30/10/2022

En avant ! Mt 5, 1-12 (Toussaint)

Les béatitudes sont nombreuses dans les Evangiles, et ne se trouvent pas seulement dans le discours sur la Montagne (Mt 5, 1-12), ou sa version lucanienne, dans la plaine. Elles parsèment les textes à l’exception de Marc. On en trouve chez Paul, dans les lettres de Pierre et de Jacques, et jusque dans l’Apocalypse dont l’une prend place dans la liturgie : « Heureux les invités aux festins des noces de l’Agneau. »

Les rédacteurs des Evangiles connaissent les Ecritures en grec (même si au moins certains les lisent aussi en hébreu). Là déjà, les béatitudes sont nombreuses. Le psautier s’ouvre par une béatitude, avec le même mot que celles que nous venons de lire ; « Heureux est l’homme qui se plait dans la loi du Seigneur et récite en la murmurant sa loi jour et nuit. »

De quel bonheur parle l’Evangile ? Il n’est pas l’absence de souffrance, persécution, ou mépris. Il relève de la vie plus forte que les obstacles, notamment ceux que l’on pense être contraire à la béatitude ; heureux, malgré les pleurs et la mort, la persécution et les insultes.

Toutes les dérives misérabilistes, doloristes, masochistes trouveraient-elles dans la prédication évangélique de quoi s’épanouir ? Non bien sûr ! Heureux, non du mal, mais de ce que, malgré le mal, il y a une issue, il est encore et toujours possible d’avancer. Cela ne saute pas aux yeux, cela n’a rien de l’évidence de la description. C’est la foi de Jésus, sa manière de comprendre et de vivre l’existence des humains.

« En avant ! », traduisait André Chaouraqui, « En marche ! ». La reconstitution de ce que pourrait être le mot araméen employé par Jésus est vraisemblable, et explicite la vision du monde de Jésus. Etre heureux ou bienheureux n’est pas un état mais une tâche, une conversion, l’invitation, l’impulsion à avancer que tant d’hommes et de femmes font leur.

Se relever, se réveiller, être relevés de la mort, se remettre debout ou être remis debout, c’est une possibilité ouverte pour les abattus ; c'est déjà la pratique de ceux qui ne se laissent pas décourager par la guerre et les morts ‑ les artisans de paix font l’objet d’une béatitude ; on ne construit la paix que par la douceur et dans une forme d’artisanat. (La force pour imposer la cessation de la violence est au mieux une manière d’endiguer la guerre ; elle ne supprime pas la violence ni ne construit la paix. Il existe une industrie de la guerre mais seulement un artisanat non-automatisé de la paix.)

Se relever, se réveiller, être relevés de la mort, se remettre debout ou être remis debout, ce sont les mots de la résurrection. Les béatitudes ne sont pas promesses d’une récompense, elles disent ici et maintenant ce qui advient chaque fois que la vie triomphe. C’est la douceur du bonheur, la bonté miséricordieuse, les larmes essuyées, toute chose qui paraissent impossibles et même scandale : heureux ceux qui pleurent. Le bonheur selon les béatitudes, c’est que la résurrection est en ligne de mire.

Allez, « relevez-vous et n’ayez pas peur », dit le Jésus de Matthieu aux disciples avec le verbe de la résurrection sur la montagne de la transfiguration. (C’est que le contraire de la foi n’est pas l’athéisme, mais la peur.) Luc dit avec d’autres mots cette exigence devant l’abattement et les incompréhensions atterrantes : « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche. » Avec Jean, l’invitation consisterait seulement à lever la tête pour regarder un peu plus loin que le bout de son nez : « levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson ! ». Marc et Jean placent le relèvement à la passion : « Levez-vous ! Allons ! Voici qu’est arrivé celui qui me livre. » « Levez-vous ! Partons d’ici ! » La résurrection devient la vie toujours devant, jamais derrière. « Heureux ! En avant ! » La vie de Jésus transforme la boucherie du cri de guerre « en avant ! » en artisanat de la vie. Le bonheur des béatitudes laisse même entendre que la mort pourrait être renversée, que la mort est derrière.

Nous sommes loin d’un bien-être qui nous imposerait un sourire béat ou nous conduirait au développement personnel. Où est-il l’accomplissement personnel quand on meurt de faim à deux ans ou lorsqu’une bombe emporte votre famille et un de vos membres ? Nous sommes loin de la douce béatitude, confort d’une vie spirituelle ou matérielle réussies. Tant mieux si pour certains, la vie est douce ; qu’ils continuent à y travailler humblement, s’en réjouissent discrètement et y puisent de soulager les frères. Avec tous, avec les fatigués de l’existence, il faut se lever, ressusciter. Le bonheur n’est pas une récompense, il est la résurrection ici et maintenant, à l’heure même de la mort et de la violence aussi, surtout : C’est en portant les fardeaux les uns les autres que l’on accomplit la loi du Christ (Ga 6, 2).

 

(Comme une coda en découvrant ce mot de Pedro Arrupe :« Allez ! Allez accueillir le monde tel quil est ! Vivez lEvangile et proposez-le pour le meilleur de l’homme et non pour faire une religion de nantis ou de terroristes spirituels. Allez à la rencontre du monde ! »)

28/10/2022

Où l'évangile continue à en mettre plein la tête aux pharisiens Lc 19, 1-10 (31ème dimanche du temps)

Peut-on dire quelque chose de neuf sur Zachée (Lc 19, 1-10) ? Non qu’il faudrait à tout prix être original, mais l’on ne commente pas la Parole pour dire ce que tous savent déjà mais pour aider à entendre l’inouï de Dieu. L’Evangile demeure une bonne nouvelle, demeure nouveau parce qu’ainsi il est bon, heureuse annonce.

Une des manières de lire à neuf, c’est de lire aujourd’hui ces vieux mots. Certes aujourd’hui comme hier « nihil sub sole novum » ; cependant l’aujourd’hui est toujours et à chaque génération nouveau, « on ne descend jamais deux fois dans le même fleuve ». Parmi les quelques mots récurrents en ces dix versets, il y a précisément le mot aujourd’hui. Aujourd’hui il me faut demeurer chez toi, aujourd’hui le salut est entré dans cette maison.

La rumeur, dans la parabole du fils prodigue, divulguait ce que le cadet avait fait ; ici, par la rumeur, on apprend que Zachée est un pécheur. Chaque fois, le narrateur laisse dire. Le parallélisme entre les deux péricopes s’impose : dénonciation du pécheur, festin ou repas de réconciliation, un fils perdu et retrouvé, Jésus qui vient chercher et sauver ce qui était perdu. Avec Zachée cependant, c’est Jésus qui est vilipendé et non le pécheur. Zachée semble être le personnage principal, et pourtant, les gens n’ont rien à faire de lui. C’est Jésus qui surprend et suscite la réprobation en allant manger chez un pécheur. Celui qui « passait en faisant le bien » est la cible de la médisance. La passion approche !

La petite taille de Zachée, visiblement ‑ c’est le cas de la dire ! ‑ tellement importante qu’on la souligne avec le sycomore, est-elle la représentation de son péché ou bien celle du regard que les autres portent sur lui, le regardant de haut. Un exégète fait remarquer qu’au lieu de monter sur un arbre, Zachée aurait pu demander à passer devant, il n’aurait gêné la vue de personne ! Il y a une autre solution ; les gens grands auraient pu le laisser passer devant. Mais les grands, les gens importants, n’ont rien de commun avec Zachée, ne veulent rien avoir en commun avec lui, n’ont rien à faire de lui.

Et s’il était là, le péché. Non dans les soi-disant vols de Zachée, dont lui-même parle comme au conditionnel, « si j’ai… ». Il ne croit pas avoir mal fait, mais humblement, au cas où il n’aurait pas vu sa faute ; on ne voit pas toujours qu’on écrase le petit. Le péché n’est pas celui de Zachée mais celui de ceux qui se séparent ‑ une histoire, au moins étymologiquement, de pharisaïsme ‑ de la commune humanité. C’est une thématique de tous ces chapitres depuis au moins le chapitre du fils prodigue, l’affrontement de Jésus avec les pharisiens. Et il faut croire que le pharisaïsme est affaire des disciples de Jésus, et non une école juive, pour que l’on en parle autant dans les Evangiles.

Nous n’existerions qu’à nous convaincre de ne pas être comme les autres. Ce qu’une équipe d’aumônerie ou des visiteurs de prison vivent sans cesse avec les détenus, c’est au contraire notre commune humanité. (Parmi les détenus, il y a aussi ceux qui trouvent toujours pires qu’eux ; stratégie pour survivre à la honte de la faute, stratégie commune.) Se rencontrer c’est vivre que nous sommes de la même pâte.

L’histoire de Zachée me paraît de moins en moins celle d’une conversion réussie, magnifique pour nos fantasmes de sainteté. Comme les chapitres précédents, elle est le mode d’emploi de la vie, ce qu’on appelle salut. « Pour les hommes, c’est impossible. » On vit dans et de la rencontre avec l’autre. L’altérité au sein de la commune humanité nous semble s’opposer à l’identité. Or l’altérité est constitutive de l’identité. Le chemin de soi à soi passe par autrui. Zachée est la chance des pharisiens, leur altérité. Les Juifs sont la chance même des chrétiens, altérité inassimilable. Les homos le sont pour les hétéronormés hégémoniques. La minorité irréductible, comme altérité, est la chance du groupe qui fait de sa grande taille une terrifiante puissance et menace. Nous ferions bien de le laisser passer devant, l’homme de petite taille. Il ne nous gêne nullement pour voir Jésus qui passe par là. Il nous fait plutôt échapper à la simple curiosité ou pire aux paroles de condamnation ; grâce à l’autre, nous pouvons voir Jésus pour ce qu’il est, le salut de Dieu, aujourd’hui. Ça évite de le conduire à la croix !

L’histoire de Zachée est un exercice de conversion pour le lecteur. Nous sommes invités à passer de l’admiration illusoire d’un modèle de salut à imiter‑ ce ne sont pas les œuvres qui sauvent ; et que nous importe le salut de Zachée mort il y a deux milles ans ‑ à la reconnaissance du salut pour tous aujourd’hui ; la commune humanité est le chemin de Dieu vers nous. Et homo factus est. Jésus passe, nous le regardons passer et nous le ratons : nous ne sommes pas comme les autres, nous ! Pourtant, à notre table à nous aussi il s’invite. Nous lisons cet évangile devant la table que nous avons préparée. « Le fils de l’homme est venu et chercher ce qui était perdu. » Le salut, évidemment, c’est aujourd’hui. C’est dit deux fois. Le salut est l’évidence, et non l’exception dont Zachée serait l’heureux bénéficiaire. C’est le nom de Jésus, Dieu sauve !, Le salut c’est évident puisque c’est le dessein de Dieu, puisque c’est Dieu.