30/09/2022

Et puis quoi encore ? Lc 17, 5-10 (27ème dimanche du temps)

Augmente en nous la foi ! » (Lc 17, 5-10) Est-ce une demande ou un ordre ? Il n’y a pas le moindre s’il te plaît, la moindre trace d’une supplication remplie de confiance. Et pour cause, de foi, ils n’en ont pas, prétendent ne pas en avoir, ou si peu qu’il faudrait l’augmenter.

Il faut dire que la question est stupide. Et à question stupide, réponse stupide. « Si vous aviez de la foi, gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’, et il vous aurait obéi. »

Je suis désolé pour ceux qui trouvent la demande ou l’ordre des apôtres très juste, édifiant. Jésus a le droit de répondre au deuxième degré ! Mais nous prenons Jésus tellement au sérieux ‑ preuve du sérieux de notre foi ‑ que nous ne voyons pas l’ironie de la réponse. C’est pernicieux, pour ne pas dire pervers. Car sous prétexte d’écouter radicalement Jésus, nous avons trouvé un bon stratagème pour ne pas l’écouter. Sous prétexte d’interroger pieusement sur la foi, nous avons trouvé un bon moyen de ne pas croire.

Jésus parlait aux disciples, et les apôtres interviennent, peut-être péremptoirement, semble-t-il en interrompant la conversation, avec leur drôle de question. Le cercle rapproché ne comprend rien. C’est ainsi chez Marc, et chez Luc aussi. Plus la passion approche, plus les très proches sont déconnectés, à côté de la plaque, jusqu’à la trahison. Le cercle rapproché ne comprend jamais rien, hier comme aujourd’hui ! Nous devrions retenir l’avertissement…

La foi n’est pas une histoire de plus ou moins, d’augmentation ou de diminution, de compte. Dieu ne sait pas compter, écrit joliment, et justement, Jean-Noël Bezançon. Les apôtres confondent plus et mieux. Il ne s’agit pas de croire plus, mais de croire mieux. Et l’expérience des disciples au long des âges, c’est qu’on ne sait pas ce qu’est croire, que cela change selon les âges de la vie et selon chacun. Croire mieux, c’est souvent ne plus rien savoir si l’on croit, « il ne savait pas où il allait » dit la lettre aux Hébreux du croyant-type qu’est Abraham. La foi n’est pas affaire d’accumulation ; elle creuse, elle enlève, elle appauvrit, vide les mains pour qu’elles puissent recevoir. « Il renvoie les riches les mains vides. »

Si Jésus a chassé les vendeurs du temple, ce n’est pas pour qu’on vienne marchander dans la foi. La foi ne sert à rien. Le texte le dit, cette fois au premier degré, nous sommes des serviteurs inutiles.

Revenons à cette affaire, immense affaire, de croire mieux, c’est-à-dire croire moins plutôt que plus, quoi qu’il en soit, pas plus. Croire mieux, c’est vouloir croire. Relisons Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face tant c’est intempestif, décisif :

« Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment… Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle ne devait s’éteindre qu’à l’heure fixée par le Bon Dieu et… cette heure n’est pas encore venue. Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens, mais hélas !  Je crois que c’est impossible. Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité. »

Peu importe ici que la nuit de la foi soit transitoire ou mode habituel, normal de la foi. Je veux souligner que si l’on avait la moindre raison de croire, ce ne serait pas la foi. C’est la foi qui justifie et non je ne sais quoi qui justifie que l’on croie. Credo quia absurdum, non pas renoncement à l’intelligence ‑ plus c’est stupide, plus on y croit, comme le sérieux avec lequel on prend la demande-ordre des apôtres. Bien sûr que c’est intelligent ce que nous croyons. Dans l’Eglise on demande parfois le sacrifice de l’intelligence, violence de tyran

Ce n’est pas parce que nous saisirions, parce que cela réconforterait, ou autre encore, que nous croyons. Ce ne serait pas la foi. Nous n’avons pas à croire des trucs impossibles ; nous apprenons à apprendre que nous ne sommes pas bien placés pour conduire notre vie : nous voulons remettre cette conduite à Jésus.

« Il partit sans savoir où il allait. » (He 11, 8) La foi ne se planifie pas plus qu’elle n’est susceptible d’être augmentée. Il n’y a pas d’échéancier et d’objectifs à atteindre, seulement un but vers lequel nous courrons sans le saisir (Ph 3). Lorsque viennent les ultimatum, dont la demande-ordre des apôtres, comme en amour, c’est le début de la fin. On ne part pas un peu ou beaucoup, plus ou moins. On part ou on ne part pas.

23/09/2022

Table du riche et table riche Lc 16, 19-31 (26ème dimanche du temps / Journée des migrants et réfugiés)

« Tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » Faut-il prendre au premier degré ce morceau de dialogue parabolique ? La théologie de la rétribution serait-elle accréditée de la façon la plus claire, et autorisée comme prédication de Jésus ?

Comme dans le livre de Job ‑ autre histoire d’un affamé couvert d’ulcères et abandonné de tous ‑ la scène hors-champs relève du conte et ce n’est pas le conte qui doit être retenu, mais ce qu’il désigne. Fonctionnement parabolique ordinaire. Le texte ne parle pas de la vie post-mortem, mais d’un ressuscité qui ne convaincrait pas ceux qui n’écoutent pas Moïse et les prophètes.

Le merveilleux n’est en rien un ressort pour s’engager, se déterminer. La visite, la visitation, d’un « ressuscité d’entre les morts » n’oppose pas de preuve contraignante. Nous qui célébrons chaque dimanche la résurrection du Seigneur, nous en savons quelque chose. La résurrection de Jésus nous fait-elle écouter Moïse et les prophètes ? Nous ne valons pas mieux que ceux qui nient la résurrection ; eux la congédient par a priori ; nous, nous risquons de la nier dans les faits, puisque ce qu’elle annonce et réalise ne change en rien nos vies, puisque sa force de vie, nous n’en tenons pas compte, nous l’abandonnons à la mort.

Pouvons-nous écouter Moïse et les prophètes ? Les deux extraits d’Amos, aujourd’hui et dimanche dernier, malgré la force rhétorique du texte, ne nous empêchent pas de dormir, ne nous convertissent pas. Nous n’en avons rien à faire. En cette journée mondiale des migrants et réfugiés, qu’avons-nous fait du troisième livre de Moïse. « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L'étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l'aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d'Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » (Lv 19)

Nous croyons si peu la résurrection de Jésus que non seulement le racisme ordinaire ne nous révolte guère ‑ quand il n’est pas notre fait ‑ mais que nos lois sont discriminatoires, déchoient l’étranger sans papier de son humanité, le traitent comme un paria, à peine un homme, contredisant les conventions internationales que le Pays des droits de l’homme ‑ sic ! ‑ est fier d’avoir signées, s’engagent la main sur le cœur à défendre, parce qu’il en va de nos valeurs ‑ sic ! ‑, notre identité ‑ le mot est lâché ‑, ce qui nous distingue des Etats barbares.

La question de l’hospitalité constitue l’ossature de notre parabole appuyée sur le vocabulaire du repas. (Nous lisons le texte à la double table à laquelle nous prenons part en ce moment, celle de la Parole et de l’eucharistie). La table est le lieu de l’hospitalité, au moins dans notre culture. Inviter quelqu’un à sa table, c’est l’accueillir chez soi, dans sa maison.

Dans la parabole, il y a la maison du riche et le lieu qui n’en est pas un, la porte, le dehors sans chez-soi, où se trouve Lazare. Il y a les festins somptueux et la faim de celui dont les ulcères sont le festin des chiens. Il y a le sein d’Abraham, foyer accueillant comme la poitrine nourricière d’une mère, et la terre de l’oubli où l’on dépose ceux dont même le nom n’a laissé aucun souvenir. Dans la parabole, il est question de boisson, même si c’est une seule goutte d’eau sur le bout du doigt. Il y a le lieu de la consolation, ici, et celui de la souffrance, l’un et l’autre habités. Il y a « la maison de mon père », reflet mensonger d’une maison paternelle, de la maison du Père, aussi fermée à une admonestation qu’à la charité et au partage, du temps du riche comme du temps de ses frères. Même dans la scène hors-champ, Lazare demeure le larbin à qui l’on ordonne de désaltérer et avertir les panses repues ; les velléités de conversion ne sont que paroles.

L’hospitalité est une résurrection, pour les migrants, on l’espère, pour nous aussi. La vie du Jésus irrigue nos veines et nous sommes vivants. Ce n’est pas une récompense post-mortem, mais la vie éternelle. Ici, maintenant. Cela ne s’apprend qu’à être pratiqué. L’hospitalité permit à Abraham de recevoir Dieu sans même qu’il le sût. C’est une chance qu’il y ait des migrants, nombreux, sans cesse. Pour eux, si une vie meilleure est possible. Pour nous car par eux frappe à notre porte l’admonestation de celui qui est ressuscité d’entre les morts.

Lazare nous est offert pour frère, hôte et non étranger ou ennemi. La fratrie n’est plus incomplète ‑ six ‑ et menacée par la mort ‑ cinq ‑ ; c’est la fraternité de l’unique sainteté hospitalière, celle de Jésus. Au banquet où Dieu lui-même se donne, nous rendons grâce, nous faisons eucharistie de ce que Dieu nous fait vivre en vie éternelle. 

16/09/2022

Dieu et l'argent Lc 16, 1-13 (25ème dimanche du temps)

Il y a un mois et demi, je commençais une homélie ainsi : « Où est le problème avec l’argent ? ». Je réfléchissais sur une vie comprise comme reçue, comme don, ce que l’on appelle action de la Providence. Croire c’est former sa vie comme reçue et en remercier

Ce dimanche, les textes invitent à revenir sur le sujet. La première lecture interroge le rapport de l’argent et de la justice, ou plutôt de l’injustice. Le prophète Amos, daté du VIIIe avant Jésus, écrit il y a donc plus de vingt-huit siècles. Et ses mots sont d’une actualité qui n’a nul besoin de contextualisation ou d’adaptation. Marx n’a qu’à bien se tenir après pareille dénonciation : le travail désormais dit dominical, le primat du marché et de l’économie contre principe social, l’appât du gain, la malhonnêteté et la réduction en esclavage économique de ceux qui produisent de leurs mains et fatigue la richesse.

« Quand donc la fête de la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous puissions vendre notre blé ? Quand donc le sabbat sera-t-il fini, pour que nous puissions écouler notre froment ? Nous allons diminuer les mesures, augmenter les prix et fausser les balances. Nous pourrons acheter le faible pour un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales. Nous vendrons jusqu’aux déchets du froment ! »

« On n’est pas là pour se faire engueuler » comme le chantait Boris Vian. Mais force est de reconnaître qu’on en prend plein la figure. Ce n’est pas le prêtre qui sermonne aujourd’hui les paroissiens, si cela lui est arrivé. La parole biblique s’en charge elle-même.

Que l’argent soit moyen de solidarité, de lutter contre la misère voire la violence ‑ que l’on pense au milliards de dollars dépensés pour soutenir l’Ukraine ‑ reste qu’il est aussi un maître qui asservit, non seulement ceux qu’il contraint à la misère mais aussi ceux qui lui vouent leur vie. L’argent est un dieu, Moloch qui gouverne nos vies et réclame le sacrifice des enfants, Sacrifices humains mode 2.0, high-tech : nous ne sommes pas des primitifs !

Nous sacrifions nos enfants par le mépris, l’humiliation et la destruction de la nature. Pour faire du fric, on rase des forêts, on fabrique et vend des armes, on développe une agriculture intensive polluant les sols au point de contaminer durablement l’eau dite potable, on se fout des diverses émissions qui bouleversent le climat, etc. Il n’est plus aujourd’hui possible de ne pas le voir. Avec le Patriarcat de Constantinople, l’Eglise Catholique propose de faire de septembre le « mois de la création ». Pas sûr que cela modifie ne fût-ce qu’en une occasion nos comportements, occupe ne serait-ce qu’un instant notre pensée.

Alors, si ce n’est pour nous faire engueuler que nous sommes ici, que ce soit au moins pour démasquer et dénoncer l’idole. Quel est notre Dieu ? Il n’y a pas d’un côté les faux dieux, idoles faites de mains d’hommes qui ont une bouche et ne parlent pas mais mangent cependant les enfants, et d’un autre le Bon Dieu. Il y ce que nous pensons de Dieu. Et c’est cela qu’il faut convertir, car même du Dieu de Jésus, on peut faire une idole. Il n’y a qu’à voir, exemple aussi hallucinant que récent, la justification par le Patriarche de Moscou de ce que son Président appelle une « opération spéciale », guerre qui tue ses propres enfants, ou plutôt ceux des nations alliées, car il y a peu de jeunes russes à vouloir s’engager à assassiner des cousins du même âge !

L’argent dit en négatif qui est le Dieu de Jésus. Non pas le concurrent, car précisément, ils ne sont pas comparables, parce que le Dieu de Jésus dénonce qu’il faudrait pour gagner parier sur le meilleur des deux. Dieu est l’anti-dieu faut-il oser croire. Il n’est pas le gagnant : voyez la croix. Il n’est pas le plus fort : le Fils meurt comme un criminel. Il n’est pas le garant du happy end, il se coltine avec le non-sens, « mon Dieu pourquoi ? ».

Dieu est proximité des perdants. Non qu’il encourage la médiocrité ou promeuve un misérabilisme qui légitimerait tous les laxismes, fainéantises et autres je-m’en-foutismes. Il est le Dieu de la proximité avec les perdants pour qu’un non définif soit prononcé contre nos esclavages. Or on ne libère pas les autres par des paroles, seulement, mais par la présence, humble et humiliée, mais effective ; c’est Jésus. Paul le dit dans un drôle de pléonasme : « C’est en vue de notre liberté que le Christ nous a libérés. » (Ga 5, 1) Ce n’est pas pour retourner « sous le joug de l’esclavage » de quoi que ce soit, loi, argent, dieu. En premier, les disciples de Jésus sont « sans dieu ni maître », parce que Dieu n’est pas de ce bois-là !

Au contraire du Baal « argent » et de tous les maîtres ‑ c’est le sens du mot baal ‑ le Dieu de Jésus, ne recherche pas son intérêt ou sa puissance, mais notre vie. Sa joie, c’est notre vie. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. » Le Dieu de Jésus n’est pas maître, il est ‑ folie, blasphème ! ‑ malédiction et péché. « Dieu l’a fait péché pour nous. » (2 Co 5, 21) « Le Christ […] est devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit : Maudit quiconque pend au gibet. » (Ga 3, 13) C’est incompréhensible non seulement pour les dévots. C’est pourtant le chemin de la vie et donc de la gloire de Dieu. Il ne suffit pas d’être dévot pour être disciple. Il faut mettre le monde à l’envers. C’est pourquoi, « entre Dieu et l’argent, il faut choisir. »

 

 

Complément : 

Une parabole qui nous prend à rebrousse-poil. Jésus se moquerait-il de nous ? L’évangile peut-il être invitation à la malhonnêteté ?

Rien ne valent les vrais amis. Je suis prêt à tout pour mes amis. L’amitié, c’est comme la famille, la seule valeur. Etc. Genre de déclarations d’autant plus émouvantes qu’elles sont tonitruantes, importantes que dans les faits, on ne les respecte guère. Dans la famille comme en amitié, nous sommes capables de nous en vouloir à mort.

On comprend que ce chapitre fasse suite à celui sur l’hypocrisie dite des pharisiens.

Comme si Jésus nous disait : tes belles déclarations, qu’elle fumisterie. Tant qu’à faire, mieux vaudrait se faire des amis malhonnêtement ! Car l’emploi de l’argent malhonnête dans notre parabole a pour but l’amitié. C’est curieux cette affaire, mettre l’argent et l’amitié ensemble. Mais c’est exactement ce que nous faisons lorsque nous parlons des « valeurs ».

On comprend que la parabole s’achève sur l’incompatibilité entre Dieu et l’argent.

09/09/2022

Vie gaspillée, vie divine anéantie Lc 15, 11-32 (24ème dimanche du temps)

Il y a plusieurs années, j’ai lu le commentaire d’Henri Denis Jésus, le prodigue du Père. Plus le temps passe, plus son intuition me paraît pertinente, levant nombre d’obstacles aux lectures de la parabole (Lc 15, 11-32) qui sont ordinairement les nôtres.

Généralement, la troisième des paraboles dites de la miséricorde est interprétée comme une histoire de pardon. Mais alors, nous sommes bien embêtés lorsqu’arrive le fils aîné. Il ne semble pas disposé à entrer dans la salle des fêtes. Restera-t-il à tout jamais enfermé dans sa jalousie ? En crèvera-t-il ? Le Père ne pourrait-il pas, ne devrait-il pas le récupérer, même malgré lui ? Les parents qui ont un enfant suicidaire, les amis des personnes qui n’en peuvent plus de l’existence au point de vouloir en finir, ne font-ils pas tout pour tirer de l’abîme ceux qui n’arrivent pas à vivre ? Le Père se contenterait-t-il d’attendre son fils, comme pour le cadet ? Drôle de Dieu de miséricorde ! On en est tellement gêné qu’on ne lit que la première partie de la parabole.

Plus subtil ou plus juste exégétiquement, et sans doute plus traditionnel, la parabole parlerait de résurrection. Il y a peu de phrases qui reviennent dans le texte ; l’une pourtant, comme un refrain, devrait nous arrêter. Aurions-nous des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir ?

« Mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » « Il fallait festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! » Parabole de la résurrection, le Père passe son temps à désirer la vie avec lui de ses enfants ; il sort à la rencontre de l’un comme de l’autre, et va jusqu’à prier l’aîné pour qu’il entre dans la salle des fêtes et du festin.

Dans cette histoire qui semble bien construite, les incohérences sont pourtant nombreuses. Ainsi, le fils aîné a reçu sa part de fortune, si l'on en croit le narrateur, mais il dit n'avoir jamais eu un bouc pour festoyer - quel festin, un bouc ! - avec ses amis. Ainsi, qu’est donc cette famille sans mère ni épouse, sans femme : un homme et deux fils, que des mecs, une société de mâles. Tout cela est marqué par la mort. ça sent la mort : le cadet qui semble n’être jamais perçu autonome, adulte, mais toujours fils, meurt de faim et l’on tue le veau, un animal enfant, encore un mâle, on tue la vie en devenir. Et qu’est-ce que ce veau, comme s’il n’y en avait qu’un seul, justement gras au bon moment ?

Je ne sais si je suis fidèle au texte d’Henri Denis ou si, me l’étant approprié, je développe à ma façon, y compris peut-être contre lui. Une chose au moins doit encore nous surprendre. Comment l’aîné sait-il ce qu’a fait son frère ? Une vie de « désordre » dit la traduction du narrateur. Ce n’est pas le texte. Asôtos, cela signifie sans issue, sans salut, désespérée, et par conséquent, misérable, détestable, funeste.

Cela ne vous rappelle rien ? Les premiers chrétiens ont construit sur ces versets les récits de la passion. « Objet de mépris et rebut de l'humanité, homme de douleur et familier de la souffrance. Comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé et compté pour rien. Sans beauté, sans éclat, nous l'avons vu ; il n’avait plus aucune apparence » Misérable ! Détestable ! Et nous, nous pensions qu’il était châtié par Dieu !

L’aîné en sait beaucoup : son cadet a dépensé tout son bien avec des filles. Tiens, le voilà l’autre sexe, comme une prostituée ! C’est curieux, non ? Mais laissons. Comment sait-il cela ? Il était aussi au bordel pour y avoir croisé son frère ? Et les traducteurs le croient et tombent dans le panneau de la rancœur, se dévoilant clercs phallocrates ! Shame on them.

Cela devrait encore nous rappeler quelque chose. Qui fréquente les prostituées au point d’affirmer qu’elles sont premières au royaume ? La calomnie du frère est exactement la récrimination du début du chapitre : « Il fait bon accueil au pécheur et mange avec eux ! » Mais il ne s’agit pas de morale, pas de faute ni de péché. Il s’agit de vie, ce que l’on appelle résurrection, une issue pour les vies sans issue, un salut pour les vies sans salut.

C’est déjà l’heure et j’en ai dit trop peu. C’est Jésus, le prodigue du Père, c’est lui qui dépense jusqu’au dernier souffle la richesse de l’héritage, la substance du Père et sa vie, ousia et bios dit le texte. C’est lui que le Père accueille et rend à la vie. « Des foules de nations vont être émerveillées, des rois vont rester bouche close, car ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté, et ils observent ce qu’ils n'avaient pas entendu dire. » Il fallait qu’il passe par la mort pour aller chercher les morts. Vie gaspillée, pensez, vie divine anéantie. Impensable, abjecte, asôtos. « Par ses blessures nous sommes guéris. »