28/08/2020

Relecture de la pandémie. Christoph Theobald

Recherches de Science Religieuse 108/3 (juil-sept 2020), pp.475-476. (Le texte dont ces lignes sont extraites n'a rien à voir avec la crise sanitaire et sociale qui n'est abordée par C. Theobald que comme une illustration majeure de ce qu'il vise dans l'article, la fécondité de la pensée de K. Rahner pour l'Eglise et le monde aujourd'hui.)
J'ai supprimé un exemple qui n'a de sens que situé dans l'article et ajouté une remarque, le tout entre crochets.


L’actuelle pandémie rapproche non seulement différentes temporalités [la temporalité individuelle, celle d’une société donnée et celle des réactions/actions de notre planète], au moins provisoirement, mais nous fait expérimenter aussi l’humanité comme un grand corps. L’analogie entre le corps individuel et le corps social remonte au stoïcisme et à l’ecclésiologie du Nouveau Testament, avant d’être adoptée par la sociologie naissante. Mais l’individualisme et la mondialisation techno-scientifique et financière nous ont privés de « l’expérience » concrète de ce corps ; expérience que nous faisons actuellement – quel paradoxe – sous une forme négative et à nos dépens ; comme si l’absence inconsciente d’un sens « corporel » du social – la Bible parle d’« aveuglement » et de « surdité » ‑ nous avait conduits vers le confinement : toucher l’autre peut subitement devenir mortel pour lui et pour moi. Simultanément, le temps collectif reflue sur le temps individuel et inversement ; comme pendant les grandes pandémies du passé, la mort se propage d’individu à individu, allant jusqu’à les priver des moyens collectifs du deuil, et met le corps social entier en danger de mort, handicapant sa capacité d’exercer ses fonctions élémentaires d’échange, devenues de plus en plus sophistiquées et fragiles. A l’arrière-plan, la menace de mort individuelle et collective réveille la perspective d’autres échéances et rappelle le simple fait que nous faisons partie du système global de notre planète.

L’ensemble des dispositifs d’échange dont use le corps social est dès lors soumis par la crise à un tri impitoyable. Mais de ce test de viabilité, une vision d’avenir peut se dégager. Nos manques réels, éprouvés durant ce temps de traversée, s’expriment, et celles et ceux qui ont payé de leur personne pour maintenir en vie les fonctions vitales du corps social et des corps individuels, voire pour les guérir, prennent la parole. Entre l’isolement qui réduit notre cercle relationnel au plus élémentaire, d’un côté, et l’aisance de communication avec le monde entier ou presque par nos moyens de tout genre, c’est le corps de l’autre et des autres, toujours envisagé ici et maintenant, qui nous manque. Le corps, ce sont les gestes élémentaires de nos rencontres, quand nous nous embrassons, nous donnons la main, quand nous percevons dans le moindre des mouvements de l’autre son intériorité, sa présence ou son absence, nous révélant que nous vivons de « présences réelles ». Sur le plan collectif, il s’avère donc difficile de poursuivre la trajectoire d’une mondialisation de tous les échanges, de plus en plus abstraite, sans une nouvelle attention aux lieux où nos corps individuels et sociaux sont en contact réel avec la terre pouvant effectivement recevoir ses dons et ses leçons. [L’ignorance de ce fait, voire le refus de le prendre en considération, d’en reconnaître l’importance, est source de violence sur les corps individuels et sur le corps social. La limitation des libertés pour garantir la santé d’une part et les tensions sociales comme les violences à propos du port ou non port du masque d’autre part, parmi d’autres, l’illustrent bien.] Et quant aux conditions élémentaires du corps social, telles sa santé et la santé des individus, nous découvrons à nos dépens qu’il faut les sortir d’une pure logique financière et les compter parmi les « communs » à réintégrer dans nos échanges sociaux et, sans aucun doute, dans nos rapports à la terre.

Que voyons-nous donc, nous autres « guetteurs », quand nous nous laissons guérir de notre aveuglement et de notre surdité ? Au premier plan : une désarticulation dramatique des différentes temporalités qui constituent le grand corps de l’humanité sur notre planète, et le prix à payer en pertes de confiance individuelle et collective et de violences qui s’ensuivent. Mais simultanément nous percevons, en arrière-plan ou en profondeur, la « source » d’une « espérance » élémentaire qui émerge de nos manques éprouvés et s’exprime dans la générosité de celles et ceux qui se situent aux « failles » du corps, tentant d’œuvrer à sa guérison ; « foule immense que nul ne peut dénombrer, de toutes les nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7, 9). En final, la vision messianique des Ecritures prophétiques, qui au cœur du « gémissement de la création tout entière » et de nos propres « gémissements intérieurs » (Rm 8, 22s) mise sur la réconciliation entre la terre et tous ses vivants, semble gagner en crédibilité inattendue et surprenante. Et pourtant, comme à d’autres moments de l’histoire […], la différence entre nos plausibilités et ce que nous pouvons effectivement porter, entre ce que nous savons et ce que nous avons l’énergie intérieure de décider et de réaliser, est livrée à nos discernements et à nos capacités d’accueillir ce qui est effectivement donné hic et nunc.

Passe derrière moi, Satan ! (22ème dimanche du temps)

Reprenons notre lecture de l’évangile. Nous avons entendu dimanche dernier, la confession de foi à Césarée et la solidité de l’Eglise de Jésus, « son » Eglise, bâtie sur Pierre.

Dans ce chapitre, Jésus est en conversation avec ses disciples. (Il n’y a pas d’apôtres ici. D’ailleurs le terme n’apparaît qu’une fois en Matthieu, au chapitre 10.) Seul Pierre est nommé, comme si le nom de chaque disciple était Pierre, ou parfois Simon, ou parfois Simon-Pierre, ou parfois… Satan. Rappelez-vous, « la pierre est tout disciple » selon Origène.

Ensemble, ils traversent le lac après avoir laissé de ceux qui tendent des pièges à Jésus. Jésus invite alors à se méfier du levain des pharisiens et des sadducéens et cela semble faire penser aux disciples qu’ils n’ont pas pris de pain. Jésus leur reproche ce type de préoccupations. Ils n’ont donc pas compris ce qui s’est passé lorsque les pains, par deux fois, ont été partagés à toute une foule.

Viennent la confession de foi et notre texte (Mt 16, 21-27), l’annonce de la passion. De nouveau, à travers Pierre, ils ne comprennent pas. Ils ne comprendront jamais, les disciples, le chemin de la vie passe par la mort. Nous en sommes là, aujourd’hui encore. Non que le renoncement soit un but. Il est même détestable, surtout lorsqu’il est avilissement. Mais comment vivre en paix avec tous sans ce pas en arrière qui laisse passer le frère en premier ?

Pierre, tout disciple, qui confesse Jésus et sur la foi duquel « son » Eglise est bâtie est celui qui est traité de Satan par Jésus. Prélude à la trahison : « je ne connais pas cet homme » et tous l’abandonnent. Satan…

Voilà sur qui l’Eglise est bâtie ! Comment voulez-vous que ça ailler ! Tout est là pourtant pour que cela marche. Jésus ne cesse de se livrer, Jésus ouvre le chemin, il est le chemin. Il n’y a plus qu’à suivre. Le schéma est dessiné, passer derrière. Mais Pierre rechigne, les disciples n’en veulent pas, nous tournons le dos à celui que nous appelons Seigneur.

On ne comprendra rien à la profession de foi, la nôtre en outre, si nous ne l’inscrivons pas sur fond de nos trahisons de Jésus. On se leurre à parler de foi, de disciples, si nous ne savons dire aussi combien nous sommes minables, Satan.

Ce n’est pas qu’il faille s’humilier. C’est qu’il n’est pas possible de s’enorgueillir. Ce n’est pas une question de morale, c’est une question de salut. Jésus ne vient pas sauver en nous ce qui n’a pas à l’être. Il vient sauver le pécheur en nous. (Bon, il transfigure notre grandeur, qui elle aussi est sauvée). Ce ne sont pas les gens bienportants qui ont besoin du médecin. Comment recourrons-nous au médecin si nous ne voulons pas voir nos trahisons ?

Attendre un sauveur, espérer un amour plus grand que tout ce que nous détruisons en nous et autour de nous, nous sortir de nos impasses, de nos morts, nous ouvrir la vie, suppose de passer derrière et de confesser en même temps que la foi, que nous sommes de ces pauvres types, prostituées et publicains, contaminés par le levain des pharisiens et sadducéens, que le Seigneur aime. Pourquoi donc les invectives contre les pharisiens sont-elles si importantes ? Confesser la foi, c’est toujours aussi confesser notre débilité, ou alors c’est mensonge, tromperie, ce n’est pas la foi.

Jean raconte la même histoire avec le lavement des pieds que Pierre refuse. Le Maître ne va pas lui laver les pieds, tout de même ! Fausse humilité, orgueil démesuré, notre histoire, histoire de disciples. Refuser que Jésus nous lave, c’est nous croire purs de tout péché, n’avoir pas besoin de Jésus.

Lorsqu’il s’agit de gouverner, une société, un groupe, une paroisse, l’Eglise ; lorsqu’il s’agit d’élever ses enfants ou d’en éduquer, nous ne serons non seulement crédibles, mais témoins véritables, qu’à nous montrer tels que nous sommes, en attente de la sainteté que Jésus nous donne, à laquelle les frères nous ouvrent.

Renoncer à passer derrière est satanique. La foi, forcément celle de Pierre, est satanique si elle n’est renoncement. Cela vaut pour tout baptisé, y compris pape. Que de Satan l’Eglise a-t-elle connus ! Combien de fois Satan nous gouverne-t-il ? Pierre, les disciples, c’est assez souvent ! Seigneur, au secours (Mt 8, 25) ! Seigneur, sauve-moi (Mt 14, 24-32) !

21/08/2020

La foi de Pierre (21ème dimanche)

Matthieu est le seul des quatre évangiles à utiliser le mot Eglise. (Luc utilise le mot mais le réserve aux Actes des Apôtres). Paul avait introduit le terme dans la langue des chrétiens. Mais dans les années 70 à 100, le mot n’est pas indispensable pour les disciples. Certains n’en ont pas besoin, ne serait-ce que parce qu’ils ont d’autres manières de parler d’eux avec Jésus : la voie, la fraternité par exemple.

Nous sommes aujourd’hui au contraire tellement habitués au mot Eglise que nous ne l’entendons plus. Nommer les disciples avec Jésus Eglise, c’est désigner notre assemblée en union, en communion avec toutes les autres, comme l’appelée. L’Eglise est la communauté ou la communion des appelés par Dieu, des appelés avec Jésus.

L’usage exceptionnel du mot Eglise dans les évangiles devrait nous aider à entendre ce qu’il a de surprenant. Quelles conséquences que d’être désignés, avec et pour les autres, comme celle qui est appelée, convoquée ? L’Eglise, ce n’est pas les appelés mais celle qui est appelée. Ce n’est pas même la communauté qui est appelée, puisqu’elle naît de l’appel.

Dans ce passage original de Matthieu se situe la confession de foi à Césarée racontée aussi par Marc et Luc. Il est inadmissible que le récit soit mutilé et que l’on ne puisse en entendre que la première partie. Pierre qui confesse Jésus, Pierre sur la foi de qui l’Eglise est fondée, est traité de Satan par Jésus quelques versets plus loin.

Séparer la confession de foi et la fondation de l’Eglise du rabrouement de Pierre par Jésus, c’est évidemment construire un discours à la gloire de Pierre qui non seulement n’est pas le texte évangélique, mais conduit l’Eglise au long des siècles aux pires infidélités. Le découpage liturgique est coupable de la même faute que les pires péchés de l’institution ecclésiale, romaine en particulier. Je reviendrai la semaine prochaine sur le fait que celui sur la foi duquel l’Eglise est fondée soit dans le même temps traité de Satan.

Je voudrais éclairer un peu ce qu’est la foi de Pierre. Aujourd’hui, pour un catholique, la foi de Pierre est l’institution papale, ce qui la justifie. Evidemement, cette compréhension est anachronique. De pape, il n’est pas question dans les années 80, une trentaine d’années après la mort et la résurrection de Jésus. La foi de Pierre ne peut désigner, au moins historiquement, au moins scripturairement, l’institution papale.

Pierre, avec les onze autres, c’est ceux que Jésus appelle. On retrouve l’Eglise, ou plutôt « son » Eglise. L’Eglise n’existe pas, il n’existe que l’Eglise de Jésus. Ces Douze sont uns avec Jésus, sont appelés à être avec Jésus. On ne peut voir Jésus sans les siens. On ne devrait pouvoir présenter l’Eglise sans Jésus. La légende du Grand inquisiteur montre à l’envi ce qu’est l’Eglise sans Jésus, en contradiction avec Jésus, condamnatrice de Jésus.

Jésus n’existe pas sans cette totalité, douze, à la fois précisément identifiée, à la fois laissée dans le flou ; on ne sait dresser une liste parfaite, seule la moitié est bien identifiée. L’appelée, l’Eglise ne se définit pas de façon exhaustive et stable. Comme si la totalité n’était pas si totale, seulement indiquée symboliquement, à travers un chiffre. Et encore, ils ne sont plus que onze après la défection de Judas, puis douze avec le choix de Matthias, à moins que ce ne soit avec Paul. Impossible de savoir. N’allons donc pas trop nous préoccuper de qui est l’Eglise. Ce sfumato comme l’aurait peint Léonard de Vinci est constitutif de l’Eglise.

Pierre, ce n’est pas Pierre. La preuve, il s’appelle Simon ! Pierre, c’est une figure, un type. Pierre ne représente pas tant les Douze, tous ceux qui sont avec Jésus ; il est plutôt un déguisement, une posture, une manière d’exister que chacun revêt ou assume dès lors qu’avec les autres et Jésus, il est disciple, ils sont l’Eglise. « La pierre est tout disciple du Christ auprès duquel se désaltéraient ceux qui buvaient de la pierre spirituelle qui les suivaient. » (Origène)

De sorte que la foi de Pierre, c’est ce qui fait qu’ensemble, nous nous recevons, avec les autres et pour tous, appelés à être avec Jésus. Voilà ce sur quoi est fondée l’Eglise. Rien n’est dit ici des ministères, pas davantage du magistère. Ce dont parle l’évangile, c’est Jésus. Notre attachement à Jésus, non pas individuel, mais où chacun est appelé avec les autres, est ce qui fonde « son » Eglise, ce qui la rend possible, même deux mille ans après sa mort.

18/08/2020

Pour les funérailles d'un nouveau-né

Lecture du livre de Job (3 à 14, passim)

Job ouvrit la bouche et maudit le jour de sa naissance. 
        Il prit la parole et dit :
        Périsse le jour qui me vit naître et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu ! »
        Ce jour-là, qu'il soit ténèbres,
        que Dieu, de là-haut, ne le réclame pas,
        que la lumière ne brille pas sur lui ! […]

Étendu sur ma couche, je me dis : « À quand le jour ? »
       Sitôt levé : « Quand serai-je au soir ? »
       Et des pensées folles m'obsèdent jusqu'au crépuscule. […]

C'est pourquoi je ne puis me taire,
        je parlerai dans l'angoisse de mon esprit,
        je me plaindrai dans l'amertume de mon âme. […]

Ah ! je voudrais être étranglé : la mort plutôt que mes douleurs ! […]

Car c'est tout un et j'ose dire :
        il fait périr de même l'homme intègre et le méchant.
        Quand un fléau mortel s'abat soudain, il se rit de la détresse des innocents.
        Dans un pays livré au pouvoir d'un méchant, il met un voile sur la face des juges.

Si ce n'est pas lui, qui donc alors ? […]

Puisque la vie m'est en dégoût,
        je veux donner libre cours à ma plainte,
        je veux parler dans l'amertume de mon âme.
        Je dirai à Dieu : Ne me condamne pas,
        indique-moi pourquoi tu me prends à partie.
 

Est-ce bien, pour toi, de me faire violence,
        de rejeter l'œuvre de tes mains et de favoriser les desseins des méchants ? […]

L'arbre conserve un espoir, une fois coupé,
        il peut renaître encore et ses rejetons continuent de pousser.
        Même avec des racines qui ont vieilli en terre et une souche qui périt dans le sol,
        dès qu'il flaire l'eau, il bourgeonne et se fait une ramure comme un jeune plant.
        Mais l'homme, s'il meurt, reste inerte ; quand un humain expire, où donc est-il ?
[…]
        L'homme une fois couché ne se relèvera pas,
        les cieux s'useront avant qu'il ne s'éveille, ou ne soit réveillé de son sommeil.

Oh ! Si tu m'abritais dans les enfers, si tu m'y cachais, tant que dure ta colère,
        si tu me fixais un délai, pour te souvenir ensuite de moi :
        - car, une fois mort, peut-on revivre ?

 

De l’évangile selon saint Matthieu (11, 28-30)

En ce temps-là Jésus prit la parole et dit :

« Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai.
Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes.

Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger. »

 


 

Quand le malheur s’acharne, quand la souffrance et le drame s’abattent sur nous, il y a notre cri.
Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Pourquoi notre enfant ?
Pour certains d’entre nous, la vie est plus dure que pour d’autres. C’est déjà un sentiment d’injustice. Mais si l’on vient à perdre un enfant, et un second…
Quels mots ?
« Maudit soit le jour de ma naissance ». Que j’en finisse. Les enfers sont plus accueillants que la vie sur terre.
Votre cri, nous l’avons entendu avec les mots de Job. La vie comme douleur, la vie comme souffrance. Votre cri, avec celui de Job, est parole de Dieu.

Franchement, disiez-vous, je n’y crois pas.
Et comment pourriez-vous croire un Dieu qui fait mourir ? Comment pourrions-nous croire un Dieu qui tient la vie des hommes dans sa main et les fait mourir quand ça lui chante.
Votre cri comme celui de Job sauve Dieu de l’horreur. Dieu fait les hommes pour la vie.

Que répondre à votre cri ?
Rien. Il nous faut nous taire.
Il ne faut pas vous répondre pour faire taire votre cri. Ce serait violence encore et blessure et douleur que de répondre pour que cesse votre cri. Le cri des parents devant leur enfant mort résonne, insupportable : « Une voix dans Rama s'est fait entendre, pleur et longue plainte : c'est Rachel pleurant ses enfants ; et elle ne veut pas qu'on la console, car ils ne sont plus. » Massacre des innocents.
Nous taire.
Nous taire et être là avec vous. En silence, si vous le voulez bien, vous prendre dans nos bras, et pleurer avec vous. Et crier avec vous. Partager votre douleur, votre hébétement.
Si nous sommes dans cette église, ce n’est pas seulement pour que votre enfant reçoive une sépulture, ne meure pas comme un chien. C’est pour que nous puissions être avec vous. Nous taire et porter le fardeau de votre douleur, autant que faire se peut, avec vous.

Depuis le livre de Job, depuis la mort de Jésus et son « pourquoi » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », les chrétiens sont athées du Dieu qui fait mourir. Mais ils s’adressent à Dieu. Leur plainte se dresse devant lui. Mon Dieu. Tu m’as abandonné. Votre cri est non seulement parole de Dieu mais aussi prière.
« Il faut dire que ce n’est pas Dieu ». C’est ce que m’avait dit un tout jeune marié au décès de sa femme.
Le croirez-vous ? Me croirez-vous ? Un Dieu qui fait mourir n’est pas Dieu. Il ne mérite pas qu’on croie en lui, il ne faut pas croire en lui.

Jésus est passé en faisant le bien. Et ceux qui sont écrasés par le douleur, la souffrance, l’injustice ou le sentiment d’injustice, Jésus, sans condition, s’approche d’eux. Parce qu’on n’est pas des chiens ! Parce que tout humain est digne. Parce que la mort, de quiconque, d’une enfant, c’est une catastrophe. Parce que le fardeau est trop lourd.
Pouvez-vous trouver auprès de lui un peu de repos ?
Pouvez-vous croire que nos bras sont ceux de Jésus pour vous ? Nos pleurs sont ceux de Jésus pour votre enfant ?

Survivre, disiez-vous. Oui, nous sommes en mode survie. Puisse la mort de votre enfant ne pas engloutir la vie. La vie pourra-t-elle être plus forte, pour vous, pour vos amis, votre famille ? Malgré les drames, aidons-nous à vivre ! La vie vaut mieux que tout, malgré la mort ; la vie est plus que la mort.
La résurrection commence ici, dans votre vie, à reconstruire, à res-susciter de quoi vivre, comme un souffle sur des braises quasi éteintes qui peinent à rougeoyer. Jésus prend avec vous le fardeau. Allez à lui, vous qui peinez sous le poids de la vie ; il veut pour vous, malgré les épreuves, même les plus impossibles, que vous viviez. Mon Dieu veut la vie pour vous. Me croirez-vous ?

14/08/2020

L'Eglise n'est pas à elle seule le peuple de Dieu (20ème dimanche du temps)

La lecture continue de la lettre aux Romains, dans les chapitres que nous parcourons, livre la réflexion de Paul sur les Juifs, ses frères selon la chair. Je ne sais qui d’entre nous est préoccupé par l’existence des Juifs, qui dans sa foi est provoqué par leur présence ? En quoi l’existence du peuple de la première alliance est-elle importante pour l’Eglise ? Alors que l’on peut penser que l’antisémitisme et l’antijudaïsme ont été abandonné par l’Eglise, en quoi le peuple de la première alliance est-il d’actualité pour les chrétiens, en quoi concerne-t-il notre foi, en quoi serait-il indispensable pour la vie chrétienne ?

Je ferai trois remarques. La première, directement reprise à l’épitre de Paul. « Les dons gratuits de Dieu sont sans appel et sans repentance. » La mission confiée à Israël demeure à jamais, témoignage en faveur de l’unique Dieu qui se fait connaître dans une loi de sainteté, signe de la bénédiction pour tous de ce Dieu.

Jésus n’a jamais envisagé de créer une nouvelle religion. Jésus n’a jamais envisagé une autre manière de vivre que celle de son peuple. Les premiers chrétiens étaient quasiment tous Juifs. Le judaïsme tel que nous le connaissons n’est pas plus ancien que le christianisme. Ils sont nés ensemble, dans le traumatisme de la destruction du temple de Jérusalem, une quarantaine d’années après la mort de Jésus.

Ce que l’on appelle aujourd’hui judaïsme et christianisme sont deux chemins en réponse à un appel irrévocable, sans repentance, être pour tous les peuples bénédiction et témoin de la bonté de Dieu. La mission des Juifs ne s’est pas arrêtée avec Jésus. Sans rien demander à personne, même non-croyant, les membres du peuple Juif sont témoins de ce que l’homme, dans son autonomie même, appelle une altérité, celle de Dieu qui divinise celle du frère. De même qu’on aimera le Seigneur de tout son cœur et son intelligence, on aimera son prochain comme soit même.

Deuxième remarque, la création de l’Etat d’Israël en 1948 conduit à l’occupation depuis plus de soixante-dix ans de la Palestine. Loin de se régler, le conflit ne cesse de susciter violence et injustice. Le gouvernement actuel d’Israël avec sa politique quant aux Palestiniens n’est pas acceptable. Certes, l’on ne confondra pas le peuple Juif comme concept théologique et l’Etat d’Israël comme entité politique. Mais ce n’est pas aussi évident que cela tant que le don de la terre est considéré non comme un mythe, ou un thème théologique, mais comme une justification divine d’une idéologie politique inadmissible.

Le mythe de la terre est critiqué dès la Genèse. Abraham ne reçoit pas la terre qui lui est promise. Moïse n’y entre pas et n’en prend pas possession. L’école deutéronomiste s’oppose à ceux qui tentent de faire entrer le livre de Josué, le livre de la conquête, dans la Torah. La Torah s’achève sans la terre.

Nos Ecritures, celles que nous avons en partage, sont porteuses de vie. Etre bénédiction pour tous les peuples, être témoin de ce que personne n’est le tout et que tous ont besoin de l’autre, non comme moyen, mais comme ab-solu, détaché, autre inaliénable, quelle que soit la mythologie du don de la loi, demeure une exigence. L’oppression des frères, et même des ennemis, et même de l’étranger qui réside chez nous ‑ à admettre que ce soit d’ailleurs le cas en Israël ‑ est contraire à la loi de sainteté. « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d'Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. »

Troisième remarque qui explique, parmi d’autres causes, la haine coupable et séculaire des chrétiens envers les Juifs. L’Eglise n’est pas le nouveau peuple de Dieu ; elle n’est pas à elle seule le peuple de Dieu. L’Eglise n’a pas remplacé Israël. L’Eglise n’a pas reçu une alliance qui rend caduque la précédente, car les dons de Dieu sont sans repentance.

Puisque le peuple de la première alliance demeure, la mission de l’Eglise, sa prétention à faire de toutes les nations des disciples, est impossible dès le début. Les Juifs marquent pour l’Eglise la figure de l’autre, inassimilable. Tant que l’Eglise vivra l’autre comme une blessure narcissique, non seulement elle n’en aura pas fini avec la violence contre les Juifs, mais elle sera incapable de vivre la loi de sainteté. Dans le contexte de globalisation qui est aussi fragmentation, le peuple de la première alliance est pour l’Eglise le chiffre de sa relation avec les autres, avec ce qu’elle n’est pas. L’Eglise ne peut être à elle seule, quoi qu’il en soit du salut universel en Jésus, le peuple de Dieu.

13/08/2020

Quelques citations de Dietrich Bonhoeffer

 Dietrich Bonhoeffer (1906-1945)

 

Lettre du 30 avril 1944
(La première à traiter des « grands thèmes » de Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et fides, Genève 2006. Du 11 avril 1943 au 17 janvier 1945)
Tu t’étonnerais peut-être, ou tout au plus te ferais-tu du souci, au sujet de mes pensées théologiques et de leurs conséquences ; en cela tu me manques vraiment beaucoup, car je ne sais pas à qui d’autre je pourrais en parler de façon à les clarifier. La question de savoir ce qu’est le christianisme, et qui est vraiment le Christ pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps est passé où l’on pouvait tout dire aux hommes par des mots – que ce soit des paroles théologiques ou pieuses – comme le temps de l’intériorité et de la conscience, c’est-à-dire le temps de la religion en général. Nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion : tels qu’ils sont, les êtres humains ne peuvent tout simplement plus être religieux ; ceux-là mêmes qui se déclarent honnêtement « religieux » ne le mettent nullement en pratique ; ils entendent donc probablement par « religieux » quelque chose de tout autre. Toute notre prédication et notre théologie chrétiennes, vieilles de mille neuf cents ans, reposent sur l’« a-priori religieux » des humains. […]
Les questions auxquelles il faut répondre seraient celles-ci : que signifient une Eglise, une communauté, une prédication, une liturgie, une vie chrétienne dans un monde sans religion ? Comment parler de Dieu – sans faire appel à la religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent de la métaphysique, de l’intériorité, etc. ? Comment parler (ou peut-être ne peut-on plus en « parler » comme jusqu’ici ?) de Dieu « de façon séculière » ? Comment être des chrétiens « sans religion – séculiers » ? Comment sommes-nous ek-klèsia, des appelés, sans nous considérer comme des privilégies sur le plan religieux, mais bien plutôt comme appartenant pleinement au monde ? Alors le Christ n’est plus l’objet de la religion, mais tout autre chose, réellement le Seigneur du monde.

Lettre du 29 mai 1944
Il m’est apparu de nouveau clairement que nous n’avons pas le droit dans notre connaissance imparfaite d’utiliser Dieu comme bouche-trou ; car lorsque les limites de la connaissance reculent – ce qui arrive nécessairement – Dieu aussi est repoussé sur une ligne de retraite continuelle. Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas dans ce que nous ignorons. Dieu veut être compris par nous non dans les questions sans réponse, mais dans celles qui sont résolues. Ceci est valable pour la relation de Dieu et la connaissance scientifique, mais également pour les problèmes simplement humains de la mort, de la souffrance et de la faute. Aujourd’hui, il existe des réponses humaines à ces questions qui peuvent faire abstraction de Dieu. En fait – et il en fut ainsi de tout temps – les hommes arrivent à résoudre ces questions sans Dieu, et il est faux de prétendre que le christianisme seul en connaît la solution. En ce qui concerne le concept de « solution », les réponses chrétiennes ne sont ni plus ni moins convaincantes que d’autres solutions possibles. Ici non plus, Dieu n’est pas un bouche-trou ; il doit être reconnu non à la limite de nos possibilités, mais au centre de notre vie ; dans la vie et non d’abord dans la mort, dans la force et la santé et non d’abord dans la souffrance, dans l’action et non d’abord dans le péché. La raison en est la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il est le centre de la vie et il n’est nullement « venu pour » répondre à nos questions irrésolues.

Lettre du 16 juillet 1944
Je travaille à cerner peu à peu l’interprétation non-religieuse des concepts bibliques. Pour l’instant, je vois bien mieux le problème que sa solution. L’aspect historique : c’est une grande évolution qui mène le monde à son autonomie. […] Dieu, en tant qu’hypothèse de travail en morale, en politique, en science, est abolit, dépassé ; il en est de même comme hypothèse de travail philosophique et religieuse (Feuerbach !) C’est pure honnêteté intellectuelle que de laisser tomber cette hypothèse de travail, c’est-à-dire de l’écarter autant que possible. Un médecin ou un savant édifiant est un être hybride. Où donc reste-t-il de la place pour Dieu demandent certaines âmes angoissées, et comme elles ne trouvent pas de réponse, elles condamnent toute l’évolution qui les a mises dans cette situation aussi difficile. […]
« Ah, si je savais le chemin, le long chemin qui ramène au pays de l’enfance ! » Ce chemin n’existe pas – en tout cas, on ne le trouve pas en renonçant volontairement à l’honnêteté intérieure, mais uniquement dans le sens de Mt 18, 3 ! c’est-à-dire par la repentance, c’est-à-dire par une dernière honnêteté. Or nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde « etsi Deus non daretur ». Et voilà justement ce que nous reconnaissons – devant Dieu ! Dieu lui-même nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre comme des êtres qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est le Dieu qui nous abandonne (Mc 15, 34). Le Dieu qui nous fait vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu nous vivons sans Dieu. Dieu sur la croix se laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. Mt 8, 17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et sa souffrance. Voilà la différence décisive d’avec toutes les religions. La religiosité de l’être humain le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le Deus ex machina. La bible le renvoie à la faiblesse et à la souffrance de Dieu : seul le Dieu souffrant peut aider. Dans ce sens on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse représentation de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. C’est ici que devra intervenir « l’interprétation séculière ».

18 juillet
« Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion. » Voilà ce qui distingue les chrétiens des païens. « Ne pouvez-vous pas veiller une heure avec moi ? » demande Jésus à Gethsémani. C’est le renversement de tout ce que l’être humain religieux attend de Dieu. L’être humain est appelé à vivre avec Dieu la souffrance de Dieu pour le monde sans Dieu. Il doit donc vivre réellement dans le monde sans Dieu et ne pas essayer de le camoufler, de transfigurer religieusement l’état sans Dieu de ce monde ; il doit vivre « séculièrement » et participer par là justement à la souffrance de Dieu ; il a le droit de vivre « de manière séculière », c’est-à-dire être libéré de toutes les fausses attaches et des inhibitions d’ordre religieux. Etre chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine manière, faire quelque chose de soi-même par une méthode quelconque (un pécheur, un pénitent ou un saint), cela signifie être un être humain ; le Christ crée en nous non un type d’être humain, mais l’être humain tout court. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde. […] Dans le nouveau testament, nous voyons que l’être humain est entraîné dans la souffrance – messianique – de Dieu en Jésus-Christ des manières les plus diverses : par l’appel des disciples à la suivance, par la communauté de table avec les pécheurs, par des « conversions » dans le sens précis de ce mot (Zachée), par le geste de la grande pécheresse (Luc 7) (qui s’accomplit sans aucune confession des péchés), par la guérison des malades (voir plus haut Mt 8, 17), par l’accueil fait aux enfants. Les bergers et les mages d’Orient sa tiennent devant la crèche, non pas en tant que « pécheurs convertis », mais simplement parce que la crèche les attire tels qu’ils sont (étoile). Le centurion de Capharnaüm, qui ne prononce aucune confession des péchés, est proposé comme exemple de la foi (voir Jaïre). Jésus « aime » le jeune homme riche. L’eunuque éthiopien (Ac 8), Corneille (Ac 10) sont tout autre chose que des existences au bord de l’abîme. Nathanaël « est un Israélite dans lequel il n’y a point de fraude » (Jn 1, 47) ; pour finir, Joseph d’Arimathie, les femmes aux tombeaux. La seule chose qu’ils aient tous en commun, c’est leur participation à la souffrance de Dieu en Christ. C’est leur « foi ». Il n’y a là rien d’une méthode religieuse. « L’acte religieux » est toujours quelque chose de partiel, la « foi » est un tout, un acte de vie. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie. Mais à quoi ressemble cette vie ? Cette vie de participation à l’impuissance de Dieu dans le monde ? J’en parlerai la prochaine fois, j’espère.

Lettre du 21 juillet 1944
Pendant ces dernières années, j’ai appris à connaître et à comprendre de plus en plus la profondeur de l’horizon terrestre du christianisme ; le chrétien n’est pas un homo religiosus, mais tout simplement un être humain, comme Jésus – à la différence de Jean-Baptiste par exemple – était un être humain. Je ne parle pas de l’horizon terrestre plat et banal des gens éclairés, affairés, indolents ou lascifs, mais du profond horizon terrestre, qui est plein de discipline et où se trouve toujours présente la connaissance de la mort et de la résurrection. Je crois que Luther a vécu dans cet horizon terrestre. Je me rappelle une discussion que j’ai eue en Amérique avec un jeune pasteur français, il y a treize ans. Nous nous étions simplement posé cette question ; que voulons-nous faire vraiment de notre vie ? Il me dit : « J’aimerai être un saint » (et je tiens pour possible qu’il le soit devenu) ; cela m’impressionna beaucoup alors. Pourtant je pris le contre-pied en lui disant à peu près : « Moi, j’aimerais apprendre à croire. » Pendant longtemps, je n’ai pas compris la profondeur de cette opposition. J’ai cru pouvoir apprendre à croire tout en essayant de mener une vie sainte en quelque sorte. L’aboutissement de ce chemin a certainement été pour moi la rédaction de la Nachfolge. Aujourd’hui, je vois clairement les dangers de ce livre, sans cesser pour autant d’y souscrire.
J’ai compris plus tard et je continue de faire cette expérience que c’est en vivant pleinement dans l’horizon terrestre de la vie qu’on parvient à croire. Quand on a renoncé complétement à faire quelque chose de soi-même – que ce soit un saint ou un pécheur converti, ou un homme d’Eglise (ce qu’on appelle une figure sacerdotale !), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-portant – et c’est ce que j’appelle l’horizon terrestre : vivre dans la multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des expériences de perplexités – alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille avec le Christ à Gethsémani, et je pense que c’est cela la foi, c’est cela la conversion ; c’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien.

Notes sur divers sujets (3 août 1944)
L’au-delà n’est pas ce qui est infiniment loin, mais ce qui est le plus proche.

Ebauche d’une étude
Qui est Dieu ? Non pas d’abord une croyance générale dans la toute-puissance de Dieu, etc. Ce n’est pas une authentique expérience de Dieu, mais un prolongement du monde. La rencontre avec Jésus-Christ. L’expérience qu’il s’agit ici d’une conversion de tout l’être humain par le fait que Jésus est seulement « là pour les autres ». « L’être-là-pour-les-autres » de Jésus est l’expérience de la transcendance ! Ce n’est que de cette liberté vis-à-vis de soi-même, de cet « être-là-pour-les-autres » jusqu’à la mort, que naissent la toute-puissance, l’omniscience, l’omniprésence. La foi est la participation à cet être (Sein) de Jésus (incarnation, croix, résurrection). Notre relation à Dieu n’est pas une relation « religieuse » à l’être (Wesen) le plus haut, le plus puissant, le meilleur que nous puissions imaginer – cela n’est pas une authentique transcendance – mais notre relation à Dieu est une vie nouvelle dans « l’être-là-pour-les-autres », dans la participation à l’être de Jésus. Ce ne sont pas les tâches infinies et inaccessibles, mais les êtres humains qui sont placés de proche en proche et que l’on peut rejoindre à chaque fois qui sont le transcendant. Dieu sous forme humaine ! non comme dans les religions orientales sous forme animale, symbole de ce qui est monstrueux, chaotique, lointain, effrayant ; pas d’avantage comme symbole de l’absolu, du métaphysique, de l’infini, etc., ni comme la figure grecque divino-humaine de l’« être humain en soi », mais l’être humain pour les autres », et donc le crucifié.


Vivre en disciple. Le prix de la grâce (Nachfolge), Labor et fides, Genève 2009

La vie de disciple est attachement au Christ ; le Christ est, c’est pourquoi il faut que soit la marche à sa suite. Une idée sur le Christ, un système de doctrine, une connaissance religieuse générale de la grâce ou du pardon des péchés ne rendent pas nécessaire la marche à la suite de Jésus ; en vérité, tout cela l’exclut même, lui est hostile. (p. 39)

Que la communauté de Jésus s’examine pour savoir si elle a donné à ceux que le monde outrage et déshonore un signe de l’amour de Jésus, de cet amour qui veut conserver, porter et protéger la vie. Sinon, il se pourrait bien que le culte le plus correct, la prière la plus pieuse, la confession de foi la plus courageuse ne l’aident en rien, et témoignent, au contraire, contre elle, parce qu’elle a abandonné la marche à la suite de Jésus. Dieu ne veut pas se laisser séparer de notre frère. Il ne veut pas qu’on l’honore lui, si l’on déshonore un frère. […] Ainsi, celui qui veut, dans la marche à la suite de Jésus, rendre un culte véritable, il ne lui reste qu’une seule voie, celle de la réconciliation avec le frère. (p. 105)

 

Qui est et qui était Jésus-Christ ? Cours de christologie à Berlin – 1933, Labor et fides, Genève 2013

Le Christ, l’homme-Dieu, entre de son propre mouvement dans le monde du péché et de la mort. Il y pénètre de telle façon qu’il s’y dissimule, qu’il n’est plus reconnaissable visiblement comme l’homme-Dieu. Il ne va parmi les hommes dans la forme de Dieu [Cf. Ph 3, 6] ; il y va au contraire incognito, comme un mendiant parmi les mendiants, comme un exclu parmi les exclus, mais comme un homme sans péché parmi les pécheurs, mais aussi comme le pécheur parmi les pécheurs. C’est ici que se trouve le problème central de la christologie. (p. 104)

Comment doit-on comprendre à partir de là que Jésus a fait des miracles ? N’est-ce pas malgré tout la rupture de l’incognito ? […] Nous répondons que les miracles de Jésus ne sont pas une rupture avec l’incognito. Le monde antique est plein de miracles. C’est-à-dire que le domaine des miracles n’est pas identique avec le domaine de Dieu. Le domaine des miracles est situé seulement au-dessus de l’homme. Le concept coordonné au concept de miracle n’est pas le concept de Dieu, mais le concept de magie. Si Jésus fait des miracles, il préserve son incognito dans un monde magique. Le miracle ne l’identifie nullement. Au contraire, on déclare son pouvoir démoniaque. (p. 107)

La résurrection ne nous fait pas éviter le scandale. Le Ressuscité reste pour nous aussi le scandaleux. S’il n’en allait pas ainsi, il ne serait pas pour nous. La résurrection de Jésus n’est pas la rupture de l’incognito. La résurrection de Jésus est crue seulement là où le scandale n’est pas évacué. (p. 108)