Que signifie la célébration de trente ans d’ordination quand on ne voit à l’horizon quasiment aucune relève ? Non seulement les séminaristes et jeunes prêtres sont très peu nombreux, mais la majorité des lieux de formation qui les accueillent construit une Eglise bien éloignée, voire aux antipodes, de celle à laquelle ces trente années ont essayé d’être au service, en ministère. Le Pape lui-même s’en est récemment inquiété à plusieurs reprises.
Que signifie la célébration d’un jubilé presbytéral quand l’Eglise fait honte ? Il y a les crimes sexuels, leur dissimulation et la haine agressive que déclenche leur dénonciation ; il y a un discours sur la sexualité d’autant plus inadmissible qu’il est souvent contredit dans les faits par ceux qui le tiennent, souvent plus homophobes que déterminés à dénoncer la pédocriminalité ; il y a les scandales vaticans et les refus de changer, voire la défense d’un soi-disant seul système conforme à la foi ; il y a les prises de positions de baptisés, évêques et prêtres y compris, en faveur de l’extrême droite et le silence coupable des autres ; il y a instrumentalisation de la foi au profit du repli sectaire, intolérant, ou de la magie religieuse, alors que l’évangile est dépossession ; il y a les abus de pouvoir qui cassent les personnes, etc.
L’Eglise ne se réduit certes pas à cela ! Elle continue son travail de mission au service du plus grand nombre, mais avec des moyens si pauvres que rien ne permet de savoir comment l’on fera dans cinq ans seulement. L’évangile nous envoie pour moissonner et nous réjouir, pas pour semer. Pourtant, nous paraissons enchaîner les mauvaises années ! A moins que nous ne sachions voir les champs dorés sous nos yeux. Chaque année dans notre petite paroisse, quelques adultes demandent le baptême. Il y a donc encore la foi sur la terre.
Comment l’Eglise fait-elle deviner le nom de Jésus ? Qui veut l’entendre ? Qui pourrions-nous interpeller en vue du ministère presbytéral ? Dans notre communauté, il me semble, seulement ceux et celles auxquels la discipline ecclésiale interdit l’accès au sacrement de l’ordre. L’Eglise prive les communautés du ministère ordonné. Je n’ai pas la vocation ‑ comme l’on dit ‑ au célibat. Seulement parce que l’évangile est plus important, j’y ai consenti. Ainsi qu’à beaucoup, le célibat aura été un calvaire ‑ le mariage certes aussi peut l’être. S’il devait y avoir une consolation, ce serait d’exiger et de construire l’Eglise autrement.
« Je me sens de moins en moins prêtre et de plus en plus religieux », écrivait le prêtre jésuite Michel de Certeau. Importe d’être des disciples du Seigneur Jésus, engagés en Eglise pour que ce monde soit déjà irrigué par les fleuves édéniques, un monde où nous avons plaisir à vivre ensemble. Nous sommes convoqués à la conversion en forme de mission auprès de ceux d’abord qui n’en peuvent plus : « Voici mon Serviteur que j’ai choisi, mon Bien-aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le droit aux nations. Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n’entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas, jusqu’à ce qu’il ait mené le droit au triomphe : en son nom les nations mettront leur espérance » (Mt 12, 18-21)
Si l’on trouve ce programme trop humaniste, type ONG, pas assez confessant, j’en suis désolé pour l’évangile de Matthieu, pour Jésus, pour la charité et la justice. L’évangile fait de nos communautés, dans la société, le témoin, le martyr, de ce que le roseau froissé et la mèche fumante ne peuvent, sous aucun prétexte, être méprisés ni écrasés. La gratuité de l’existence est parabole et mode d’être du Dieu qui s’offre sans autre pourquoi que lui-même.
Malgré l’adversité, celle dont j’ai déjà parlé, celle de mon péché et la honte infinie qui en découle, celle de la violence subie qui handicape à jamais, vivre, et constater un bout de fidélité, une fidélité trouée mais une fidélité tout de même. Vivre en recommençant sans cesse à s'abandonner à celui qui nous aime et nous attend, qui aime ce monde et l'attend, quoiqu'il en soi. La persévérance comme solidarité avec ceux qui tiennent parce qu’on compte sur eux, ceux qui persévèrent parce qu’autrui attend qu’ici ils se tiennent ; recevoir de persévérer de ceux qui comptent sur nous. Ruth Burrows, carmélite anglaise, écrit : « Je sais que je dois accueillir chaque manifestation de ma faiblesse, chaque occasion qu’il m’est donné de prendre la mesure de mon dénuement. Ma vie fut triste, mais c’est une vie. J’ai vécu. La vie ne m’a pas laissée sur le bord de la route. »
Dans la pesanteur de l’existence que tant partagent au point qu’il y a de quoi penser que vie et fardeau sont synonymes, comment ne pas recourber le désir du bonheur à la mesure mesquine de ce qui en aura été possible ? Le crucifié du Golgotha a promis la joie, accomplie. Nous aurait-il trompés ? Il n’est - pour ne point faire de lui un menteur ni, comme naguère, en être réduit à reléguer la joie outre-tombe - qu’une solution : exciter en nous le désir de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des sociétés justes, exciter en nous le désir de cette vie qu’il est, avec les frères, lui-même et qu’il veut nous donner. Même sans rien comprendre, se retrousser les manches pour un peu de bonté ici et maintenant. C’est déjà cela d’arraché à la mort et au mal. Arracher à la mort et au mal, c’est ce que l’on appelle la résurrection.