25/06/2021

Pour un anniversaire d'ordination. Nous aurait-il trompés ?

Que signifie la célébration de trente ans d’ordination quand on ne voit à l’horizon quasiment aucune relève ? Non seulement les séminaristes et jeunes prêtres sont très peu nombreux, mais la majorité des lieux de formation qui les accueillent construit une Eglise bien éloignée, voire aux antipodes, de celle à laquelle ces trente années ont essayé d’être au service, en ministère. Le Pape lui-même s’en est récemment inquiété à plusieurs reprises.

Que signifie la célébration d’un jubilé presbytéral quand l’Eglise fait honte ? Il y a les crimes sexuels, leur dissimulation et la haine agressive que déclenche leur dénonciation ; il y a un discours sur la sexualité d’autant plus inadmissible qu’il est souvent contredit dans les faits par ceux qui le tiennent, souvent plus homophobes que déterminés à dénoncer la pédocriminalité ; il y a les scandales vaticans et les refus de changer, voire la défense d’un soi-disant seul système conforme à la foi ; il y a les prises de positions de baptisés, évêques et prêtres y compris, en faveur de l’extrême droite et le silence coupable des autres ; il y a instrumentalisation de la foi au profit du repli sectaire, intolérant, ou de la magie religieuse, alors que l’évangile est dépossession ; il y a les abus de pouvoir qui cassent les personnes, etc.

L’Eglise ne se réduit certes pas à cela ! Elle continue son travail de mission au service du plus grand nombre, mais avec des moyens si pauvres que rien ne permet de savoir comment l’on fera dans cinq ans seulement. L’évangile nous envoie pour moissonner et nous réjouir, pas pour semer. Pourtant, nous paraissons enchaîner les mauvaises années ! A moins que nous ne sachions voir les champs dorés sous nos yeux. Chaque année dans notre petite paroisse, quelques adultes demandent le baptême. Il y a donc encore la foi sur la terre.

Comment l’Eglise fait-elle deviner le nom de Jésus ? Qui veut l’entendre ? Qui pourrions-nous interpeller en vue du ministère presbytéral ? Dans notre communauté, il me semble, seulement ceux et celles auxquels la discipline ecclésiale interdit l’accès au sacrement de l’ordre. L’Eglise prive les communautés du ministère ordonné. Je n’ai pas la vocation ‑ comme l’on dit ‑ au célibat. Seulement parce que l’évangile est plus important, j’y ai consenti. Ainsi qu’à beaucoup, le célibat aura été un calvaire ‑ le mariage certes aussi peut l’être. S’il devait y avoir une consolation, ce serait d’exiger et de construire l’Eglise autrement.

« Je me sens de moins en moins prêtre et de plus en plus religieux », écrivait le prêtre jésuite Michel de Certeau. Importe d’être des disciples du Seigneur Jésus, engagés en Eglise pour que ce monde soit déjà irrigué par les fleuves édéniques, un monde où nous avons plaisir à vivre ensemble. Nous sommes convoqués à la conversion en forme de mission auprès de ceux d’abord qui n’en peuvent plus : « Voici mon Serviteur que j’ai choisi, mon Bien-aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le droit aux nations. Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n’entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas, jusqu’à ce qu’il ait mené le droit au triomphe : en son nom les nations mettront leur espérance » (Mt 12, 18-21)

Si l’on trouve ce programme trop humaniste, type ONG, pas assez confessant, j’en suis désolé pour l’évangile de Matthieu, pour Jésus, pour la charité et la justice. L’évangile fait de nos communautés, dans la société, le témoin, le martyr, de ce que le roseau froissé et la mèche fumante ne peuvent, sous aucun prétexte, être méprisés ni écrasés. La gratuité de l’existence est parabole et mode d’être du Dieu qui s’offre sans autre pourquoi que lui-même.

Malgré l’adversité, celle dont j’ai déjà parlé, celle de mon péché et la honte infinie qui en découle, celle de la violence subie qui handicape à jamais, vivre, et constater un bout de fidélité, une fidélité trouée mais une fidélité tout de même. Vivre en recommençant sans cesse à s'abandonner à celui qui nous aime et nous attend, qui aime ce monde et l'attend, quoiqu'il en soi. La persévérance comme solidarité avec ceux qui tiennent parce qu’on compte sur eux, ceux qui persévèrent parce qu’autrui attend qu’ici ils se tiennent ; recevoir de persévérer de ceux qui comptent sur nous. Ruth Burrows, carmélite anglaise, écrit : « Je sais que je dois accueillir chaque manifestation de ma faiblesse, chaque occasion qu’il m’est donné de prendre la mesure de mon dénuement. Ma vie fut triste, mais c’est une vie. J’ai vécu. La vie ne m’a pas laissée sur le bord de la route. »

Dans la pesanteur de l’existence que tant partagent au point qu’il y a de quoi penser que vie et fardeau sont synonymes, comment ne pas recourber le désir du bonheur à la mesure mesquine de ce qui en aura été possible ? Le crucifié du Golgotha a promis la joie, accomplie. Nous aurait-il trompés ? Il n’est - pour ne point faire de lui un menteur ni, comme naguère, en être réduit à reléguer la joie outre-tombe - qu’une solution : exciter en nous le désir de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des sociétés justes, exciter en nous le désir de cette vie qu’il est, avec les frères, lui-même et qu’il veut nous donner. Même sans rien comprendre, se retrousser les manches pour un peu de bonté ici et maintenant. C’est déjà cela d’arraché à la mort et au mal. Arracher à la mort et au mal, c’est ce que l’on appelle la résurrection.

18/06/2021

Qui est-il donc, celui-ci ? (12ème dimanche du temps)

Les lectures de la tempête apaisée (Mc 4, 35-41) sont de deux ordres. Soit on dit la puissance de l’auteur du miracle, mais ce n’est plus trop dans l’air du temps, le miracle devenant un obstacle à la foi, une exception à la rationalité de la foi ; soit on fait une lecture allégorique, ce sont les tempêtes intérieures que le Seigneur apaise : si la mer se déchaîne, si le vent souffle fort, crois en Jésus, il t’aime.

Cette seconde lecture ne convient pas d’avantage que la première. Elle continue à penser selon la logique du miracle, d’une action de Dieu, non plus de type cosmologique, mais psychologique. Après le Dieu qui explique pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, voilà le Dieu psychanalyste. A-t-on gagné au change ? On accompagne gentiment mais sûrement le repli de Dieu à l’intime puisqu’il n’est plus possible de le voir opérer sur la place publique.

Au moment de la rédaction de l’évangile, pour autant qu’on puisse le savoir, aucune de ces lectures n’était envisagée. La tempête apaisée n’est pas traitée comme un récit de miracle ; quant à la psychologie, ce n’est guère dans l’air de l’Antiquité.

Le texte donne lui-même la raison d’être de cet épisode en rapportant la question des disciples : « Qui est-il donc celui-ci pour que même le vent et la mer lui obéissent ? ». Nous ne sommes qu’au chapitre 4 de l’évangile et il est encore temps de s’étonner ou de s’émerveiller devant cet homme. C’est toujours le moment de s’interroger, hier et aujourd’hui : quel est-il donc cet homme ? Si nous lisons l’évangile, n’est pas pour cela ?

Si nous lisons l’évangile, n’est-ce pas pour comprendre qui est Jésus et, partant, ce à quoi sa vie tout entière nous appelle ? Jésus ne cesse d’intriguer, et nous disciples, cherchons à entrer toujours plus dans son mystère, dans son intimité. Qui donc est-il celui-là ? La tempête apaisée apporte un élément à l’identité de Jésus. C’est un texte christologique, ou, de façon quasi synonyme pour les premiers siècles de l’Eglise, un texte sotériologique.

Lorsque les éléments de la nature sont convoqués pour dire l’identité de quelqu’un, c’est ce que l’on appelle une théophanie, et l’on comprend que les disciples soient saisis d’une grande crainte : Dieu apparaît. La terre a de quoi trembler et les cieux se déchaîner. Pour le dire autrement, et peut-être plus précisément, la théophanie comprend toujours la stupeur de ceux qui en sont les témoins. Comment ne pas craindre de mourir si l’on voit Dieu ? Ne dit-on pas précisément qu’à la mort, les défunts contemplent la gloire de Dieu ?

L’historicité de l’épisode ne s’impose vraiment pas dans sa mise en scène, à la différence du trouble qui saisit les disciples découvrant en Jésus la présence même de Dieu.

« Passons sur l’autre rive. » C’est exactement ce qui était souhaité et impossible devant la mer alors que les Egyptiens poursuivent le peuple. Mer ouverte, ouragan et vent de tempête, eaux revenues au calme. « Ils crurent le Seigneur et Moïse son serviteur. » Ce que nous vivons à suivre Jésus est une libération souhaitée et impossible. Aller à la vie et quitter la peur est possible. Qui donc est celui qui nous sauve, comme s’il ouvrait et calmait les eaux ?

Nouveau Moïse, assurément et créateur qui régit les éléments du monde. La théophanie laisse deviner de façon cryptée, le salut de Dieu en cet homme qui s’appelle Jésus, ce qui veut dire précisément « Dieu sauve ».

Comment rendre compte de l’acheminement des disciples vers l’impensable, cet homme, celui-ci, est le salut de Dieu ? Les mots de la double nature n’arriveront que fort tard, quant à sa réalité, pas sûr qu’on ne la lise expressément avant le troisième siècle. Nous les prenons désormais comme point de départ de la confession de foi alors qu’ils sont son aboutissement. L’évangile de ce jour, nous réapprend l’étonnement, la stupéfaction à la rencontre de cet homme, celui-là, Jésus. Continuer à nous interroger à son propos, c’est demeurer fidèles à l’évangile.

09/06/2021

Le iota de la loi

Que faut-il entendre du sermon sur la montagne ? Comment le lire ? S’agit-il de la charte du Royaume ? Des maximes de sagesse pour une vie radicalement nouvelle ? Mais qui pourra les entendre ?

Tu voudrais être disciple du Royaume, parfait comme le Père, puisque c’est ce qui t’est demandé. Chiche ! Mais alors, tu es attendu au tournant. Qui pourra se conformer à la loi nouvelle, plus exigeante encore que la première que les pères n’ont cessé de bafouer ? Pour les hommes, c’est impossible. Ne désespère pas, c’est ta chance. La sainteté est un don, elle se reçoit, tu n’en es guère l’artisan.

Tu voudrais être disciple du Royaume, tu n’aurais qu’à appliquer la loi du nouveau Sinaï. Y’a qu’à, faut qu’on. Cela ne marche pas parce qu’il s’agit d’amour, parce qu’il s’agit de vie, et que l’amour comme la vie ne rentrent pas dans des cases ; ils sont invention, mise en demeure d’inventer.

Nous étions informés que ledit sermon n’était pas prendre au pied de la lettre, au premier degré : il ne cesse d’user du paradoxe et de l’hyperbole. Le problème, lorsqu’il faut interpréter, c’est de ne pas émousser la radicalité du propos. Il doit demeurer appel qui fait avancer vers la sainteté, et non accommodement qui nous ferait croire que nous sommes dans les clous. Pour les hommes, c’est impossible.

Pas un iota de trop (Mt 5, 17-19). Rien qui ne dispense d’inventer comment vivre en grâce avec les frères et le Père. L’accomplissement de la loi est l’amour (Rm 13, 10). La loi est accomplie dès lors qu’on aime ; accomplie à la lettre, pas la lettre qui tue (2 Co 3, 4-11), mais celle sans laquelle il n’est pas possible de parvenir à l’esprit. Le plus infantilisant voire mesquin des commandements, nous convoque à inventer comment l’accomplir ; comment permet-il d’aimer ?

On devra parfois faire le contraire du commandement pour l’accomplir. L’accomplissement n’est pas une collection de perfections à épingler à son tableau de chasse, mais l’amour. Dans le mouvement même de leur relégation, dans la déprise de leur observance, les commandements, tous, leurs lettres, toutes, même un simple trait, sont accomplis comme obligation d’inventer comment aimer. Ama et fac quod vis.

mercredi de la 10ème semaine

04/06/2021

Pour vous (Fête du corps et du sang du Seigneur)

Qu’il y ait une culture sacrificielle dans le Premier Testament, c’est certain, tout comme la critique implacable de cette culture, notamment chez les prophètes. Que les premiers chrétiens aient offert des sacrifices, nous n’avons pas de quoi le penser. Jamais Jésus ni ses disciples ne nous sont montrés offrant des sacrifices à Jérusalem. Dès l’an 70, il n’y a plus de temple après sa destruction par les Romains. Et cela ne laisse pas la trace du moindre traumatisme chez les disciples de Jésus ; pour eux, cela semble ne rien changer.

Dès lors, prendre au premier degré la littérature sacrificielle dans le Second Testament c’est, à coup sûr, d’un simple point de vue historique, une aberration. Théologiquement, si l’on veut maintenir le vocabulaire sacrificiel, il faudra se demander ce que l’on fait. Tant qu’il n’existe pas d’écrits chrétiens, les Ecritures, la Parole de Dieu, c’est le Premier Testament. Il est lu de façon allégorique, une chose en désignant une autre. On parle donc de sacrifice, mais on vise autre chose.

Qu’est-ce qu’un sacrifice ? C’est une offrande animale ou végétale, offerte à la divinité par l’intermédiaire des prêtres. Ce n’est pas une prière. Les prêtres ne sont pas chargés de la prière. Que les chrétiens offrent leur vie en sacrifice (Rm 12, 1), c’est une manière de parler, allégorique, je l’ai dit. Vous remarquerez qu’ils n’offrent pas un sacrifice de temps en temps, mais que c’est toute la vie qui est sacrifice vivant (drôle d’expression, on ne tue plus ni ne coupe ou ne cueille). Le sacrifice n’est pas un acte ponctuel mais une manière de vivre.

Alors, si vous voulez offrir à Dieu des sacrifices, vous faites fausse route. C’est vous-même tout entier que vous êtes invités à offrir, le reste est baliverne. Qui peut imaginer que se priver d’un carreau de chocolat pendant le carême réjouit le bon Dieu ? Soyons sérieux.

Qui s’offre en sacrifice vivant ? Qui se donne complètement, pour toute la vie, pour demeurer vivant ? Que signifie s’offrir pour demeurer vivant ? L’amour. Et le vocabulaire du sacrifice déjà passablement malmené, subverti, est amené à disparaître. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13), pour ceux qu’on est appelé à aimer, tout homme et la création.

Le soir de la cène, si l’on en croit les quatre récits qui nous sont conservés, Jésus s’est offert, lui tout entier, comme offrande, pour demeurer vivant. Et à qui ? Il a donné son corps et sa vie à ceux auxquels il s’offrait en nourriture. Le dernier repas ne peut être un sacrifice. Jésus n’a rien offert au Père, à Dieu.

En Jésus, c’est Dieu qui se donne, de nouveau, comme depuis toujours, comme vie du monde, des hommes et des femmes, de la création tout entière. Dieu qui se donne. On peut certes appeler cela un sacrifice. Tout est évidemment possible avec le langage. Mais il faudrait arrêter de dire n’importe quoi si on prétend dire quelque chose de sensé !

Le Dieu de Jésus, c’est lui qui donne à l’homme, c’est l’anti-sacrifice, le retournement des sacrifices. L’eucharistie est l’anti-sacrifice. Et son vocabulaire sacrificiel est subvertissement du sacrifice, comme dans l’épître aux Hébreux.

Il se fait nourriture, c’est dire qu’il se donne pour que nous vivions. Il se fait boisson, c’est dire qu’il se donne pour le plaisir de l’ivresse ou la folie du désir. Voilà où nous engage le don que Jésus fait : prenez, mangez, buvez. C’est moi, mon corps, mon sang, pour vous. Moi, pour vous. Qui d’autre que l’amant dit cela ? L’amoureux fou de l’humanité à soigner, d’une humanité dont il faut prendre soin.

L’eucharistie est une nourriture de vie, comme la Parole. Origène, le grand exégète du début du troisième siècle, sait trouver les mots pour le dire : « Vous savez, vous qui avez coutume d’assister aux divins mystères, de quelle manière, après avoir reçu le corps du Seigneur, vous le gardez en toute précaution et vénération, de peur qu’il n’en tombe une parcelle, de peur qu’une part de l’offrande consacrée ne se perde. Vous vous croiriez coupables, et avec raison, si par votre négligence quelque chose s’en perdait. Si, pour conserver son corps, vous prenez tant de précaution, et à juste titre, comment croire qu’il y a un moindre sacrilège à négliger la parole de Dieu qu’à négliger son corps ? »