l’homme devait désormais décider lui-même d’un cœur libre ce qui est le bien et ce qui est le mal, n’ayant pour seul guide que Ton image devant lui, mais est-il possible que Tu n’aies pas prévu qu’à la fin il rejettera et contestera même Ton image et Ta vérité, si on l’accable sous un fardeau aussi terrible que la liberté du choix ? Ils s’écrieront à la fin que la vérité n’est pas en Toi, car il était impossible de les laisser dans un plus grand désarroi et un plus grand tourment que Tu ne l’as fait. »


[1] Voir Assez, assez…, (http://saintaugustin-croixrousse-lyon.cef.fr/ article.php3?id_article=638) ; la déclaration cosignée par le Cal Barbarin (http://saintaugustin-croixrousse-lyon.cef.fr/article.php3? id_article=649) ou encore Lettres au catholiques troublés, La Croix-Bayard, Paris 2009 (78 pages, 13,5 €).

17/10/2009

A quoi sert de servir ? (29ème dimanche)

En un mois, c’est à dire en deux chapitres de Marc, par trois fois, nous entendons des propos de Jésus sur le service qui vont tous dans le même sens, au point que l’on a l’impression que l’évangéliste se répète. Rappelez-vous le 20 septembre, 25ème dimanche : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous, et le serviteur de tous. » Suivait le propos sur l’accueil des enfants.

Il ya quinze jours, nous entendions que les enfants sont le modèle de ceux à qui le royaume est ouvert, non qu’ils seraient toujours adorables, ces petits ! Mais ils vivent en faisant confiance, en s’en remettant à l’autre, ne doutant pas de son amour. Que dire de mieux effectivement pour dépeindre le disciple, si ce n’est que de souligner sa confiance, quasiment le même mot que la foi, qui permet de s’en remettre à l’autre dont on ne doute pas de l’amour, dont on a rien à craindre et tout à recevoir ?

Enfin, ce 29ème dimanche, nous entendons : « Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur ; celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous. » Pourquoi cette insistance sur la figure du petit ou du serviteur, voire de l’esclave ?

La voie de l’enfance, de la petitesse, n’est pas toujours exempte de misérabilisme, que ce soit en fait ou dans la critique, parfois mais pas toujours injuste, qu’on porte à son égard.

Les propos de Jésus s’adressent dans ces versets en premier lieu aux plus proches, les Douze. Comme s’il fallait que les plus proches se mettent dans la tête qu’être disciples, voire avoir une responsabilité dans la communauté des disciples, ne passe pas par le chemin de la puissance, comme dans le monde, mais par le chemin du serviteur. Aujourd’hui comme hier, se pourrait-il que plus on est responsable dans l’Eglise, plus on a de mal à entendre ce chemin du serviteur ? Se pourrait-il que Jésus le savait et c’est pourquoi il insiste autant ? Les chrétiens sont-ils au service de leurs évêques et du pape, doivent-ils chercher à les comprendre, ou est-ce l’inverse, le Pape, serviteur des serviteurs comme cela est sans cesse dit, qui doit chercher à comprendre ?

L’humanité est-elle au service de l’Eglise ou bien l’inverse de sorte que c’est aux chrétiens, à la suite de Jésus, d’aimer jusqu’à l’extrême ceux qui sont dans ce monde, non parce que nous nous esbaudirions béatement, mais parce que pour annoncer la Bonne Nouvelle du salut, seul l’amour est digne de foi.

Rappelez-vous ce que disais le prophète Malachie (3, 13-14) : « Vous avez des paroles dures contre moi, dit le Seigneur. […] Voici ce que vous avez dit : "Servir Dieu n’a pas de sens. A quoi bon garder ses préceptes, mener une vie sans joie en présence du Seigneur de l’univers ?" »

C’est pour ceci que nous sommes serviteurs ; nous sommes serviteurs parce que l’évangile nous a été confié. Nous le portons comme un trésor dans les poteries sans valeur que nous sommes, pour qu’il soit bien clair que c’est l’évangile et non pas nous qui méritons que l’humanité s’y arrête au moins un instant. Comme dit le psaume : non pas à nous Seigneur, non pas à nous, mais à ton nom, la gloire, pour ton amour et ta vérité.

Là encore, point de misérabilisme. Point n’est requis de cultiver la plus grande médiocrité, la plus grande grasse. Apprendre ce que nous sommes, apprendre à ne pas faire écran à l’évangile est plus compliqué qu’il n’y paraît, et, à entendre les reproches contre l’Eglise, force est de constater que notre Eglise n’a pas toujours su être au service de la Bonne Nouvelle et qu’elle s’est plutôt servi de l’Evangile.

Il ne faudrait pas verser dans la mauvaise foi cependant qui serait l’autre face d’un même misérabilisme toujours aussi redoutable. Ils sont nombreux les témoins, souvent méconnus, qui ont fait entendre la grandeur de l’Evangile. Evidemment, qu’on ait pu aller jusqu’à les oublier ou les mépriser, n’est pas fait pour conforter notre conception trop mondaine de la réussite de l’existence, et comme les médias que nous critiquons si aisément, nous avons nous aussi nos reality-shows. Faites venir les franciscains du Bronx ou un cardinal si vous voulez rassembler. Ça, ce sont des témoins !

Et dire que l’évangile ne parle pas seulement de serviteurs mais d’esclaves !

Nous sommes serviteurs parce que la logique du monde, la logique mondaine, celle du pouvoir et de l’argent, cela ne va pas, et il faut dire stop. Quelle arrogance de notre part. Voilà justement pourquoi cela ne peut se faire que dans la logique du serviteur, celle de Jésus. Tant que nous et notre Eglise flirterons avec la logique du pouvoir, cela ne marchera pas. Nous n’avons été crédibles que lorsque certains d’entre nous ont opté radicalement pour la logique du serviteur. Est-il besoin de préciser qu’opter pour la logique du serviteur ne revient pas à condamner la logique du monde, seulement à la mettre en crise. C’est ainsi que parle Jean : Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son fils non pour condamner le monde, mais pour le sauver. Et le vocabulaire du jugement est utilisé, celui de la crise, justement.

Textes du 29ème dimanche : Is 53, 10-11 ; He 4, 14-16 ; Mc 10, 35-45

10/10/2009

Pour les hommes, c'est impossible... (28ème dimanche)

Ce n’est pas moi, je crois, qui radote, mais c’est l’évangile de Marc, pourtant court, qui répète, qui enfonce le clou. J’aurai d’ailleurs à nouveau à le souligner dimanche prochain. Ce dimanche, c’est encore l’exagération, l’extravagance voire l’extrémisme des propos de Jésus. Et Marc de noter : « Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles ».

La rencontre de l’homme riche donne à Jésus de dire le jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême dit aussi l’évangile de Jean (Jn13,1) : une seule chose te manque. J’aurais envie de dire, s’il n’y en a plus qu’une, ce n’est pas très grave. A moi, n’en manque-t-il pas bien davantage. Une seule chose de manque, va. Vends tout ce que tu as, donne le aux pauvres et suis-moi.

Ce qui est curieux, c’est que ce qui manque, c’est justement de manquer. Cet homme a tout fait, tout ce qui est commandé. Il aurait pu dire « j’ai tout fait » et évidemment, il faut entendre « j’étouffais ». Il en crève de sa perfection à ne plus pouvoir respirer, vibrer à l’air de la liberté et de la joie, tenu par sa morale et ses règles, ou plutôt, tenant la morale et les règles, comme si c’était cela, tenir la règle, qui nous rendait parfaits.

C’est la maladie de toutes les religions éthiques, le judaïsme, le catholicisme. Croire qu’à observer la loi, les règles on atteint le ciel, ce que le Seigneur attend de nous. Il nous manque la seule chose, l’unique nécessaire, le manque du manque.

Il n’y a pas qu’avec l’argent que nous avons peur de manquer. Même dans la foi, nous avons peur de manquer. Alors il faut tout faire quitte à étouffer. Ce qui n’empêche pas que nous choisissions ou concédions où manquer ou exceller. On peut ainsi aisément justifier qu’il n’est pas besoin de venir à la messe tous les dimanches pour être chrétiens. N’a-t-on pas tout fait en vivant la foi au jour le jour dans l’amour du prochain et le refus de désespérer ? Que manque-t-il ? Pas même la communauté des frères pour l’action de grâce !

Mais le manque du manque ne suffit pas encore pour l’exagération. Ou alors, cette exagération peut et doit se dire encore autrement, plus radicalement s’il est possible ! Pour les hommes, c’est impossible. Ne cherchez pas, vous ne pouvez pas y arriver. Vous ne pourrez pas arriver à la sainteté, à la perfection. Pour les hommes, c’est impossible.

Ne cherchez pas à réussir votre vie. Pour les hommes, c’est impossible. Ne cherchez pas à être heureux, pour les hommes, c’est impossible. Il se pourrait qu’il n’y ait pas que les disciples du premier siècle à être de plus en plus désarçonnés.

Peut-être pourrions-nous être un peu plus lucides que ces derniers. Qui peut prétendre, à regarder sa propre histoire et celle de l’humanité, qu’aux hommes c’est possible, le bonheur ? Pas un instant de bonheur, mais l’intensité des moments pour toujours ? Qui peut prétendre que c’est possible la vie toujours et que la mort ne s’y mêle pas d’une manière ou d’une autre ?

C’est déjà quand, entre nous, nous comptons sur l’autre, que la jubilation est grande, non pas pour nous défausser, mais parce que c’est de l’autre que se reçoivent l’amour et la joie. Nous le savons bien que pour nous, c’est impossible, et que seulement d’autrui, c’est possible. Mais même tous ensemble nous n’y arrivons pas, ne serait-ce que parce que, lorsqu'on est plus nombreux, ce n’est pas la joie seulement que nous multiplions, mais aussi les guerres !

Le manque du manque laisse peut-être apparaître ce qu’il en est de la réalité, celle du manque, de l’impossibilité. N’allons pas désespérer. Des choses formidables se vivent, mais ça rate, ça manque encore. Dire que pour les hommes c’est impossible, ce n’est pas tant enfermer les hommes dans leur incapacité que refuser que nous nous satisfassions de trop peu. Il ne s’agit pas de limiter les capacités de l’homme pour justifier la nécessité d’un sauveur. Le sauveur est inutile puisqu’il est la grâce, la source de la gratuité. C’est parce que nous voulons la vie en grand, le plus grand, parce que notre vocation c’est la vie de Dieu, que pour nous, c’est impossible et que cependant, nous ne voulons pas nous contenter d’une vie qui serait suffisamment heureuse, suffisamment humaine. Parce que la vie humaine, en totalité, jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême de l’extravagance, c’est la vie divine. Il les aima jusqu’à l’extrême.

Si donc nous en appelons à Dieu pour que ce soit possible, ce n’est pas d’abord à cause de notre incapacité, notre petitesse ou notre refus de nous retrousser les manches. Evitons au moins de réduire Dieu au bouche-trou si nous ne savons pas espérer assez grand ! Notre destinée est trop grande pour que nous puissions nous la donner et cependant nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas y renoncer. Si nous proclamons avec Jésus que pour les hommes, c’est impossible, c’est que nous nous disposons à accueillir de l’autre, de Dieu, ce que lui seul peut et s’apprête à nous donner, sa vie.

Textes du 28ème dimanche : Sg 7, 7-11 ; He 4, 12-13 ; Mc 10, 17-27

08/10/2009

L'homme faillible et capable (P. Royannais)


Esprit et Vie 216 (Octobre 2009), pp. 26-33

La présente réflexion voudrait proposer une reprise d’une question aussi vieille que l’homme : qu’est-ce que l’homme ? Je partirai de l’anthropologie communément partagée, celle qui naît à l’époque moderne, il y a quatre siècles. La description sera aussi démarche généalogique. L’histoire des idées et la périodisation, surtout en quelques lignes, encourent le risque de la simplification voire du simplisme. On pourra toujours trouver un contre exemple aux grandes lignes que l’on s’évertue de dessiner. Même si les contre-exemples venaient, par leur nombre, à mettre à bas cette tentative de relecture, cette dernière ne serait pas forcément rendue vaine. Ne faut-il pas essayer de se repérer, même si une fois situés, nous pouvons abandonner ce quadrillage grossier ? Cela me conduira à développer une anthropologie de l’homme faillible, est étrangement synonyme d’une anthropologie de l’homme capable, comme nous le verrons. La vulnérabilité ouvre des possibles que la perfection ignore : c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 1210).
Cette réflexion est une appropriation de la pensée de P. Ricœur. Je me suis efforcé de ne pas présenter pourtant pour elle-même cette pensée. Que nous ferait de connaître ce qu’un tel a pensé ? Je me suis pareillement efforcé de ne pas discuter des thèses de tels ou tels philosophes, mais de faire dialoguer ces thèses comme étant nos propres réflexions et objections.
Ces lignes sont situées et ne peuvent donc se prétendre les seules ni se croire exhaustives. Et pourtant, elles ne renoncent pas à proposer une conception de tout l’homme et tous les hommes ; elles ne renoncent pas à une certaine universalité. J’attire en outre l’attention sur un point : malgré ce qui pourra apparaître comme des réminiscences de théologie chrétienne ‑ non comme restes mais comme ce à quoi le discours pourrait faire penser ‑ le discours ne se présente pas comme une confession de foi chrétienne.


L'éditeur n'a pas publié ce petit texte de M. Rondet dont l'article pourrait être une sorte d'écho :

Si l’on voulait décrire en une formule la croissance spiritu­elle, on pourrait dire qu’elle va toujours de la sainteté désirée à la pauvreté offerte. […] Il a bien fallu nous rendre compte que nous avions cédé, nous aussi, à la fatigue, que nous nous étions laissé prendre à l’illusion, qu’il y avait en nous des faiblesses et des fragilités que nous n’arrivions pas à surmonter. Notre démarche nous est apparue sous son vrai jour, lente, hésitante, interrompue. Ce que nous avions rêvé, ce visage de baptisé aux couleurs de légende dorée, ce n’était pas le nôtre. […] La miséricorde de Dieu nous attend là. Si nous savons accueillir humblement la révélation de notre infidélité, la tendresse de Dieu nous ouvre d’autres horizons plus beaux que nos rêves. […] Dieu ne nous a pas abandonnés. Il est plus présent que jamais à notre épreuve, espérant enfin pouvoir se révéler à nous comme celui qui est la béatitude des pauvres. Il ne dépend que de nous de l’accueillir en recevant notre pauvreté comme une grâce. Le voile enfin se déchire qui nous cachait Dieu, et sa sainteté peut emplir nos mains vides. […] La prière à l’école de Jésus est toujours le lieu d’une expérience de pauvreté de plus en plus radicale. […] La prière de Jésus à Gethsémani, son cri de détresse au Golgotha ne sont pas des exceptions. Toute prière connaît un jour où l’autre cette nuit, cette impuissance. Dieu n’est rencon­tré en vérité qu’à travers son absence. Si le Fils bien-aimé, ayant pris notre condition d’homme, en a fait l’expérience douloureuse, comment pourrions-nous l’éviter ? […] Il est des domaines où nous pouvons avoir l’impression de rester maîtres du jeu ; dans la prière, c’est impossible. Nous sommes obligés de reconnaître que tout vient de Dieu, que seul l’Esprit peut en nous prier le Père avec des gémissements ineffables et confes­ser que Jésus est Seigneur.

M. Rondet, Ecouter les mots de Dieu, Bayard, Paris 2001, p. 189

03/10/2009

Il n'est pas bon que l'homme soit seul (27ème dimanche)

A en croire les historiens, le propos de Jésus contre le divorce est tout à fait original, en rupture avec les pratiques tant juives que païennes du premier siècle. On ne peut donc guère ne pas en tenir compte. Pour le comprendre on doit évidemment le situer à la suite de ce que nous avons entendu la semaine dernière, l’exagération extravagante de la discipline de ceux qui suivent Jésus, une hyperbole qui cherche à dire ce qui ne saurait être dit par une simple description. Rappelez-vous, en prenant à la lettre la radicalité des propos de Jésus qui invitait à ce que l’on s’arrache un œil ou se coupe une main plutôt que de pécher, j’avais souligné la rupture de la vie des disciples en raison de la folie d’un amour, celui du Dieu philanthrope.

Ce qui motive, d’après le livre de la Genèse, la décision de Dieu de faire à l’homme une aide qui lui soit assortie c’est qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Comprend-on quoi que ce soit à ce qu’est l’homme (avant de parler du mariage et du divorce), en dehors de ce constat qu’il faut faire entendre par exemple aux partisans trop zélés du célibat : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » ? Il s’agit d’une déclaration anthropologique fondamentale. Si l’on s’appuie sur le Genèse pour interdire le divorce, il faudrait alors dans le même temps justifier la contradiction entre le fait qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul et le célibat imposé aux clercs.

Qui est cet autre qui fait que l’homme n’est pas seul ? C’est le même, pas un animal quelconque, mais « pour de vrai, l’os de mes os et la chair de ma chair ».

Que l’autre se dise par le même, c’est une chose bien connue, et Platon a construit là- dessus une partie de sa réflexion et de sa lutte contre les beaux parleurs. Nous le savons tous ; pour décrire quoi que ce soit, nous avons besoin de le comparer. A la fois, le crayon que je cherche est autre que celui auquel je le compare, et pourtant il est semblable, il est identique ou même, puisque je veux par là t’indiquer ce que je cherche.

Dans le la Genèse, l’altérité se dit par le fait d’être semblable, et être soi-même pour l’homme passe par l’altérité avec ce qui pourtant lui est semblable. Comment la rencontre de l’autre respectera-t-elle son altérité inassimilable et permettra à chacun de rencontrer le semblable pour être soi-même, enfin plus seul ?

Il ne suffit pas d’être marié, un homme une femme, pour vivre l’altérité telle que la Genèse la décrit. Bien des couples, sans doute plus souvent les hommes, oublient l’altérité de l’autre. Il ne suffit pas d’être un homme et une femme pour vivre le projet de Dieu sur l’homme et la femme ! Et lorsque les discours moraux se mettent en chasse de l’homosexualité sous prétexte qu’elle serait négation de l’altérité, il faut que leurs auteurs soient aveugles et aient la mémoire bien courte. Dans l’histoire, et quoi qu’on dise encore aujourd’hui, dans combien de couples l’altérité est-elle respectée ‑ ce que l’on appelle la chasteté, je crois ‑ ? Combien de fois la femme était, et est encore, réduite à bobonne, juste capable de se taire et de prendre sur elle ? De quelle altérité parle-t-on ? Il faudrait être bien bêtement matérialiste pour rabattre l’altérité homme femme sur la seule différence morphologique ! En tout cas, il est des relations homosexuelles où l’équilibre altérité-identité est vécu et parfois, peut-être rarement, bien mieux que dans des couples homme-femme.

La sexualité appelle la différence autant qu’elle peut la détruire, la bouffer. S’il est inepte selon certains de parler d’homosexualité, comme contradiction dans les termes, cela l’est autant, comme pléonasme, de parler d’hétérosexualité. Vivre l’altérité dans l’égalité est un exercice de haute voltige, d’équilibriste, pour tout le monde.

Les propos de Jésus sur le divorce se comprennent selon cet appel anthropologique au respect de l’altérité au moment même de la reconnaissance de ce qu’un semblable, c’est-à-dire un autre, est à mes côtés. C’est la même dignité, la même humanité de l’un et l’autre ; c’est l’altérité de l’autre qui n’est jamais moi ni ne devrait jamais pouvoir être mon objet.

Oui à l’interdiction du divorce pour plein de raisons, et en premier lieu peut-être pour les enfants, ce dont ne parle pas Jésus ; nous connaissons ceci dit trop de cas où même pour les enfants, le divorce est la solution la moins pire. Y a-t-il d’ailleurs mariage quand l’altérité est bafouée si ce qui justifie la non répudiation, c’est le texte de la Genèse, c’est-à-dire cet équilibre, qui comme tout est équilibre est par définition instable, du semblable et de l’altérité ?

Faut-il comprendre l’interdiction du divorce comme un absolu, c’est-à-dire un en soi, déconnecté du reste, par exemple du contexte, ou comme l’exigence radicale, extravagante, à creuser l’altérité dans une rencontre qui offre à chacun de devenir plus lui-même ?

Texte du 27ème dimanche B : Gn 2, 18b-24 ; He 2 ,9-11 ; Mc 10, 2-16