24/12/2010

Le Dieu "pour les autres" (Noël)

Lorsque nous parlons de Jésus, du Fils de Dieu, nous faisons comme si nous savions ce qu’est Dieu, qui est Dieu. Même si les propos ont saveur mythologique, amèrement, nous imaginons l’incarnation de la seconde personne de la Trinité. Nous célébrons ainsi la venue en la chair du Verbe de Dieu. Nous récitons le credo et se crée un vilain fossé entre foi et raison ; nous demeurons attachés à notre Dieu, et cela nous fait vivre, quand bien même nous sommes incapables de donner sens aux affirmations de foi. Ce serait le mystère ! Mais alors la foi, si elle trouve encore sa justification dans une morale au nom du commandement évangélique de l’amour, se vide de sa valeur proprement théologique : un Dieu qui se fait homme pour que nous vivions dès aujourd’hui de sa vie.
Ses contemporains n’ont jamais parlé de Jésus comme l’incarnation de la deuxième personne de la Trinité, le Dieu fait homme. Sa famille, et surtout sa vraie famille, ceux qui ont écouté sa parole et ont taché d’en vivre, de la mettre en pratique, ont connu un homme. Les disciples ont été séduits, comme dit le prophète, et ils se sont laissé séduire.
Cet homme n’est assurément pas comme les autres. Bien, sûr, c’est un homme comme les autres ; et qui connaissaient les disciples, sinon cet homme, Jésus ? Et cependant, qui était-il pour vivre un tel souci de tous, et particulièrement de ceux dont personne n’a le souci, seulement le mépris ? Qui était-il pour parler ainsi de Dieu, en avoir un tel souci ? Les disciples ont appris de sa bouche qui était Dieu, le défenseur des pauvres. Ils ont entendu des mots sur Dieu, inouïs, incroyables, qui parurent à beaucoup sacrilèges et impies.
Pour nous, si nous sommes disciples, il ne peut en aller autrement. Plus que de voir débarquer comme venu d’ailleurs, extraterrestre ‑ comme on dirait aujourd’hui là où l’on parlait savamment d’extrinsécisme ‑ la parole dans la chair, nous sommes invités à accompagner cet homme, Jésus de Nazareth, pour apprendre de lui et qui est Dieu et qui nous sommes. Nous sommes invités à être disciples à la suite des disciples et à refaire le même chemin, le leur, de la mort à la relecture des années passées en sa présence, de la fin des espérances déçues sur le chemin d’Emmaüs à l’union au vivant qui fait vivre.
Il faut partir de la croix. Un homme meurt. Voyant comment il avait expiré, il faut en dire plus. Faire l’anamnèse de tout ce que nous avons vécu avec lui, remonter le plus haut possible, et, même si cela échappe à la description, à sa naissance. Comment expire-t-il ? Comment a-t-il vécu ? Comment est-il né ?
Pour les autres. Il est l’homme pour les autres. Il parle et agit au nom d’un Dieu pour les autres, il vit d’un Dieu pour les autres.
A la croix, se brise la théologie, crise absolue du discours spontané ou savant sur Dieu. Le juste persécuté est le lieu de la présence de Dieu comme déjà Isaïe l’avait dit. Celui qui avait relevé les malades, pécheurs, dépravés et rejetés, est à son tour rebut de l’humanité. Dieu n’est pas l’être parfait, principe supérieur qui expliquerait pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Dieu ne tient pas en place, en sa place. Il est sortie de soi, il est hors de lui, surtout à la vue du mal, il est pour les autres. Dieu ne se complait pas en son auguste solitude ; quelle piètre idée de la béatitude !
Ainsi, la création n’est-elle pas une action de Dieu, un beau – ou un mauvais – jour. C’est l’être même de Dieu. Pour les autres. Dieu ne donne pas un monde, la vie – c’est trop peu dire. Dieu, se donne lui-même, livré pour les autres. Si Dieu n’est pas offert, pour les autres, ce n’est pas Dieu. Offert, il est pour les autres, avec les autres, en eux, Emmanuel.
Voilà ce que comprennent les disciples, ceux qui ont connu Jésus, il y a deux mille ans, et nous aussi. L’homme de Palestine est le don de Dieu, non un cadeau que Dieu offrirait, mais Dieu lui-même donné, livré. Cet homme, Jésus, dont l’existence tout entière est pour les autres, ne fait pas que témoigner d’un Dieu pour les autres, encore qu’il soit, comme dit l’Apocalypse, le témoin fidèle, le martyr de la foi ; il est lui-même Dieu en son être traversant l’épaisseur de la matière, pour les autres, dans la chair, dans l’humanité, avec eux, en eux, Emmanuel.
Cet homme né ignoré de tous, hors de la salle commune, mort quasi pareillement sur la montagne désolée du calvaire, dans son parcours singulier ‑ ignorances et apprentissages, sentiments et passions, limite et quête de Dieu, pétri de foi juive ‑ est historiquement le premier des fils de l’homme en qui Dieu réalise enfin son dessein, son être, pour les autres. Il est le premier né d’entre les morts et partant celui par qui tous accèdent au Dieu pour les autres, celui par qui Dieu acquiert une multitude de fils.
Faut-il demander : pourquoi lui, cet homme, juif, de Palestine, au premier siècle et pas un autre ? Comme l’on demandera pourquoi j’aime mon conjoint. Dans la chair, élire c’est choisir, et pourtant tous sont appelés, élus. L’un, Jésus de Nazareth, l’homme dont nous fêtons la naissance, est le fils bien aimé ; par lui, avec lui et en lui, désormais tous peuvent avoir part à leur vocation, la vie avec le Dieu pour les autres.


Jésus, homme au milieu des hommes, tu confies à tes disciples ce que tu sais de Dieu, ce que tu es de Dieu : pour les autres. Donne à l’Eglise des disciples d’être elle aussi, pour les autres.
Jésus, homme au milieu des hommes, tu ouvres à l’humanité le chemin de la vie. Donne à tous les hommes de notre terre, particulièrement à ceux qui sont accablés par la souffrance, l’injustice, la pauvreté, de connaître goûter dès aujourd’hui leur vocation : vivre du Dieu pour les autres.
Jésus, homme au milieu des hommes, tu sais ce qu’il en est des puissants, Hérode et autres Pilate. Donne à tous ceux qui nous gouvernent, dans les sociétés et les religions, dans l’Eglise, par la politique ou l’économie, d’être au service de leurs frères ou à défaut de craindre ton jugement.

21/12/2010

"Le bien, c'est la révolte"

Pourquoi les prophètes apparaissent-ils en Israël à une période précise ? Pourquoi semblent-ils disparaître à une autre période tout aussi précise ? Certes, on fait d’Abraham ou de Moïse des prophètes, mais il s’agit plus de relier le prophétisme à l’époque des patriarches. Il y a Nathan à la cours de David, puis Elie et Elisée, et ceux qui ont laissé leur nom attaché à un livre biblique. Ensuite, semble-t-il, plus rien.

Que se passe-t-il de David au retour d’exil ? Un lien fort à la terre. Elle n’est plus une promesse avec David, et si elle le redevient avec l’exil, demeure la vive conscience que cette terre a été celle du peuple et que c’est de façon inique qu’il en a été chassé ou bien comme punition de ses fautes.

Ce lien avec la terre, c’est le fait d’être bien chez soi, dans un pays où coulent le laid et le miel. Et lorsque l’on a à manger parce que la nature est généreuse, lorsque l’on ne connaît plus la faim et la soif comme au désert, on pense moins à son Dieu, on crie moins vers lui. Lorsque c’en est fini de l’esclavage en Egypte ou de la déportation, on crie moins vers lui. Est-ce à dire que l’on est moins religieux ? Non sans doute, tout aussi religieux mais moins fidèle. La religion hier comme aujourd’hui s’est toujours bien portée, la foi, c’est autre chose. On peut être religieux, courir après toutes sortes de héros ou de lieux merveilleux, et laisser tomber l’austère Dieu de l’alliance qui se retire derrière l’interdit des idoles. On peut multiplier les autels et les dieux, les sacrifices et l’encens et tourner le dos à celui que ne cesse pourtant de déclarer son amour.

Or la dénonciation de l’idolâtrie est un thème prophétique, le thème prophétique. L’idolâtrie, c’est une prostitution, l’infidélité au Dieu de l’alliance, du Dieu qui épouse son peuple, sa création. Et pourquoi courir après les idoles si ce n’est parce qu’elles sont séduisantes, ou qu’elles s’imposent comme ce à quoi on ne peut échapper, parce qu’elles terrorisent tout le monde ?

Les idoles, c’est ce que tout le monde suit, ce à quoi on ne peut échapper que par la résistance. Il n’y a qu’à voir les prophètes marginalisés par leurs prises de parole. On les traite de fous, on les persécute. Dénoncer les évidences, dénoncer ce à quoi l’on sacrifie, bon an mal an, quitte à rompre ‑ oh sacrilège ! ‑ le consensus social et religieux.

Dans notre monde, c’est l’évidence des règles économiques auxquelles des milliers de vies sont sacrifiées chaque jour, des lois qui s’imposent et contre lesquelles on ne saurait rien faire pour peu que l’on ait un peu les pieds sur terre. C’est aussi, dans la religion les choses auxquelles on n’a pas le droit de toucher sous prétexte de sacrilège, le pape, l’eucharistie, la Sainte Vierge, les trois blancheurs, fer de lance de la polémique anti-protestante, même cinquante ans après Vatican II.

Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, parce que l’on ne sait pas comment s’en sortir, comment et pourquoi dénoncer encore un monde fondamentalement injuste, une Eglise si souvent favorable à la religion plus qu’à l’évangile ? Ne reste plus que la prophétie, la prise de parole comme prise de risque.

Jésus a été le prophète par excellence, critique du politique et du religieux. A tous ceux qui veulent le faire roi, il échappe ; à l’espoir d’un salut politique, il impose de renoncer. Ce n’est ni ce soir ni demain que le Royaume se réalisera avec armées et légions. Mieux vaut rentrer l’épée au fourreau et mourir plutôt que de pactiser un tant soit peu avec la force, fût-ce celle qui imposerait la vérité. A tous ceux qui sont attachés au culte, aux sacrifices, Jésus propose un judaïsme synagogal, une lecture de la parole, loin du temple, attaché au service du frère, le plus petit. Ce qui devait arriver arriva. Arrêté, crucifié, il meurt comme le paria.

Dans notre monde, dans notre vie, à quoi sacrifions-nous ? Quelles évidences politiques ou religieuses ne remettrions-nous en cause pour rien au monde ? Et s’il n’y a rien à faire, désespérés par une violence toujours renaissante, une injustice sans cesse entretenue, prendrons-nous la parole, le risque de la parole, ou serons-nous encore complices du mal ?

Evidemment, la dénonciation prophétique nous accuse ; elle accuse d’abord le prophète : Nous ne faisons pas ce que nous disons. Mais si nous réglons nos paroles à nos comportements, sous prétexte de n’être point hypocrites, nous réduisons coupablement les exigences de la morale et de la suite du Christ à la petitesse de nos actions. C’est parce qu’elle nous dénonce aussi que la prophétie mérite d’être entretenue. Autrement, si elle ne fait que dénoncer la paille dans l’œil du frère, elle n’est qu’hypocrisie.

Se lever pour porter la parole, pour la proférer, prophétiser n’est pas affaire de rhétorique ou de bavardage. Celui que les français ont élu en 2007 comme l’homme providentiel, beau parleur même dans l’abject d’un discours de Grenoble, qui allait tout changer, se retrouve nu, et le pays plus encore. Le prophète, lui, refuse d’être roi, d’être l’homme aux solutions. Il est même sans parole, comme l’enfant qui vient de naître. Quelle protestation, quelle geste prophétique qu’un nouveau-né pour détruire les puissants et l’injustice. Hérode l’aurait-il compris qu’il en eut peur ?

Notre baptême nous a fait prophète. Et c’est bien contre ce baptême que travaille notre sacrifice aux idoles, notre refus de nous lever pour défendre le pauvre sans recours, le malheureux que l’on humilie. Que le prophète lie dénonciation de l’idole et exigence éthique exprime le nœud du péché, le laisser faire de la violence. « Le bien, c’est la révolte. Le mal, c’est le naturel, la nature – nourriture, guerre, mort : tel est le principe, tel est l’ordre des choses. » (Kertesz, Journal de Galère, 212). Victoire de ce qui s’impose, de l’idole, de l’ordre des choses, même injuste, ou cri de révolte, prophétique, celui-là même du Christ en croix ?


(Pour une liturgie pénitentielle. Os 8-11; Ps 49/50; Mt 2,13-30)

17/12/2010

Une famille de rêveurs (4ème dimanche de l'avent)

Un songe. Voilà ce que l’évangile nous rapporte de Joseph. Nous en savons plus sur ses rêves que sur sa vie ! La psychanalyse et l’interprétation des rêves n’existaient pas lorsque le texte a été écrit. Le rêve avait cependant beaucoup d’importance pour dire le sens, comme une direction, ce qui est devant, et non comme archéologie, Si l’on remonte à un traumatisme refoulé, si lapsus et mots d’esprit peuvent bien être symptômes, c’est pour ouvrir à un avenir.
Avec son songe, Joseph rappelle terriblement ses ancêtres. Une famille de rêveurs. Il y a son homonyme, Joseph, que ses frères nommaient l’homme aux songes, un de ses oncles très éloignés si l’on en croit la généalogie de Matthieu, juste avant notre texte. Il y a le père de ce Joseph, Jacob, aïeul direct. C’est le père des douze tribus. Ses rêves sont curieux, comme tous les rêves : échelle dressée dans les cieux, comme si enfin ils étaient accessibles, ouverts, et promesse de postérité. C’était à Bethel, un lieu comme une crèche, dont le nom signifie Maison de Dieu. Il y eut cette histoire de bêtes en chaleur au pelage tacheté ou rayé ; Jacob est quitte par rapport à son beau père, tant pour son troupeau que pour ses femmes. Il peut rentrer chez lui et repasser par Béthel.
Histoires de postérité, de ciel ouvert, de femmes dont est discutée l’appartenance. Retour du refoulé : Joseph se voit disputer sa femme qui a une descendance, comme si le ciel s’était ouvert avec le souffle de l’Esprit. Sa maison pourrait-elle être maison de Dieu ? Il y a juste lapsus, ce n’est pas à Bethel mais à Bethleem que naît l’enfant. Et le songe tourne Joseph vers un avenir incroyable : Il fit comme l’ange le lui avait dit.
Enfin, pas tout à fait. L’enfant est nommé Emmanuel. Or Joseph devait lui donner le nom de Jésus. Dieu avec nous, Emmanuel, vaudrait-il mieux que Dieu sauve, Jésus ? A moins que Emmanuel signifie la même chose que Jésus. Alors, ce petit d’homme, ou plutôt de femme, ouvre un avenir sans pareil aux fils d’Israël, c’est-à-dire aux fils Jacob (décidément, dans cette famille, ils ont tous plusieurs noms !). Sa naissance est affaire de salut. Quand Dieu habite au milieu de son peuple, comme à Béthel, il ne peut que sauver son peuple, lui donner la vie, plus grande. Qu’est-ce que le salut ? La présence même de Dieu au milieu de son peuple. Non une idée abstraite mais la vie même de Dieu qui devient la vie du peuple.
Comment cela se peut-il ? interroge la mère dans l’autre évangile qui raconte plus ou moins le même épisode. Dans le verset qui suit notre texte, il est précisé que l’enfant naît à Bethléem. C’est la maison du pain. Lapsus ou mot d’esprit, de Bethel à Bethléem, Dieu est devenu pain. N’est-ce pas exactement l’avenir qu’ouvre le songe de Joseph ? Dieu nourrit son peuple comme un pain. Il est pain, et le peuple ainsi nourri ne pourra que vivre éternellement.
Un Dieu qui s’offre pour faire vivre son peuple, comme une nourriture, un pain, en même temps qu’il disparaît laissant le pain prendre sa place (la Maison de Dieu est remplacée par la Maison du pain), on est en droit de s’attendre à un avenir d’une nouveauté absolue. Le songe de Joseph projette loin devant ce qui pourtant est le plus ancien, la vocation de l’humanité est divinisation.
Oui, cela devient compliqué comme commentaire, et mieux vaut le récit d’un songe. C’est ce que choisit l’évangéliste. Mais si le rêve est simple, l’interprétation des rêves a toujours été histoire plus délicate. Il serait bien sot cependant de ne pas se hasarder à la signification de ce rêve, de le prendre au premier degré, comme s’il s’agissait d’une description, comme s’il ne s’agissait pas d’un rêve précisément ! Laissons donc de côté le sens obvie, c’est un piège si l’on s’y enferme. Osons avancer une signification, qui délie et le texte et cette histoire ancestrale, refoulée, de rêveurs.
Aux patriarches succède l’enfant. Il ne s’appelle pas comme l’un des ses aïeux, comme si, débarrassé du poids du passé, il ne pouvait qu’être libre du péché du peuple et libérateur, sauveur.
Textes 4ème dimanche Avent A : Is 7, 10-16 ; Rm 1, 1-7 ; Mt 1,18-24

11/12/2010

Nous attendons le jugement (3ème dimanche de l'avent)

Le Baptiste attend celui qui doit venir. En prison, il ne peut que compter sur son dernier espoir, que Jésus soit celui qui doit venir. A Madagascar, en Haïti, en Côte d’Ivoire, dans tant de pays, la situation est telle qu’on ne peut qu’attendre autre chose, espérer des solutions. Chez nous, des familles fragilisées par la crise financière et le chômage ; la misère n’est évidemment pas qu’économique. Les difficultés familiales, la maladie, la déprime peuvent aussi nous écraser. Comment ne pas attendre un changement, espérer une bonne nouvelle ?
Et les autres, ceux pour qui cela va bien, nous peut-être, nombreux aussi, du moins peut-on l’espérer, ont-ils une attente, une espérance ? Espérons-nous quelque chose ? Et quoi ? Avons-nous besoin de quelqu’un qui vienne ? Attendons-nous celui qui doit venir ?
Faut-il qu’il y ait misère pour qu’il y ait attente et espérance ? Faut-il se ranger au jugement d’Imre Kertész, « le désir vit aussi sur les tas de fumier, c’est même là qu’il s’épanouit vraiment. » (Journal de Galère) ?
Mais si c’est l’horreur qui fait espérer, l’espérance n’est-elle pas un opium qui fait miroiter un autre monde, meilleur, construit en miroir de celui que nous connaissons, juste un renversement de l’abject ? Vivre dans l’espérance ne serait alors que déserter ce monde trop impossible, pour reprendre, de façon illusoire, quelque souffle, afin de répartir vivre comme en apnée. Si l’espérance du Baptiste, et la nôtre, n’est rien d’autre, nous ne saurions la mépriser certes tant elle nous aura soutenus alors que nous étions au plus près de la mort, moribonds, mais nous en mesurons la vanité.
Une phrase de Jésus dans le texte d’aujourd’hui est plus qu’énigmatique. « Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi ! » On pourrait tomber, se tromper, à cause de Jésus ? L’accomplissement de la promesse est en effet à ce point retardé, l’espérance que nous pouvons mettre en lui, aussi forte soit-elle, semble tellement fragilisée par l’ampleur du mal et l’éloignement du terme qu’elle désigne, que nous pourrions tout laisser tomber, baisser les bras. N’est-ce pas la tentation du Baptiste alors même qu’il est le plus grand des prophètes ?
Si le temps de l’avent est compris par tant d’entre nous comme une attente de Noël plus que comme une attente du dernier jour, n’est-ce pas justement parce que ce dernier jour est improbable, et que l’on en vient à trouver plus raisonnable d’attendre un événement qui s’est déjà passé, il y a deux mille ans ? Celui-là au moins ne risque pas d’être retardé !
Nous commémorons la naissance du Christ pour nous inscrire dans l’attente d’Israël que récapitule le plus grand des prophètes, le Baptiste. Nous sommes engagés à l’espérance du dernier jour. Il faut un dernier jour. Il le faut pour qu’à tout jamais soit détruit le mal, autour de nous et en nous. La présence au milieu de nous de celui qui doit venir ne fait pas disparaître la nécessité de l’espérance.
Avec elle et contre elle, demeurent l’insouciance ou le dilettantisme quand ils sont possibles, et l’absurde, la résignation et le scandale d’une humanité condamnée par essence au supplice de Tantale.
L’attente de celui que doit venir est l’attitude la moins certaine, non seulement la moins probable, mais surtout la plus éloignée de tout ce qui pourrait être certitude, savoir dont on ne pourrait pas douter. L’espérance n’est pas la maîtrise d’un indisponible (contradiction dans les termes) mais, au contraire, l’ascèse terrifiante du manque de toute sécurité, un sol qui se dérobe. Il nous faut apprendre à vivre accrochés, suspendus, à la promesse divine seulement, à une parole qui résonne depuis le commencement du monde et qui se répand ainsi que l’écho dans les montagnes, comme coupée de celui qui en est la source.
L’espérance est comme la foi, acte de confiance. L’on croit et compte sur Dieu aujourd’hui, on espère sa venue pour demain. L’une et l’autre ont la faiblesse de l’illusion, non que ce soit leur seule issue, mais que souvent, prendre les rêves pour la réalité évite de se confronter au réel. Si des trois, espérance, foi, charité, la plus grande est l’amour, c’est que le secours du prochain donne chair, ici et maintenant, à une transformation du monde.
L’espérance signifie que la transformation de ce monde par celui qui est le toujours venant, celui qui doit venir, ne relève d’aucuns projets humains aussi nécessaires soient-ils, mais d’un jour nouveau auquel nous aspirons comme la réalisation des promesses, la mise à mort de la mort.
Si le plus petit des enfants de l’homme est plus grand que le plus grand des prophètes, n’est-ce pas que cette espérance même et toujours débile, frêle, est la voie qu’ouvre Jésus, comme une porte étroite, un chemin escarpé ? Le risque de l’illusion plane, tel un oiseau de proie, mais le rejet le plus radical du mal est à ce prix.
Je n’ai pas parlé de Noël avec tout cela, mais lorsque le Baptiste manque de désespérer, Jésus est né il y a plus de trente ans ! C’est plus sa passion, apocalypse, qui se profile. Si du moins l’enfant de Bethléem a un rapport avec ce texte, c’est que tout enfant, et lui de façon exemplaire, est promesse, espérance, à condition qu’il ne s’agisse pas par lui de continuer le même. Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera (2 P 3,10).

Textes 3ème dimanche de l’avent : Is 35, 1-6a. 10 ; Jc 5, 7-10 ; Mt 11, 2-11

24/11/2010

Dites, si c'était vrai...

« Saint Thomas en faisait la remarque à propos des relations de Dieu à la créature (De Potentia 7,11) : Il est nécessaire, d’une nécessité humaine, que nous nous représentions Dieu de telle ou telle manière. Et par une pente toute naturelle nous lui attribuons, comme déterminations intrinsèques, ce que nous concevons de lui. "Mais l’entendement comprend qu’il n’en est pas ainsi en réalité." » (S. Breton, Ecriture et révélation, Cerf, Paris 1979, pp. 137-138)

Ce ne sont pas seulement les images naïves de Dieu, populaires, que Thomas d’Aquin juge aussi nécessaires que fausses, ce sont aussi, et peut-être surtout, les concepts, élaborés, des philosophies et théologies, malgré leur prétention de se garder de toute contamination par l’imaginaire et les sensations. (Il précise en outre qu’il ne parle pas de ce que nous imaginons de Dieu, mais des relations de Dieu à la créature, de ce qui vient de Dieu, de Dieu en tant qu’il se donne, se découvre à la créature.)

Le discours sur Dieu n’est ainsi que récollection des images nécessaires et abandon dans l’instant de ce qui ne peut que rater la cible. Si Dieu était ce qu’on en pense, ne serait-il pas seulement ce que nous aurions construit ?

Et voilà qu’avec Noël se multiplient les représentations voire l’imagerie, nécessaires, de Dieu : l’enfant de la crèche, une visite de Dieu aux hommes dans l’histoire. De cela aussi l’entendement comprend-il qu’il n’en est pas ainsi en réalité ? La question, à l’âge du pluralisme religieux, plus encore qu’avec l’athéisme sans doute, se radicalise. L’incarnation n’est-elle pas aussi nécessaire et fausse, que tout ce que les religions ont exprimé et expriment de meilleur à propos de Dieu ? Est-elle un mythe, aussi faux que tous les autres, ou si l’on préfère, aussi vrai que tout ce qui ne peut se dire autrement que par le mythe dans toutes les religions du monde ? Pourquoi et comment pourrait-elle échapper au mythe ?

La fragilité de l’enfant ‑ étymologiquement celui ne parle pas ‑, alors même qu’il est La Parole, interdit les réponses péremptoires, assurées, définitives. Elles contrediraient ce que, au moins, l’on tient dans la vérité du mythe, la fragilité de l’enfant. Surtout, dans le cadre du dialogue interreligieux, elles n’exprimeraient que mépris de toutes les autres religions qui évidemment se trompent. Comment dialoguer si l’on sait déjà que les autres sont dans l’erreur et nous dans le vrai ?

Tous les mythes certes ne se valent pas ; certains ne font plus sens ou ne parviennent pas à mener leurs auditeurs à une humanité toujours plus grande. Même si le mythe chrétien est hautement rationnel, plus que beaucoup source d’un respect sans limite de la dignité humaine, reste que rien ne le justifie définitivement puisque c’est ce qu’il raconte qui est ce par quoi il y a justification. La crédibilité d’un mythe, d’une foi, est nécessaire certes à sa vérité, mais pas suffisante, et ne peut l’être, parce qu’il ne s’agirait plus d’une foi mais d’une gnose, une théosophie, un savoir. Le credo quia absurdum, traduction de la folie de la croix, dit-il autre chose ?

Si vérité il y a de ce que l’on tremble à appeler, mais qu’il faut bien appeler, le mythe chrétien, loin de la certitude d’un savoir apodictique (que d’ailleurs plus aucun scientifique ne réclame pour sa propre disciple où n’est vrai que ce qui n’a pas encore été falsifié), elle ressemble à celle d’un amour. De façon générale, le doute n’y a pas sa place, car l’on doute d’une affirmation qui se prétend savoir, pas d’une relation. Parfois, avec la relation, c’est la crise et tout vacille ; me trompe-t-il ? tient-elle vraiment à moi ? et si c’est un faux-ami, un traitre ? et s’ils ne m’aimaient pas ? Reconnaissons que rarement, peut-être jamais, l’on doute ainsi de l’amant, de l’ami, des parents ou des enfants. Il est peut-être malheureusement plus simple de les haïr que de douter d’eux.

Parfois encore, tenaillé par l’amour de celui qui est parti, de lui-même ou par la force des circonstances, on ne sait plus rien de l’autre, de son amour, et l’on demeure dans la nuit. Seule l’absence s’impose ainsi que le vide du tombeau. Et encore faut-il quitter ce vide ; abandonné, l’abandonner. L’amant, le fils, ne pourra pas être croisé ici, mais seulement dans l’ailleurs où il pourrait être désormais.

Si l’on veut bien sortir la foi du savoir, non pour aller à l’irrationnel mais pour entrer dans sa scandaleuse fragilité, celle de la croix, encore, elle revêt une force inattendue ; non une force qui supprime sa faiblesse ‑ la foi demeure un mythe parmi d’autres aux yeux du savoir ‑ mais une faiblesse qui ne craint rien parce qu’elle s’en est remis en tout à celui qui fortifie.

Nous ne sommes certes pas découpés en facultés étanches ; nos savoirs ne sont pas indépendants de nos relations amoureuses, amicales, filiales ou parentales. Et cependant remettre en cause ce que nous savons, comme scientifiquement, ne met que peu souvent en péril nos amours ; voir s’éteindre un amour ne nous rend pas ipso facto ignares là où nous étions savants. Ainsi, pouvons-nous demeurer dans l’interrogation la plus radicale quant à la vérité du christianisme, mythe parmi d’autres, et ne pas douter un instant que le crucifié dont nous allons célébrer la naissance meure martyr, témoin silencieux encore et toujours, de l’amour indéfectible de celui dont nous devons nous faire des représentations et dont pourtant nous savons qu’il n’en est pas ainsi en réalité.

Il ne suffit pas d’en revenir à Thomas, mortification du discours. Le crucifié dont nous allons célébrer la naissance, dans l’extrême de son « pour les autres » paraît s’évanouir ainsi qu’Abel, buée insaisissable, songe. On peut ‑ peut-être le faut-il, peut-être le doit-on par fidélité même à Jésus – demeurer comme hagard, stupéfait, incapable de se prononcer, dans l’émerveillement de la richesse ‑ tel un miroitement infini ‑ des expressions religieuses ; demeurer interdit devant la sape que le pluralisme opère, ne conservant du christianisme, au mieux, qu’une structure de vérité ­– le passage par la mort pour aller à la vie ‑ débarrassée à jamais du particularisme trop étroit et scandaleux ‑ comme unique nécessaire ‑ d’un juif palestinien du premier siècle ; demeurer hébété devant l’horreur et la violence d’intérêts qui s’imposent comme vérité, la seule tangible finalement, celle de la réussite, de l’argent et du pouvoir.

Dans sa gratuité, la fraternité seule, non pas, les frères ‑ ici et ailleurs, hier, aujourd’hui et demain, père, mère, enfant, amis ou amants, noirs, jaunes ou blancs, valides ou blessés, et même les ennemis peut-être ‑, pourraient nous attacher au frère universel à moins que celui-ci ne disparaisse derrière eux, ainsi que semble le suggérer l’évangile lui-même (Mt 25).

13/11/2010

La Sagrada familia, vocation de l'humanité

La consécration de la Sagrada Familia aura été l’occasion pour Benoît XVI de redire ce qu’est pour lui la famille. Cela aura été pour d’autres, l’occasion d’exprimer leurs désaccords, en particulier aux associations homosexuelles, dans un pays où le mariage entre deux personnes du même sexe est possible ainsi que l’adoption d’enfants par de tel couple.

Pour le Pape comme pour ses opposants, la famille demeure un modèle, curieusement ressemblant : contrat destiné à durer, entre deux personnes disposées à accueillir des enfants. Voilà un accord que l’on serait heureux de voir reconnaître d’un côté comme de l’autre.

On pourrait espérer un dialogue plus qu’un affrontement. Qui dit dialogue dit acceptation d’apprendre de l’autre un bout de la vérité. Cela vaut pour l’Eglise comme pour ses interlocuteurs. Et quand il s’agit de dialoguer sur des sujets qui sont censés opposer les partenaires, voilà qui relève de la plus haute virtuosité. Je dis « censé opposer » parce que ni dans l’Eglise, pourtant corps organisé, ni dans la société multiple plus que jamais, il n’y a une position, uniment partagée.

Depuis la naissance de Jésus, peut-être faudrait-il plutôt écrire, si l’on osait, depuis que Dieu est Dieu, la Sagrada familia, c’est la destinée de l’humanité, sa vocation. Il ne s’agit pas tant d’une cellule familiale historique, au 1er siècle de notre ère, dont nous ne savons pas grand-chose, surtout si l’on se rappelle que les évangiles de l’enfance n’ont guère de préoccupation historiographique. Feuerbach dénonçait la religion comme une simple anthropologie projetée dans le ciel. Nous garderons-nous de faire de la sainte famille de Marie, Joseph et Jésus notre idéal de la famille projeté dans le ciel ? Ainsi, la Sagrada familia n’est pas derrière nous, même comme modèle, elle est devant nous, comme appel, vocation, celle de la destinée de la famille humaine. Dans ces conditions, n’est-il pas scandaleux que la famille soit le lieu d’une opposition toujours plus implacable entre position officielle, sans être forcément majoritaire de l’Eglise, et nombre d’hommes et de femmes, parfois aussi catholiques convaincus ?

Si, depuis le dernier Concile, l’Eglise a appris le dialogue interreligieux et en est même la championne, sans rien abandonner de sa foi mais en apprenant des autres la vérité qu’ils découvrent par leurs propres chemins, ne devrait-elle pas aussi, sans rien abandonner de sa foi, découvrir ce que d’autres vivent de la vérité en matière de morale familiale et sexuelle ? On pourrait encore parler du dialogue œcuménique, qui lui aussi articule vérité catholique et écoute qui invite l’Eglise catholique elle-même à la conversion de sorte qu’elle exprime avec plus de justesse le cœur de sa foi. On n’imaginait pas il y a cent ans que dialogues interreligieux ou œcuménique pourraient aboutir à autre chose qu’au ralliement des interlocuteurs à la foi catholique, la seule vraie ; on constate qu’ils ont conduit l’Eglise catholique à une plus grande fidélité à sa propre foi. Si la Sagrada familia est la vocation de l’humanité, l’Eglise ne doit-elle pas tout faire pour servir ce dessein de Dieu ?

11/11/2010

Se rendre à la radicalité, horrible, de la croix

Théophilyon, Novembre 2010

Relecture du Verbe et la Croix de Stanislas Breton (Paris 1981)

Patrick Royannais

Il n’a pas revendiqué son droit d’être traité à l’égal de Dieu, mais il s’est anéanti, vidé de lui-même, jusqu’à la mort et la mort de la croix. Se pourrait-il que le commentaire d’un tel événement soit autre chose que l’ascension du « mont chauve » ? Pourrait-on ne pas rater le « dit » du texte à ne faire qu’expliciter un savoir voire une profession de foi ?

Commenter la kénose est une marche, une traversée à la suite du Fils, un exode kénotique. De quoi s’encombrerait-on ? Tout bagage est impedimenta tant le chemin est rude, tant l’eau est profonde. N’emportez rien pour la route ! Ce qui nous alourdit est ce que nous avons le plus de mal à abandonner. Le reste, nous l’avons déposé depuis longtemps. Mais ce à quoi nous tenons vraiment, à commencer peut-être par l’attachement à ce Fils et les justifications d’un tel attachement, et aussi tout ce qui nous rend possible de comprendre, de penser, sans parler des frères, sœurs, père et mère, voilà qui nous constitue si subtilement que nous ne savons pas nous en défaire, que souvent, nous ne pouvons pas même le voir, ne voyant que nous-mêmes. Il n’y a pas de jugement moral ici, seulement l’impossibilité de marcher qui oblige à tout quitter.

La pensée de Breton est un dispositif ou un procès dont on ne peut savoir a priori jusqu’où il mènera. La médiation de la croix introduit à une critique des plus radicales et quel chemin de croix pourrait ignorer l’horrible ? Nos certitudes y compris celles de la foi, voilà ce qu’il faut débusquer pour en être libérés et sans cesse recommencer la quête, l’ascension. Wohin ? interrogerait, étonné par l’insistance et la précipitation le croyant encore spectateur auquel Bach répond sans hésiter : Nach Golgotha.

Pourrait-on alors, devrait-on tout démonter, ne plus rien affirmer ? Non, évidemment, si l’entreprise est de démolition. Si, combien plus, s’il s’agit de se désencombrer, de se défaire de ce en quoi l’on se prend les pieds, s’il s’agit de ne rien revendiquer, à son tour, pour suivre celui qui s’est vidé prenant forme d’esclave. Renouvellement de la manière de penser qui n’est pas simple changement de pensée mais exercice spirituel.

(...)

31/10/2010

La sainteté (Toussaint)

La vie plus grande. La destinée humaine n’est pas humaine, non qu’elle soit inhumaine ; elle est divine. La vocation de l’homme c’est Dieu, non qu’il y ait quelque dévalorisation de l’humain que ce soit, mais que l’humain, dans ce que cela a de meilleur, n’est pas suffisant pour l’homme. Nous sommes à l’étroit dans notre humanité, même la plus haute. Et l’incarnation du Fils, si elle dit la dignité sans limite de l’homme, n’a pour but que de diviniser cet homme.

La vocation de l’homme, la nôtre, ce que l’on appelle la vie éternelle ou le salut, la sainteté ou l’illumination, c’est la divinisation. Nous ne sommes pas appelés à vivre demain en présence du Tout-puissant, heureux d’un sort de courtisans. Nous sommes dès aujourd’hui transformés, divinisés. Nous sommes participants de la nature de celui qui s’est uni à notre nature.

La vocation humaine c’est la vie de Dieu. Nous sommes ses enfants, ses engendrés et si un chat ne peut qu’enfanter un chat, un enfant de Dieu est dieu lui aussi. Cette divinité qui nous est conférée est adoption filiale. Il convient d’entendre à nouveau les quelques versets de l’épître de Jean :

« Voyez quel amour le Père nous a donné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! Si le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne l’a pas connu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. »

La résurrection n’est pas un prolongement, elle est une transformation, une divinisation, l’adoption filiale. Si elle n’est pas pleinement manifestée, elle n’en est pas moins déjà réalité : Nous sommes enfants de Dieu, nous sommes divinisés et c’est cela la vie éternelle. Enfants de Dieu, littéralement engendrés de Dieu. Nous ne sommes pas nés (seulement) de la chair ni du sang, comme le dit le Prologue de l’évangile de Jean. Nous sommes nés de Dieu, ses engendrés, et voilà pourquoi notre vocation, c’est la vie même de Dieu, et non le prolongement de notre vie humaine, trop humaine.

Cette vie divine ne saute pas aux yeux. C’est une histoire de manifestation, d’apparition, et pour voir, on ne saurait ausculter, objectiver. Celui qui dit je vois est un menteur. L’apparition est affaire d’engendrement, de reconnaissance du Père, ce que le Fils nous donne. C’est la relation qui donne de connaître, comme toujours en amour.

Qu’est-ce que cette vie plus grande dès maintenant, dans notre vie ? Qu’est-ce que la vie éternelle aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’être sauvé ? Qu’est-ce que la sainteté ?

D’un certain point de vue, cela ne se voit pas, cela ne change rien. Et rien d’étonnant à cela si l’humanité est par vocation divine, si l’humanité est comme en creux déjà capable du divin, déjà marquée par sa destinée, la trace de son créateur. Dieu ne pouvait créer l’homme, être spirituel à son image, sans déjà l’informer, lui donner forme divine. Tout ce qui est humain chez l’homme est déjà divin.

Ce qu’est la sainteté alors, ce n’est rien d’autre que ce qui est le plus humain, ce que l’évangile appelle le verre d’eau offert qui affirme, contre toutes les dénégations, la dignité de tout homme, et d’abord de celui que l’on refuse de reconnaître comme frère. Oui, un peuple immense, foule que nul ne peut dénombrer qui a visité le Christ en ses frères les plus petits, l’a vêtu, l’a nourri, sans même le connaître, le plus souvent. Vous me direz, cela en laisse pas mal de côté, nous peut-être, qui n’avons pas offert ce verre d'eau.

Et de fait, ceux qui ont offert le verre d’eau ont manifesté ce qu’ils sont eux et le frère désaltéré, à l’image du Dieu vivant, du Dieu saint, d’un prix inestimable, à la reconnaissance possible seulement dans l’amour.

La sainteté c’est encore la quête de celui qui visite l’homme pour l’élever à plus que lui, la saisie, même fragmentaire et confuse, de ce que l’homme, est visité par plus grand que lui, que seule une vie éternelle honore ce qu’il est. La sainteté, c’est l’attente amoureuse, amicale, fraternelle ou filiale, repérable seulement dans la blessure d’un manque. Là encore, foule immense de ces chercheurs, ceux qui ne savent pas déjà qui est Dieu, qui ils sont, ce que Dieu attend d’eux et qui ne peuvent que chercher, foule immense et heureuse de ceux qui cherchent Dieu.

Sont-il chrétiens ? sans doute. Mais pas seulement. Le dialogue interreligieux le montre. On attribue à Jean de la Croix ce mot : Pour aller où tu ne sais pas, va où tu ne sais pas. Nous savons où nous ne devons pas aller pour la vie plus grande, mais cela ne suffit pas à dire où nous devons aller. Dès lors, tous les chemins connus sont mauvaises pistes. Qui s’en étonnerait puisque le vent souffle où il veut, que nous pouvons entendre sa voix mais nous ne savons ni d’où il vient, ni où il va.

Impossible d’enfermer celui que nous cherchons dans l’idole de mains humaines ou dans le concept, fût-il celui du dogme. L’idole, c’est la fontaine, l’adduction, prise pour la source. La sainteté, c’est aujourd’hui, ce chemin, le Christ, ouvert devant nous pour que nous recevions ce à quoi dès l’origine du monde nous sommes destinés, la vie avec Dieu. La sainteté, c’est ici et maintenant la vie avec Dieu. Comment voulez-vous que si nous vivons déjà avec lui, une telle vie ne soit pas éternelle ?


Textes de la Toussaint : Ap 7, 2-4. 9-14 ; 1 Jn 3, 1-3 : Mt 5, 1-12

30/10/2010

Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu (31ème dimanche)

L’homme est trop petit. Ce à quoi il est appelé est très grand pour lui. Il tente de monter sur des monceaux d’argent ou sur son sentiment de justice. Le Seigneur lui montre des enfants. Il s’élève en s’appuyant sur son travail ou sur ses œuvres, le Seigneur passe devant un aveugle mendiant. C’est à ceux qui ressemblent aux enfants qu’appartient le Royaume ; et au mendiant il est dit : « retrouve la vue, ta foi t’a sauvé ». Au centre de tous ces épisodes que je ne fais qu’évoquer, on interroge Jésus : « Qui peut être sauvé ? » « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. »

Voilà résumé le chapitre 18 qui précède la rencontre de Zachée. Pour cet homme, pas plus que pour les autres il n’y a de possibilité de salut. C’est en vain qu’il monterait sur ses richesses pour s’élever ; il sait bien d’ailleurs qu’il est de petite taille. Nous autres lecteurs le savons aussi : au début de l’évangile de Luc, le magnificat avait prophétisé, « il élève les humbles, renvoie les riches les mains vides ».

La disproportion de la taille et des richesses de Zachée semble la signature de son injustice. Mais pour l’homme riche du chapitre précédent, qui avait observé tous les commandements, cela n’allait pas mieux, au contraire. L’homme devient tout triste en rencontrant Jésus à la différence de Zachée qui, lui, le reçoit avec joie. Il y a celui qui peut dire « j’ai tout fait » et qui en crève, étouffé ; il y a celui qui ne fait rien, si ce n’est monter dans un arbre, comme un singe, bien loin de l’homme.

Ce faisant, Zachée reconnaît qu’il est petit ; il fait avec sa petitesse, il ne se prend pas pour un juste à la différence de ceux auxquels Jésus pense quelques versets plus haut et pour lesquels il raconte la parabole entendue dimanche dernier du pharisien et du publicain, de l’homme heureux de sa vie et de l’homme qui se reconnaît pécheur. Entre l’homme riche et Zachée, c’est le même écart, le même contraste. Seul changement, ils sont riches tous les deux, très riches. Pourquoi donc Zachée n’est-il pas renvoyé les mains vides ? Pourquoi peut-il entrer dans le Royaume, être sauvé ?

Avec lui, l’impossibilité pour les riches d’entrer dans le royaume, plus radicale encore que celle pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille, est contredite. Puisque pour Dieu est possible ce qui ne l’est pas pour l’homme, c’est que c’est Dieu qui est à l’origine du salut. Et n’est-ce pas effectivement Dieu lui-même, « Dieu sauve », Jésus, qui entre dans la maison de Zachée ?

Aujourd’hui. L’adverbe revient deux fois. Actualité du salut qui n’est pas pour demain, qui n’est pas pour la vie après la mort, qui est certes pour la vie éternelle, à condition de comprendre que dans cette existence de chaque jour que nous recevons de la grâce de Dieu, la vie éternelle est déjà commencée. Cet aujourd’hui est celui du Seigneur, c’est lui qui le prononce, c’est lui qui fait de ce temps son aujourd’hui, l’aujourd’hui du salut, l’aujourd’hui de Dieu. Le Seigneur passe en nos vies, et c’est aujourd’hui le temps de la vie.

Et dès que le Seigneur s’adresse à Zachée, celui-ci est debout. Plus besoin d’arbre ni de singerie, la stature de l’homme relevé est atteinte. Avec Jésus, l’homme n’est plus trop petit pour la vie promise. Debout, c’était l’attitude du pharisien qui se croyait juste, c’est celle de l’aveugle mendiant que Jésus vient de guérir. Le pharisien était debout mais encore trop bas, de sa petite hauteur ; le mendiant et Zachée n’ont pas décidé d’avance ce qu’était le bonheur, ils le reçoivent aujourd’hui, sans préméditation, ils sont menés à la générosité de celui qui est don et fait entrer dans la surabondante gratuité. Et Zachée devient aussi prodigue que son sauveur, il gaspille son bien parce que vivre c’est cela, ne plus rien avoir pour ne pouvoir que recevoir.

Vivre grand, à la taille même de Dieu, vivre sans mesure, démesurément, plus qu’immensément, infiniment, éternellement, divinement. Vivre non pas à la mesure de nos vertus aussi grandes soient-elles mais encore trop petites car notre destinée n’est pas humaine, elle est divine, et non pas pour demain, mais pour aujourd’hui. Celui qui singe l’humanité par sa pratique de l’injustice et la confiscation des richesses ne risque guère de croire en ses vertus. C’est si l’on peut dire l’avantage de Zachée sur l’homme riche. La vertu est triste, elle laisse dans un hier désespérément nostalgique, j’ai tout fait et j’en suis mort. Le vice et la débauche sont coupables, mais dans la jouissance qu’ils singent souvent, qu’ils caressent aussi, ils peuvent être le creuset du bonheur.

Jésus veut demeurer chez Zachée lors de son passage. Il passe pour demeurer chez nous. On ne demeure avec lui qu’à passer, à passer aussi par la mort. Dépouillement de notre grandeur, importante ou petite, de nos richesses quelles qu’elles soient. Il élève les humbles.

Textes du 31ème dimanche : Sg 11, 23-26. 12, 1-2 ; 2 Th 1, 11-12. 2, 1-2 ; Lc 19, 1-10

15/10/2010

La prière n'est pas une demande (29ème dimanche C)

Ne pas se décourager dans la prière. Voilà le but de la parabole que nous venons d’entendre, d’après le verset qui l’introduit. Mais qu’est-ce que la prière ? S’agit-il d’une demande comme on le pense spontanément et comme la parabole le laisse entendre ? S’il en allait ainsi, Dieu apparaîtrait comme le juge inique qui finit par exaucer la demande pour qu’on cesse de lui casser la tête, Dieu serait présenté comme un juge, ce qui est tout de même bien éloigné de ce que dit Jésus de son Père, de surcroît un juge inique ! Comment Dieu pourrait-il être dit par Jésus lui-même juge inique ?

Si le texte prend le temps de souligner que c’est la persévérance qui est visée par la parabole, ne serait-ce pas parce qu’il faut se méfier de la comparaison avec le juge inique, parce qu’il faut se méfier aussi de la conception de la prière comme demande ?

Qu’est-ce que la prière alors si elle n’est pas bien dite par la demande ? Prier, c’est comme le fait cette veuve, vivre sous le regard d’un autre. Cette attitude existe si souvent. Si souvent, toujours, nous vivons sous le regard d’un autre. Vivre sous le regard de Dieu n’a rien d’extraordinaire ; tous nous avons l’expérience, plus ou moins libérante, de vivre sous le regard de l’autre. Et si souvent nous avons peur de ce regard, au point de penser que Dieu lui-même pourrait-être représenté par un juge inique. Reconnaissez que s’il en est ainsi, on ne peut rien comprendre à la prière !

Il faudrait donc penser la prière comme l’attitude de vivre dans la confiance sous le regard de l’autre, un regard qui libère quoi qu’il en soit des apparences. Il sera possible de penser que la prière est une aliénation, mais une vie sous le regard de l’autre n’est pas forcément aliénation. Nous le savons dans les relations humaines, nous pouvons l’imaginer, le croire aussi de Dieu.

La veuve parle bien de la prière parce que, quel que soit le juge, même inique, elle refuse de trouver en elle ce qui lui rendrait justice. Elle ne risque pas de le trouver dans ses proches, puisqu’elle est seule, veuve. Elle ne peut compter que sur un juge, même inique, et sur elle-même. Mais elle choisit précisément de compter sur l’autre, même inique, puisqu’elle ne peut compter sur elle.

La prière est cette attitude qui consiste à vivre sous le regard du seul qui peut rendre justice, mieux, du seul qui peut rendre juste. Prier, c’est vivre sous le regard du seul qui justifie. Ne pas compter sur soi, fondamentalement, non que bien des choses dépendent de nous, mais que la justice, la justification, seul Dieu en est l’auteur, seul lui libère de tout ce qui opprime, y compris le mal, dont on réclame justice. Et les versets suivants présentent une autre parabole, dont le texte souligne qu’elle est à l’adresse de ceux qui se flattaient d’être des justes. Voyez que l’on a notablement ouvert la définition de la prière comme demande.

Il ne s’agit pas de demander quelque chose, l’attendant d’un fonctionnaire tatillon, d’un juge inique ou d’un magicien qui résout nos problème d’un coup de baguette magique, mais de se mettre dans l’attitude de l’accueil de ce qu’il est seul à pouvoir donner, la vie bienheureuse, lui-même qui est la vie, la vie bienheureuse.

Alors pourquoi la persévérance ? Parce que justement, la prière n’est pas une action, une activité. Sans quoi, comment pourrions-nous répondre à l’ordre de l’Apôtre de prier sans cesse ? La prière n’est pas un truc à faire, un texte à réciter, une bougie à éclairer, une demande ou une action de grâce, une messe ou que sais-je encore. Elle est cette attitude qui vise à vivre sous le regard de Dieu qui seul justifie. Nous imaginons souvent qu’on ne prie pas assez comme s’il s’agissait de trucs à faire. Nous aimons imaginer cela pour ne surtout pas entrer dans l’attitude qui consiste à vivre sous le regard de Dieu, dans l’attitude qui consiste à ne pas compter sur nous pour la justice, pour la libération, pour le bonheur, pour la vie.

Il y a une autre raison à la persévérance, ou plutôt, une autre manière de dire la même chose. S’il faut persévérer, c’est parce que la vie, la justice, la justification par Dieu, cela ne saute pas aux yeux. Le silence de Dieu, son inaction, le fait apparaître comme un juge inique qui ne répond que lorsqu’il en a assez de nous ! S’il faut persévérer, c’est parce que son silence est une épreuve. Il nous manque, le seul qui justifie. Et dans la persévérance, plutôt que de désespérer de Dieu ou de le croire comme un juge inique, nous creusons en nous le désir de lui, nous persévérons à le croire comme celui sous le regard duquel nous sommes vivants.

La prière excite en nous le désir de Dieu, écrivait Augustin. On comprend qu’il s’agisse de persévérance, de creuser le désir, la soif, loin de faire de la prière une demande et de Dieu un juge inique. Je cite Augustin :

« Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. […]

Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu’il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s’excite par la prière, afin que nous soyons capables d’accueillir ce qu’il s’apprête à nous donner. […] Nous serons d’autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l’espérons avec plus d’assurance, nous le désirons avec plus d’ardeur. »

Textes du 29ème dimanche C : Ex 17, 8-13 ; 2 Tm 3, 14-17. 4, 1-2 ; Lc 18, 1-8

02/10/2010

Dieu tout-puissant ? (27ème dimanche)

Quelle efficacité de la prière ? Voilà la question posée par notre première lecture (si l’on peut encore parler de lecture tant le texte est martyrisé par le lectionnaire). Quelle action de Dieu en ce monde ? Dieu débarque-t-il pour nous tirer de l’angoisse ? La première lecture ne l’envisage même pas. Le prophète réclame la justice, il n’en désespère pas mais ne peut que constater que le Seigneur reste silencieux au point de paraître l’allié du méchant.

Le monde s’est vidé de ses dieux. Avec la science, l’enchantement d’un monde habité par les puissances d’en haut s’est effacé, nous laissant seuls, désespérément seuls, confrontés comme le prophète à la violence et à l’attente, à l’espérance d’une justice. Le désenchantement du monde est au moins aussi vieux que la tradition prophétique qui dénonce de manière viscérale l’injustice et le silence de Dieu devant l’injustice, qui laisse prospérer le méchant et mourir le juste. Ainsi le psaume : Lève-toi, pourquoi dors-tu, Seigneur ? Réveille-toi, ne rejette pas jusqu’à la fin ! Pourquoi caches-tu ta face, oublies-tu notre oppression, notre misère ?

C’est bien parce que Dieu ne répond pas, qu’il faut attendre une justice qui ne soit pas la rétribution immédiate, non que la revanche sera prise dans un autre monde, mais qu’il faut attendre une intervention de Dieu, radicale, nouvelle alliance. C’est le premier Testament qui appelle lui-même, et explicitement, une nouvelle alliance parce que le monde est trop violent, trop immonde, parce que les humains sont trop inhumains.

Et c’est plutôt nous, témoins de la nouvelle alliance, qui sommes dans l’embarras. Nous proclamons la réalisation de la nouvelle alliance, et rien a changé. Le cri du prophète reste d’actualité, et voilà le scandale. Peut-on encore espérer de Dieu quoi que ce soit ? C’est la provocation des gens au pied de la croix telle qu’on peut la lire dans le Psaume 22 : Qu’il le sauve, qu’il le libère puisqu’il est son ami !

Et Dieu n’est pas intervenu, et le Fils est mort seul, abandonné, ainsi que le dit le même psaume repris lui aussi par l’évangile : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Dieu pouvait-il d’ailleurs intervenir ? Lui serait-il possible de donner de faire n’importe quoi comme déplacer une montagne ou planter un arbre dans la mer ? Dieu peut-il être Dieu si, au nom de se toute puissance il peut faire n’importe quoi ? Oh certes, on n’a pas manqué de théologiens, y compris au moins un docteur de l’Eglise, pour affirmer telle bêtise. Mais Dieu est-il encore Dieu s’il peut faire n’importe quoi ? Pas seulement n’importe quoi, mais aussi sauver le fils ou secourir le pauvre, l’humilié ?

Et si l’abandon du persécuté, hier comme aujourd’hui, le Fils sur la croix comme l’enfant qui meurt de faim ou celui qui souffre de la guerre, était justement la seule chose que Dieu peut faire. Lorsque son peuple, son propre peuple est exterminé, Dieu se tait. Et vous voudriez voir dans telle guérison, dans tel événement non expliqué et donc miraculeux, la preuve de son action ? Si Dieu peut faire quelque chose, qu’il pare au plus urgent, qu’il sauve le juste persécuté, le Fils, l’enfant qui meurt, tous les enfants qui meurent. On verra après pour la guérison d’un handicap à Lourdes ou son intervention pour me convertir !

La toute puissance de Dieu, c’est l’abandon de la force pour désarmer le mal. La toute puissance de Dieu, c’est la passion de celui qui ne se dérobe pas au pire. Lorsque Dieu affronte l’inhumain, sa puissance de vie le divinise et ainsi le rend à son humanité, plus grande, si belle : voici l’homme. Si Dieu agit, et il agit comme le dit encore notre psaume 22, c’est dans la passivité, ou plutôt dans la simple présence qui ne fait rien, mais qui transfigure et renouvelle la face de la terre.

Nous rêvons d’aller planter des arbres dans la mer, nous voulons en faire l’indice de notre foi, ne nous rendant pas même compte que nous caricaturons et raillons le cœur même de notre foi. Nous sommes seulement invités, convoqués, appelés à rejoindre là où il se tient le Dieu qui fait toute chose nouvelle. Ne pensons pas que Dieu se tait quand il se dit par sa présence. Ne rêvons pas que Dieu est là sauf où l’on meurt.

Si si peu d’entre nous partagent la foi, c’est aussi et fondamentalement parce que Dieu n’est pas le magicien dont on rêve pour régler les problèmes, parce que la prière, ça ne marche pas. Avec la mort en croix du Fils, le monde est à jamais désenchanté. Et ce n’est pas un hasard si les histoires de sorciers font recette alors que la foi qui renverse l’idole de la magie s’effondre. La présence de Dieu dans nos histoires, humaines et inhumaines, est bien plus que tout ce que nous osons demander. Dieu se tient là où nous sommes, dans la joie de la fête et dans l’abandon de la souffrance et du mal, de la mort. Sa présence est résurrection. Quelle efficacité ! Mais qui pourrait ressusciter sans mourir ?

C’est parce qu’il faut mourir pour vivre, chaque jour, que la prière ne marche pas, que les arbres ne se plantent pas dans la mer. C’est parce que Dieu n’est pas magicien, que ce qu’il offre n’est pas le mieux attendu mais sa propre vie, la divinisation, de l’humain et de l’inhumain, du monde et de l’immonde. C’est parce que Dieu se tient présent, quoi qu’il arrive, qu’il est le tout-puissant.

Textes du 27ème dimanche C : Ha 1, 2-3, 2, 2-4 ; 2 Tm 1, 6-14 ; Lc 17, 5-10

24/09/2010

Pourquoi croyons-nous ? (26ème dimanche)

« S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus. »

Que signifie être convaincu ? On parle ici de vérités de foi, de celles que Moïse et les prophètes proclament. Si la proclamation des prophètes est sans effet, le merveilleux et l’extraordinaire d’une résurrection n’y fera rien. Qu’est-ce qui convaincra celui qui ne veut pas écouter Moïse et les Prophètes ? Est-ce que ceux qui partagent la foi, telle qu’elle trouve à s’exprimer dans le service du plus pauvre et le partage des richesses, ont été convaincus ? Et par qui ? Par Moïse et les prophètes ? Par une résurrection, celle de Jésus par exemple ?

Comment savons-nous ce que nous croyons ? S’agit-il de conviction, de certitude ? Avons-nous étés emportés par le merveilleux de quelque miracle ? Est-ce que le caractère de ce qui échappe à l’ordre naturel des causes constitue l’indice du surnaturel, voire sa preuve ? Faut-il effectivement revendiquer l’extrémisme de la formule credo quia absurdum, je crois parce que cela n’a pas de sens ?

Savons-nous pourquoi nous sommes convaincus de notre foi ? Savons-nous ce qui fait de nous des croyants ? Oui et non.

Nous le savons au sens où nous le réfléchissons, nous le passons au crible de la raison. Notre foi ne peut que ressortir plus pure d’une meilleure connaissance de ce qu’elle propose comme compréhension du monde et de la vie de l’homme, moins dupe de ses connivences, pas toujours flatteuses, avec les peurs infantiles et névrotiques, avec les pratiques magiques et rituelles. On ne pourra contester la rationalité de la foi chrétienne. Et il n’y a ici rien d’étonnant si, comme le dit l’évangile de Jean, le Verbe s’est fait chair, le logos est venu chez les siens, logos que l’on traduit certes par parole, mais aussi par raison voire mesure et proportion.

Oui, nous savons pourquoi nous croyons, et non seulement parce qu’il y a peut-être guère de proposition de monde plus brillante que celle de la foi chrétienne, mais aussi, parce que cette proposition de monde ne réside pas seulement en un savoir, un système, une idéologie, mais est dans le même temps, une pratique de la charité. Se pourrait-il qu’échappe à la vérité une foi qui fait du service du frère un devoir, qui commande de faire en sorte que tout homme puisse trouver en nous un prochain ?

Ainsi, si nous sommes chrétiens, disciples du Seigneur, c’est bien parce qu’est hautement rationnelle et humanisante la manière que propose l’évangile d’habiter le monde, avec et pour les autres, dans des institutions à sans cesse vouloir plus jutes afin que tous soient heureux, que tous aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance.

Et cependant, nous ne savons pas dire pourquoi nous sommes croyants. Il ne suffit pas d’être rationnel et humanisant pour être vrai ; pourquoi autrement, tant d’hommes et de femmes ne s’y rangeraient-ils pas ? Les non croyants ne seraient que sots ou de mauvaises foi ? Il ne suffit pas d’être rationnel et humanisant. La preuve, les contre-témoignages à l’évangile de l’Eglise elle-même. Et ce n’est pas par manque d’arguments que l’on nous ressort sans cesse l’inquisition et les croisades, mais bien parce que ces pages sombres, comme bien d’autres aujourd’hui encore, dont certaines défrayent la chronique, mettent à mal la vérité de la foi, ce qui fait que nous sommes convaincus. Comment l’évangile pourrait-il prétendre à quelque vérité si les disciples de cet évangile peuvent être les suppôts du crime et du mal ?

Non, nous ne savons pas pourquoi nous sommes croyants. Rien ne justifie l’évangile aussi justifié qu’il soit, parce que c’est l’évangile qui justifie. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes disciples, comme nous ne savons pas pourquoi nous aimons nos enfants, notre conjoint, notre famille, nos amis. L’amour oblige, s’impose, comme à notre insu, sans d’ailleurs que cela nous prive de notre liberté.

Certes, nous pouvons ne pas aimer tout ce monde, et cependant nous aimons les autres parce qu’ils sont là, avec nous. Et il y a du maladif à ne pas pouvoir spontanément aimer. Nous aimons parce que l’amour est la vérité de la relation. Nous croyons parce que l’amour est la vérité de la relation de foi aussi.

En ce sens, fondamental, nous croyons pour rien. Un rien qui veut dénoncer le caractère trop court de toutes les raisons, même les meilleures. Cela ne sert à rien de croire, non que ce soit inutile, mais que, comme l’amour, c’est l’absolue gratuité qui s’offre. La rose est sans pourquoi, elle fleurit. Il en va ainsi de la foi.

Nous sommes croyons, parce que c’est lui, parce que c’est nous. Il s’est offert pour faire de nous ses amis. Comment l’enverrions-nous paître dès lors que nous avons entendu sa proposition, sa déclaration d’amour ? Nous croyons, nous l’aimons parce que lui le premier nous a aimés. Nous croyons parce que lui, et c’est tout, non pas la fin de la réflexion, mais la totalité de l’amour.


Textes du 26ème dimanche C : Am 6, 1-7 ; 1 Tm 6, 11-16 ; Lc 16,19-31

18/09/2010

Echec à la morale ! (25ème dimanche)

Voilà une parabole que l’on n’aime pas au point que le lectionnaire en fait une lecture facultative. Et comme Luc est le seul à la rapporter, on peut ne l’entendre jamais. Ce qui nous ennuie à entendre ce texte, c’est que sa leçon, en termes de morale de l’histoire, n’est pas acceptable. Nous ne pouvons imaginer que l’évangile nous invite à la malhonnêteté, à la manœuvre, au calcul pour arriver à nos fins. La fin ne peut justifier les moyens.

Mais au lieu d’ignorer le texte, au lieu d’en éviter la lecture, nous pourrions nous demander ce qu’il faut changer de nos lectures pour que le texte soit audible. Non pas seulement changer quelque chose à la lecture de ce texte, mais changer nos habitudes de lecture, parce que, de façon générale, nous cherchons dans les paraboles une morale, un discours sur le comportement, parce que nous réduisons l’évangile à un code de morale, à des règles de l’agir.

Nous tenons cela en outre d’un XIXème siècle qui avait fait de la vertu une valeur. Que l’on pense à la morale de l’instituteur de la Troisième République auquel le curé du village n’avait pas forcément beaucoup à envier. Vous me direz, en lisant Feydeau et en écoutant les opérettes d’Offenbach, il se pourrait que l’hypocrisie ait été le prix à payer de cette valorisation de la vertu.

On ne saurait nier que nous tenons aussi notre lecture morale des évangiles de ce que cela nous paraît concret, comme nous aimons à dire, souvent d’un air pénétré. Là on voit ce qu’on a à faire. Si la foi n’est pas quelque chose à faire, que voulez-vous transmettre aux enfants ? Comment voulez-vous voir et savoir que vous êtes croyants ? Et l’on ne saurait contester l’importance du service du prochain comme commandement évangélique. L’amour de Dieu et l’amour du prochain sont un seul et même commandement.

Pourtant, force est de reconnaître que la lecture morale du texte d’aujourd’hui bute sur une impossibilité. On ne peut tout de même pas, au nom de l’évangile, au nom de celui qui est venu pour servir et non pour être servi, être invités à la malhonnêteté.

Une des lectures possibles, dans la ligne de ce qui est dit dans les versets qui suivent la parabole, consisterait à inviter à l’astuce. Puisque les hommes sont astucieux lorsqu’ils y trouvent leur intérêt, ne pourraient-ils pas aussi l’être lorsqu’il s’agit de la foi ou du service du frère ? Evidemment, la question n’est pas bien posée, comme si le service du frère et l’amour de Dieu n’étaient pas notre intérêt, le lieu de notre joie. Mais puisque beaucoup dévalorisent leurs actions lorsqu’elles ne leur ont pas coûté, passons sur le fait que le service de Dieu et du prochain puisse ne pas nous apparaître comme notre intérêt. Admettons, même si c’est évidemment faux, que le désintéressement soit la signature de la bonne œuvre, admettons qu’il y ait des intentions chimiquement pures, qu’il soit possible de faire le bien sans en tirer quelque profit.

Et bien, si tu as du mal à servir ton frère et ton Dieu, débrouille-toi. Sois malin. Cela te casse les pieds d’être disciple, débrouille-toi à y trouver quelque intérêt de sorte que tu y sois entraîné plus fort que tes résistances. D’ailleurs, ta conception de l’intention pure pourrait bien être une fausse excuse pour déclarer au-dessus de tes forces ce que tu pourrais faire avec un peu d’aide et d’intéressement. Rappelle-toi la parole du Deutéronome. Elle est prêt de toi cette parole, elle n’est pas au-delà des cieux ou des mers pour que tu dises, qui ira nous la chercher ?

Mais je préfère une autre lecture de la parabole ; une lecture qui met en crise, radicalement, qui discrédite la lecture morale des Ecritures. Non, lire les Ecritures, ce n’est pas tirer une morale, un enseignement. Non, la foi ne consiste pas à dire comment bien faire. Non, contrairement à ce que pensaient les philosophes déjà plus chrétiens, les Ecritures et la religion ne sont pas éducatrices du genre humain. Pas besoin d’aimer Dieu, pas de mystère, seulement des valeurs pour l’éducation du peuple, auxquelles on accède par les seules ressources de l’intelligence et de la droiture morale à l’excellence de la vie. Il ne s’agit évidemment pas de se jeter dans l’inexplicable, l’irrationnel, le merveilleux ou le surnaturel. Il s’agit d’être divinisés par celui qui a pris notre humanité.

Il faut sans doute le reconnaître. Pour de nombreux chrétiens, l’évangile n’est rien d’autre que cet éducateur de moralité, disons-le, éducateur à la morale bourgeoise, celle de la vertu, quoi que l’on fasse par ailleurs, ainsi que le comptent Feydeau et Offenbach, bien loin de la divinisation. Lors d’un Festival de la foi (sic !), à saint Germain des Prés, les phrases scandaleuses de l’évangile avaient été relevées. On y trouvait : les pécheurs et les prostituées vous précèdent dans le Royaume. Où est le scandale quand on se rappelle que Jésus est venu pour les malades et non pour les gens bien portants, pour les pécheurs et non pour les justes ? Evidemment, si l’on se croit juste, on ne voit pas bien pourquoi Jésus est venu. Alors, on réduit l’évangile à la taille de notre justice.

Voilà exactement ce que notre parabole met en crise, interdit. resterait maintenant à dire ce que signifie être croyant. Puisque notre parabole ne le dit pas et que mon temps est passé, je resterai moi aussi dans le suspens. Si déjà nous avons repéré l’impossibilité de réduire la suite de l’évangile à une justice, ce qu'elle est fondamentalement aussi cependant, si déjà nous avons entendu que nous ne pouvons faire confiance à une lecture des évangiles qui délivrerait une morale, ainsi que pourrait le faire l’instituteur de la Troisième République, nous n’aurons pas perdu notre temps à écouter ces versets de l’évangile qui sont tout sauf susceptibles de relever d’une lecture facultative.

11/09/2010

"Vous êtes des dieux vous tous" (24ème dimanche du temps)

Le calendrier liturgique nous fait réentendre la parabole du fils prodigue six mois après que nous l’avons méditée durant le carême. Nous ne l’entendrons plus pendant deux ans et demi. Qu’un texte aussi central soit si peu écouté, et dans une répartition si peu équilibrée, montre les limites de notre actuel lectionnaire.

Je ne reviendrai pas sur le fait qu’il ne s’agit pas tant d’un évangile sur le pardon, contrairement à ce que l’on ne cesse de répéter, mais un évangile de résurrection, de salut : mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. Et si vous n’êtes pas convaincus, l’évangile lui-même répète, histoire qu’il n’y ait pas d’équivoque possible : Ton frère que voilà était mort et il est vivant.

On se rappelle en outre qu’aucun des deux frères ne peut être vivant puisqu’ils sont loin du Père, vivent sans lui, l’un dans l’éloignement géographique, l’autre dans l’éloignement idéologique. C’est à une révolution de l’idée de Dieu que nous mène la parabole. Vous voulez savoir qui est Dieu, semble dire Jésus ? Un homme avait deux fils. Il est le Père prodigue qui inonde l’univers et chacun de son amour, de sa vie. Etre vivants, c’est vivre du don du Père, c’est vivre de sa vie. Non pas survivre, moribonds ou pleins de ressentiments, mais vivre dans l’action de grâce, la jubilation devant la prodigalité du Père.

Si on lit notre parabole dans le contexte du chapitre 15 de Luc comme nous venons de le faire, la joie est encore plus clairement affirmée : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue ! C’est ainsi, je vous le dis, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir. Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, la drachme que j’avais perdue ! C’est ainsi, je vous le dis, qu’il naît de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. Il fallait bien se réjouir et faire la fête, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.

Comment Dieu pourrait-il se réjouir ? N’est-il pas la joie même, le bonheur ? Comment l’Eternel pourrait-il changer de sentiments ? A-t-il seulement des sentiments ? Etait-il triste pour devenir heureux ? Et comment avait-il pu perdre ses enfants ? On ne perd tout de même pas son fils comme on perd une brebis, une pièce de monnaie ou un mouchoir ! Que se passe-t-il donc ?

La mort.

Non pas seulement le péché, mais la mort et la souffrance, la vie qui s’arrête. Comment Dieu peut-il rester Dieu si ceux qu’il a créés à son image connaissent la mort ? Sont-ils encore à l’image de l’immortel ? Ou bien Dieu n’est-il pas éternel ? La mort de l’homme est crise de Dieu lui-même. La mort de l’homme est fin de Dieu lui-même. Un Dieu qui abandonnerait ses amis à la mort ne serait pas digne d’être Dieu, ne pourrait être aimé, ne serait qu’un horrible bourreau, sadique spécialisé dans le supplice de Tantale.

Et voilà ce que Jésus conteste. Voilà ce que nos paraboles veulent empêcher. Le prix à payer pour Dieu ou pour l’image que nous avons de lui est immense. Dieu n’est pas ce que nous pensions, impassible en son éternelle perfection. Il est bouleversé jusqu’à suer des larmes de sang, jusqu’au supplice de la croix, par la perte de ses enfants, par leur mort.

Ainsi, plutôt que de parler de la conversion de l’homme, nos paraboles parlent du changement en Dieu, de sa conversion, de son accès à la joie, à la fête, à la réjouissance. Lorsque nous pensons l’histoire sainte, lorsque nous la présentons à nos enfants, au caté ou en famille, on fait de la création le début de l’histoire. Il y aurait d’abord la création puis la chute et le rachat. Cette vision n’est pas la seule. Pour Irénée de Lyon, la création donne lieu à une longue accoutumance de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme, de sorte qu’enfin, lorsque les temps sont accomplis, dans les temps derniers où nous sommes, le Fils habite chez les hommes pour leur offrir ce que Dieu dès la création avait en vue : que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance.

Et si la conversion, le changement en Dieu nous fait problème, alors il faut radicaliser le discours. De toujours à toujours, de toute éternité, Dieu veut que les hommes vivent de sa vie. De toute éternité il se fait dans le Fils ce que nous sommes afin que nous soyons ce qu’il est. Nous le disons à chaque offertoire : Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité.

Notre chapitre 15 de Luc annonce le salut, non pas seulement la rémission des péchés, mais la divinisation. Le baptême est l’illumination qui fait de nous des dieux qui vivent de la vie même de Dieu le Père : Vous êtes des dieux vous tous, dit le psaume et Jésus de le citer.

C’est la vocation de l’humanité, de chacun de nous, vivre non pas une nouvelle vie, mais de la vie même de Dieu, être divinisés, enfants adoptés dans le Fils unique, ressuscités par lui, avec lui et en lui.

02/09/2010

Préférer le Christ, haïr ses proches (23ème dimanche)

Qu’est-ce que cela signifie préférer le Christ, le préférer à ses proches ? L’amour est-il encore amour s’il est exclusif ? L’amour n’est-il pas comme le pain au bord du lac, qui se multiplie quand il est partagé ? Il n’est déjà pas humain de confisquer l’amour, on ne voit pas comment Dieu, même premier servi, pourrait se le réserver, à moins de bâtir, comme on l’a trop fait, un visage de Dieu qui ne peut que légitimement conduire à le détester, qui ne peut que, pour le salut même de l’homme, conduire à l’athéisme.

La traduction liturgique essaie de nous faciliter la tâche en gommant l’extrémisme du propos. Pas sûr qu’elle nous rende grand service. Le texte dit : si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, etc… Que comprendre. Que signifie préférer le Christ, haïr les siens ?

Sont rassemblés dans nos versets des propos de Jésus que l’on retrouve dans le sermon sur la montagne de Matthieu. Ils apparaissent comme une recomposition par la communauté chrétienne primitive et ont peu de chance de constituer comme tels un discours de Jésus. Il est bien étonnant que Jésus qui tourne habituellement son regard et le nôtre vers le Père revendique d’être au centre, réclame qu’on le préfère. Le souci des communautés d’encourager des générations nouvellement chrétiennes à la rupture de la conversion est trahi par ces propos radicaux.

Mais cette explication historique ne suffit pas à désamorcer le scandale de l’exagération mise sur les lèvres de Jésus, cette condition, pour le suivre qui réside dans la haine des siens.

L’exagération nous met sur la voie de propos que l’on dit hyperboliques, de façon analogue à ce que l’on appelle une parabole. Par l’hyperbole, en forçant le trait, on essaye de dire ce qu’on ne peut pas dire par le discours de premier degré, celui de la description. Alors on fait comme exploser la langue pour obliger à ne pas rester prisonnier d’un premier degré dont pourtant on a besoin. Ne regardez pas le doigt de l’hyperbole, mais ce que montre ce doigt.

Alors ce pourrait être l’attitude que Jésus prête aux foules qui le suivent qui est dénoncée. Qu’imaginent les foules de la suite du Christ ? On n’en sait rien. Mais Jésus affirme une radicalité extrême. Soit les foules sont versatiles, et Jésus les invitent à réfléchir avant de s’engager. Ce n’est tout simplement pas possible. Jésus sait que les hommes sont versatiles et que c’est son Père qui s’est engagé à jamais, radicalement, à l’extrême, en leur faveur ainsi qu’en témoigne le fils lui-même en sa mission. Soit les hommes se croient capables d’être disciples, sont, au moins en paroles, prêts à tout. Pas seulement en parole d’ailleurs, et malheureusement ! Les extrémismes sont prêts à tout au nom de Dieu et n’en finissent pas de faire des ravages !

Malheureusement encore, l’extrémisme ne se réduit pas à sa forme violente et terroriste. Nous pourrions penser nous-mêmes que l’on n’en fait jamais assez pour Dieu. Nous pourrions penser qu’il faut être en règle avec Dieu. Cela peut prendre la forme du scrupule religieux, mais il y a peu de chance que la foule qui suit Jésus soit composée exclusivement de scrupuleux. Il s’agit plutôt de notre conscience, bonne ou mauvaise, croire qu’on a tout fait, qu’on est en règle, ou au contraire qu’il faut en faire plus, que l’on ne prie jamais assez, que l’on doit rajouter à la messe une prière à Marie, à l’office un angelus, ou que sais-je ?

Or aimer Jésus ne se mesure pas à ce plus qu’on pourrait encore faire. Aimer Jésus oblige à changer de logique. Ainsi par exemple ‑ et quel exemple ! ‑, l’évidence qu’il faudrait aimer son père, son frère, sa mère, les siens en devient fausse au point que l’on n’est pas plus dans l’erreur à faire de leur haine une condition de la suite du Christ. La proximité des nôtres est trop courte pour être assurément amour du prochain. Aimer Jésus pourrait-on dire, ce n’est pas aimer les siens. Irait-on jusqu’à dire, de façon provocante, aimer Jésus, c’est haïr les siens ? L’amour de Dieu et du prochain est un unique et le seul commandement, prochain dont l’évangile a parlé quelques chapitres plus haut avec le bon Samaritain. Le prochain n’est pas celui qui nous est proche, comme les parents, mais tout homme qui doit pouvoir trouver en nous, comme en Jésus, un prochain. Si les nôtres constituent l’aune de la proximité, n’avons-nous pas drastiquement limité l’amour, ne sommes-nous pas dans le mensonge ? Seule l’exagération pourrait nous déloger de cela. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas effectivement, pour suivre Jésus, haïr les siens ?

La suite du Christ est chemin de la croix, dit le texte, un exode, pire un exil. Comme Abraham, il faut quitter son pays et la maison des siens. Quelques jours après que les media ont enfin rendu compte du désaccord de l’Eglise quant à la politique sécuritaire française, en particulier vis-à-vis des Roms, un sondage révèle qu’une majorité de français, y compris parmi les catholiques, estime que l’Eglise est sortie de son rôle. L’évangile continue de rester inaudible. Même parmi les catholiques, on lui résiste. L’amour du prochain est confondu avec la proximité de l’origine, alors qu’elle est celle qui se découvre dans l’exode et l’exil.

Il n’y a rien de spécifiquement chrétien dans l’exigence morale, seulement la radicalité du service de tout homme, puisque, par l’adoption filiale, Dieu notre Père, nous donne chaque homme, même lointain, pour prochain, pour frère. Quand tu aimeras tout homme au point qu’il puisse trouver en toi un prochain, l’amour de tes proches pourra ne pas te détourner du Christ, tu pourras ne pas les haïr. Tant que tu hais l’étranger, même à aimer très puissamment les tiens, tu es dans le mensonge, tu ne peux prétendre être disciple du Christ. Cette parole d’évangile vient bien à propos. Il ne faut surtout pas la relativiser.

28/08/2010

Augustin : Exciter le désir de Dieu

Voilà un an que ce blog est ouvert. J'ai essayé d'y poster un article au moins chaque semaine. En moyenne, il y en eut en fait deux par semaine. Et bien sûr, pour ouvrir une nouvelle année, je ne saurais ne pas donner la parole à saint Augustin.

Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. […]

Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu’il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s’excite par la prière, afin que nous soyons capables d’accueillir ce qu’il s’apprête à nous donner. […] Nous serons d’autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l’espérons avec plus d’assurance, nous le désirons avec plus d’ardeur.

C’est donc dans la foi, l’espérance et l’amour, par la continuité du désir, que nous prions toujours. Mais nous adressons aussi nos demandes à Dieu par des paroles, à intervalles déterminés selon les heures et les époques : c’est pour nous avertir nous-mêmes par ces signes concrets, pour faire connaître à nous-mêmes combien nous avons progressé dans ce désir, afin de nous stimuler nous-mêmes à l’accroître encore. Un sentiment plus vif est suivi d’un progrès plus marqué. Ainsi, l’ordre de l’Apôtre : Priez sans cesse, signifie tout simplement : La vie bienheureuse, qui n’est autre que la vie éternelle auprès de Celui qui est seul à pouvoir la donner, désirez-la sans cesse.

Désirons toujours la vie bienheureuse auprès du Seigneur Dieu, et prions toujours. Mais les soucis étrangers et les affaires affaiblissent jusqu’au désir de prier ; c’est pourquoi, à heures fixes, nous les écartons pour ramener notre esprit à l’affaire de l’oraison. Les mots de la prière nous rappellent au but de notre désir, de peur que l’attiédissement n’aboutisse à la froideur et à l’extinction totale, si la flamme n’est pas ranimée assez fréquemment.

Augustin d’Hippone, Lettre à Proba