25/08/2023

Jésus, tu connais ? (21ème dimanche du temps)

Dominique Kaeppelin, Ecce homo (1997)

 

La question que pose Jésus aux disciples insiste. « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Jésus ne pose pas une question de catéchisme à laquelle il attendrait la bonne réponse. On ne sait pas si la réponse de Pierre est la bonne. Elle est celle qui vaut « pour eux ». On ne demande pas à ses amis, ni à ses ennemis qui l’on est. Notre état civil, n’est pas une affaire de « pour vous ». La question de Jésus ne porte pas sur son état civil.

« Tu es le Christ. » Ce titre est très important pour le judéo-christianisme puisqu’il donne de nommer chrétiens les disciples de Jésus. Mais en quoi fait-il sens aujourd’hui, même si l’on en connaît les significations ? Faut-il entendre que Jésus est celui qui a reçu l’onction ? Cela n’est raconté nulle part ; ce serait donc en un sens second. Lequel ? Prophète eschatologique ou homme providentiel qui libèrera Israël ? Faut-il penser qu’il est descendant de David ? Mais en quoi cela est à ce point central dans la confession de foi ?

Pour les chrétiens du quatrième siècle qui rédigent les symboles de foi, ce titre n’a déjà plus beaucoup d’importance ; ils ne le retiennent pas. Avec le temps, il est devenu comme le nom propre de Jésus, sans plus, Jésus-Christ ; mais il ne fait plus sens.

Il n’en va pas de même avec l’expression fils du Dieu vivant. Dans la conversation avec des musulmans (pas forcément très au fait de leur foi ni de la nôtre), la question est souvent posée : Jésus est-il, oui ou non, le fils de Dieu ? Jésus a-t-il dit, oui ou non, qu’il l’est ? Mieux vaut refuser de répondre parce ces questions fermées enferment en dehors du « pour vous ». Elles cherchent une forme d’état civil ou de catéchisme. Or le mot Dieu, l’expression fils de Dieu, recouvrent tant de conceptions différentes voire opposées de Dieu, qu’il est aussi juste de répondre que Jésus est fils de Dieu qu’il ne l’est pas.

On ne peut la détacher la question de Jésus de son contexte narratif. Répondre à la question « pour vous, qui suis-je » (Mt 16, 13-20) c’est se déterminer pour ou contre Jésus, c’est dire comment nous nous situons par rapport à lui, c’est dire davantage sur qui nous sommes que sur qui il est.

Cela n’a rien d’extraordinaire. Quand d’une personne on dit qu’il est notre conjoint, notre ami, un salaud, une bonne personne, on dit comment l’on se situe par rapport à elle, on dit qui l’on est, conjoint, ami, ennemi. Les dictionnaires des noms propres sont pleins d’états civils, mais aucun ne répond à la question « pour vous », « pour vous, qui suis-je ». Et ce « pour vous » change tout parce qu’il nous implique dans l’aventure ou non avec Jésus. Et ce « pour vous » est indispensable : nous parlons de Jésus parce qu’il fait vivre aujourd’hui, qu’il détermine un style de vie ; il est celui pour ou contre qui l’on se positionne.

« Nous » ne répondrions évidemment pas la même chose que Pierre. Nous ne parlerions pas de christ. Peut-être de frère universel, de serviteur, de miséricordieux. Je fais exprès de retenir ces titres ; bibliques, ils continuent de faire trébucher, hésiter. Nous sommes mis en situation de répondre à la question de Jésus : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous » L’enjeu, c’est « pour toi ». Que fait son passage dans ta vie ? Y passe-t-il comme un vivant ou est-il quelqu’un d’un passé si éloigné qu’il n’est plus même ?

La réponse de Pierre provoque une conséquence, l’Eglise. La foi des Douze, la foi que Pierre représente est ecclésiale. C’est normal, c’est le « pour nous » des Douze qui est interpellé. L’assemblée ecclésiale est précisément ce qui est en jeu lorsque l’on répond ensemble, comme Douze. S’il y a une Eglise, une foi de l’Eglise, c’est pour que soit déliés du mal ceux qui ploient sous son poids, liés à Jésus, ceux qui ont besoin d’être attachés à lui.

La réponse ecclésiale ne vaut que pour autant que l’Eglise est la communauté chargée de libérer à la suite de Jésus. Une Eglise qui saurait des tas de choses sur Jésus mais serait lieu d’enfermement et de condamnation est un monstre, comme un agneau à tête de loup, qui se détruirait elle-même, se boufferait. C’est ce qui arrive lorsque quelques chapitres plus loin, à une question sur Jésus, Pierre répond : « je ne connais pas cet homme ». Tous sont partis, tous l’ont abandonné, Eglise désassemblée, morte, qu’il faudra délier de la mort comme avec les bandelettes de Lazare ou les linges dans le tombeau vide.

La question de Jésus est une question de vie ou de mort, pas de catéchisme ou de savoir. Ça te fait vivre ou non de dire qui est Jésus ? si oui, te voilà délié, libéré de ce qui sent la mort. Si non, méfie-toi, tu vas finir comme Pierre et son « je ne connais pas cet homme. » « Pour vous qui suis-je ? » signifie « Jésus, tu connais ? »

18/08/2023

Le converti du Père (20ème dimanche du temps)

« Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Est-ce que je comprends mal si j’entends que l’enfant malade est dite un petit chien et que sa mère est en conséquence une chienne. Je ne sais si dans l’Antiquité comparer quelqu’un à un chien, une femme à une chienne, est aussi infamant qu’en français. Dans notre langue au moins, la réponse de Jésus est d’une grande violence.

Il y a d’abord son silence. Il ignore la femme. Il y a la relance des disciples, fatigués par l’insistance de la mère qui leur casse les oreilles et la justification : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Il y a enfin l’intervention qui déclenche, comme un point culminant de la réprobation et de l’agacement de Jésus et des disciples, la réponse cinglante de Jésus. Si c’est le français seulement qui fait entendre une insulte, le déroulement de l’action montre une femme sans gêne et l’exaspération qu’elle suscite.

Qui est-elle ? N’a-t-elle pas de mari qui aille chercher Jésus ? L’évangile de Jean fait dire à la Samaritaine, moins étrangère que cette cananéenne : « Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » Cette femme pourtant connaît les codes. Elle appelle Jésus « fils de David » et insiste pour qu’il vienne à son secours. Cela ressemble à une profession de foi dont bien de ceux que Jésus rencontre ne font pas montre.

Que se passe-t-il dans ce texte (Mt 15, 21-28) ? Même Jésus paraît scandalisé par l’universalité du secours, du salut, comme s’il y avait sacrilège à faire du Dieu d’Israël le Dieu des nations. C’est pourtant déjà l’enseignement des prophètes et de l’auteur de la Genèse qui reconnaît dans le dieu tutélaire d’Israël le créateur de tout et tous.

Voilà qui devrait calmer ceux qui attribuent à Jésus un savoir exceptionnel sous prétexte qu’il est le Verbe incarné. Voilà qui nous invite à reconnaître combien l’universalité du secours est scandale. Il y a quelques mois, on a fait plus de foin pour la poignée d’explorateurs du Titanic morts dans l’explosion de leur sous-marin que pour les milliers de migrants morts en mer. La mort ou le sort terrible des nôtres nous émeut, guère celui des autres, au point que le salut des étrangers devient scandale.

Pareillement, certains s’émeuvent que des étrangers en France puissent bénéficier de minima sociaux et ignorent tout de l’horreur dans les Centres de rétention administratifs. C’est cela le scandale du salut des étrangers, des païens, d’une femme, le salut des minorités (numériques ou maintenues en situation de minorité, sous tutelle). Et Jésus trempe là-dedans, parce que notre humanité protège le clan, le sang, la famille.

Cet évangile est surprenant pour ce qu’il dit de Jésus, semblable à nous en toute chose, y compris le racisme, les préjugés de mâle, de membre du peuple élu, élu lui-même. Le renversement auquel l’évangile nous appelle a été pour Jésus lui-même expérience de retournement, passer au Dieu plus grand.

Conversion pour Jésus lui-même, changement de regard. Jésus apprend la grandeur du salut de Dieu d’une femme, étrangère, païenne. Jésus apprend la grandeur de Dieu de celle qui est censée n’en rien devoir dire. L’universalité discrédite la famille du sang, parce que chacun est frère de tout autre, parce que les frères et sœurs de Jésus sont tous ceux qui s’avancent à sa suite, qu’ils le sachent ou non. Ce n’est que dans la passion-résurrection que le Magnificat fait sens, « il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. » Non qu’il faudrait, pour connaître le relèvement des perdants, connaître Jésus, mais qu’il faut être délogé de la place de majorité, de puissants au mains pleines. La femme en apprend à Jésus le chemin, femme, méprisable, parce que femme, étrangère et païenne. Pour être converti au Père, il n’est d’autre chemin que d’être converti, tourné vers les frères.

Jésus est l’éternel converti du Père, celui qui est sans cesse non pas tant tourné que se tournant vers le Père, le « vers le Père » de Jean. Il ne met pas longtemps à comprendre : immédiatement après la rencontre avec la femme, il multiplie les pains pour les païens, en mode non-juif, sept et non douze. L’humanité est invitée à s’engager dans le mouvement de retournement dont Jésus indique, est, le chemin.

Cette page d’évangile dit la force subversive que nous lisons ailleurs dans le texte. Elle est moins récit de guérison que chemin de conversion, ou plutôt, la véritable guérison, qui rend possible la vie à la fillette, est guérison de nos étroitesses. Dès que l'humanité de Jésus est ouverte à tous, la vie comme en cascade se répand. Nous sommes comme Jésus porteurs de vie à hauteur de notre capacité de retournement, de conversion.

13/08/2023

« Je veux que tu vives » (Assomption)

 

« En ce qui concerne la parole que tu nous as adressée au nom du Seigneur, nous ne voulons pas t’écouter ; mais nous continuerons à faire tout ce que nous avons promis, offrir de l’encens à la Reine du Ciel et lui verser des libations, comme nous le faisions, nous et nos pères. » (Je 44, 16-17)

Reine du ciel, Regina caeli. C’est une des invocations avec laquelle la tradition s’adresse à Marie. Vous avouerez qu’il y a de quoi trembler. La dévotion à Marie, y compris sous le vocable de Notre Dame de l’Assomption, n’est-elle pas une obstination contraire à la parole de Dieu, quoi qu’il en soit du décalage historique entre Jérémie et cette dévotion ?

Pourquoi et comment prier et honorer Marie en disciples de Jésus ?

Dès le troisième siècle, il est possible de repérer une dévotion à la mère de Jésus. Marie y est même appelée « mère de Dieu » avant la définition du Concile d’Ephèse si l’on en croit un manuscrit égyptien écrit en grec qui porte la prière du Sub tuum, « A l’abri de ta miséricorde, nous nous réfugions sainte Mère de Dieu. »

L’évangile est clair. Jésus détourne tout hommage qui serait rendu à Marie parce qu’elle est sa maman. « Il advint qu’une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit : "Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés !" Mais il dit : "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent !" » (Lc 11, 27-28 messe de la vigile)

Un attachement à Marie ne pourra qu’être relatif à l’écoute et la mise en pratique de la parole. Notre attachement à Marie nous accuse si nous ne faisons pas cas de la parole ; plus notre dévotion est grande, plus l’écoute et la pratique de la parole s’imposent à nous. Marie est dite par le même évangile celle qui garde la parole en son cœur (Lc 2, 19. 51).

Pour honorer Marie, nous n’avons qu’un chemin, semble-t-il. Que la dévotion à son égard nous enfante à l’attachement à Jésus et au renversement qui est résurrection, insurrection : « il élève les humbles, il relève Israël son serviteur » (Lc 1, 39-56). C’est en sa mort et sa résurrection à lui que nous avons été baptisés. C’est son évangile à lui que nous voulons vivre en manifestant et en croyant que le royaume s’est approché.

Les cataclysmes apocalyptiques décrivent le mal dont nous souffrons et dont nous sommes capables de faire souffrir les autres. Notre mal et le mal menacent la vie comme le dragon prêt à avaler l’enfant. C’est hors de question parce qu’« il renverse les puissants de leur trône et renvoie les riches les mains vides. » La femme de l’Apocalypse annonce ‑ c’est le kérygme ‑ la résurrection des crucifiés par la résurrection du crucifié. Toutes les mères qui voient mourir leurs enfants, tous les parents qui perdent un enfant, peuvent voir en Marie une compagne de souffrance qui annonce, par sa posture à la croix, que le dernier mot n’est pas dit. Stabat mater. Elle se tenait debout, la mère. Elle est relevée la mère.

La lune, les étoiles et le soleil. Que pourrait-on imaginer de plus pour dire la dignité de toute vie, y compris celle que le péché réduit à une grimace, y compris celle que la mort veut effacer ? C’est encore l’évangile, la miséricorde et l’amour de prédilection pour ceux qui sont marginalisés, piétinés, niés. Le Magnificat ne dit pas autre chose. La mère humanité, notre mère, capable d’une telle laideur, demeure la bien-aimée du Père, son épouse. « Je veux que tu vives. » (Ez 16, 6). C’est ce que nous célébrons aujourd’hui.

Si nous honorons et prions Marie, c’est parce qu’en elle, à travers sa figure, on peut trouver quelques gestes et attitudes pour écouter et mettre en pratique la parole de Jésus. Il n’y a pas de mariologie, faut-il dire, mais seulement une christologie. Et encore, tout ce que nous disons de Jésus n’a de sens que comme kérygme de la mort et de la résurrection. « Vis ! »

L’Apocalypse, ce n’est pas demain ; de même la résurrection, c’est aujourd’hui. L’Apocalypse décrit ce que nous vivons maintenant et la résurrection c’est aujourd’hui ou ce n’est pas. Comment voir la résurrection, le mal frappe de toute part ? Se réfugier sous l’abri de la miséricorde de la mère de Dieu, c’est chercher un peu d’affection maternelle parce que la vie est trop chienne ; c’est voir le meilleur dont l’humanité est capable, mère elle aussi.

Que nous préférions cette affection maternelle à la fraternité qu’offre le fils, aîné d’une multitude se comprend-il ? Je sais par Jérémie qu’il n’y a pas de Reine du ciel, mais « un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et père de tous ».

 

Caravage, Madone des Palefreniers, 1606, Galleria Borghese, Rome

11/08/2023

Un chemin sur la mer, mort et mal (19ème dimanche du temps)

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b7/Codex_Egberti_fol._27v.jpg?uselang=fr
 Codex Egberti, fol. 27v. (Vers 980, Trèves RDA)

 

La marche sur la mer (Mt 14, 22-33) est une reprise de la traversée de la mer par le peuple hébreu et Moïse. La mer ne constitue pas un obstacle pour Jésus, à l’instar de Moïse étendant la main. Dans les deux cas, il est question, non d’un miracle, mais de foi.

Le peuple, coincé entre la mer et les Egyptiens, a peur et récrimine, profession de non-foi, parole auto-référentielle. « L’Égypte manquait-elle de tombeaux, pour que tu nous aies emmenés mourir dans le désert ? Quel mauvais service tu nous as rendu en nous faisant sortir d’Égypte ! C’est bien là ce que nous te disions en Égypte : “Ne t’occupe pas de nous, laisse-nous servir les Égyptiens. Il vaut mieux les servir que de mourir dans le désert !” »

Sur le rivage, « Israël vit avec quelle main puissante le Seigneur avait agi contre l’Egypte. Le peuple craignit le Seigneur, il mit sa foi dans le Seigneur et dans son serviteur Moïse. » Pareillement, les disciples dans la barque ont peur, et encore Pierre alors qu’il commence à marcher sur l’eau. A tous et à Pierre, Jésus parle de confiance et de foi.

Il s’agit de passer de la non-foi à la foi. Et cela se fait non par un miracle, ni par la connaissance du dogme mais en renversant l’ordre des choses. L’univers hostile du monde marin ou de la haine entre les humains n’arrête pas Jésus. Non qu’il soit un doux rêveur pour ne pas voir le mal et la violence, mais il les traverse comme il traverse la mort. Sans craindre d’y être absorbés, traverser la mort comme la mer. Sans participer à la haine ni au mal, les traverser comme la mer.

Jésus ne reproche pas à Pierre de voir le gouffre sous ses pieds, mais de ne pas être capable de s’en penser, de s’en garder, libre. Il sait bien le mal dans la vie de Pierre comme en chacun de nous. La possibilité de ne pas pactiser avec le mal est nôtre qu’à être reçue. C’est lui qui nous appelle. C’est lui qui relève. Il tend la main, des frères tendent la main.

Urgence de faire cesser la contamination par le mal, de couper court à la contagion. Non, une fois encore, qu’il s’agisse de ne pas voir le problème, mais de sortir d’une logique établie, un monde hostile, un monde de revanche et de ressentiment. L’autre, mon ennemi, peut aussi ne pas vouloir le mal, au moins ce coup-ci ; je peux aussi ne pas vouloir le mal, au moins cette fois. On est fatigué aussi de faire le mal ! Incroyable foi en autrui. Qu’est-ce qui est le plus étrange : marcher sur la mer ou laisser une nouvelle chance pour la paix, une nouvelle chance pour l’amour ?

Je pense à ceux qui, comme des enfants que l’on traite de bons-à-rien, finissent par le croire. Ne croirait-on pas l’autorité qui nous assigne un rôle, fût-ce celui de cancre ? Cela au moins nous donne une identité, un lieu. Non, nous traversons la mer, marchons sur la mer, lorsque nous apprenons à avoir confiance en cette autre parole : « tu as du prix à mes yeux », « confiance, c’est moi » pour toi. Alors, on marche sur la mer, peut se relever et avancer. Pas de miracle, mais la confiance, la foi en la bonté d’une parole.

C’est incroyable, je l’accorde, mais il est des paroles bonnes ! Le croyez-vous ?

D’où viennent-elles ? De l’amour seulement. D’où viennent-elles ? Nous ne savons pas d’où vient la possibilité d’ouvrir la mer ou de marcher à sa surface. Ceux qui font résonner ces paroles d’amour et de sollicitude parlent d’un autre lieu, souvent sans le savoir, d’une autre bouche que la leur. Ces paroles sont épiphanie de ce que nous appelons Dieu. En nous relevant, elles le désignent. Théophanie et non miracle ! A nous aussi, comme en écho, de manifester la bonté de ces paroles qui relèvent, ressuscitent, font traverser le mal.

Samedi dernier, François disaient aux jeunes, à Lisbonne. « Pensez à ce qui se passe quand on est fatigué : on n’a rien envie de faire. Comme on dit, […] on jette l’éponge. Parce qu’on n’a pas envie de continuer. Et donc on abandonne, on arrête d’avancer et on tombe. Pensez-vous qu’une personne qui tombe dans la vie, qui vit un échec, ou même qui commet des erreurs lourdes, importantes, pensez-vous que cette personne soit fichue ? Non. »

Voilà notre profession de foi, à la suite des Hébreux et des disciples : il y a un chemin, même dans la mer. Traverser la mer, c’est avoir la foi ; même expirant, vivre que rien n’est fini pour Dieu, qu’aucune vie n’est indigne.

Perdre sa vie, Ste Claire (vendredi de la 18ème semaine)

Retable de sainte Claire. 1280s. Tempera sur panneau de bois, 273 x 165 cm. Assise, monastère sainte Claire
Claire d'Assise, vers 1280 (Assise, monastère sainte Claire)


Qu’est-ce que perdre quand on n’a pas grand-chose ? Qu’est-ce que perdre sa vie (Mt 16, 24-28) quand on pense avoir beaucoup donné ou qu’on nous a beaucoup pris, lorsque la coupe est pleine d’être vide ?

Quand l’on a été trahi ou malmené, au nom même de ce qui avait orienté notre vie, quand on s’est perdu soi-même, que reste-t-il à perdre ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes perdus ?

Dans l’Eglise, les communautés, la question prend une dimension supplémentaire, car le plus personnel et privé ne se distingue guère du plus professionnel ou institutionnel. On ne va pas partir maintenant, après quarante ans. Mais quel avenir pour tout cela ? Nous ne voyons pas. Impression d’avoir vraiment perdu, y compris celui en qui nous mettons notre foi. Il est si loin. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et il faut encore se secouer pour ne pas broyer du noir, pour ne pas entraîner les autres dans la dépression. Il faut encore s’épuiser à tenir.

« Mes mains sont vides, vides, vides et je ne sais pas qui aimer. Que feras-tu Seigneur de cet amour perdu, de cet enfant perdu ? »

Je ne sais pas répondre à ces questions. Peut-être est-ce encore le mieux. Une consolation n’est pas ce qu’elles exigent.

 

Voilà une pauvreté, radicale, ou du moins, un sentiment de pauvreté radicale.  Avoir beaucoup perdu au point d’être perdus, est-ce audible sans tomber dans la pathologie ? Mais après tout, ce sont les malades qui ont besoin de santé, de salut, de vie. Renoncer, perdre pour le suivre. Et si c’était déjà fait ? Est-ce la joie de François et Claire d’Assise, la joie parfaite.

La parole de Jésus est appel à la vie. C’est pour cela que nous ne pouvons y renoncer. Il reprend, plus encore dans ses actes, la bénédiction des origines, cela est très bon. Non notre vacuité, notre déréliction ‑ nous savons qu’elle est mortelle, mortifère ‑ mais la vie reçue, échue à tout le moins. « Choisis la vie » ; « je veux que tu vives » ; « vis ».

Rarement davantage que dans la vacuité et la déréliction ces paroles sont déflagration, insurrection. Non la magie qui d’un coup de baguette fait disparaître la perte, miracle d’une sortie de la dépression ou du burn out, mais le goutte à goutte d’une source à la limite, tarie. « Comment savoir quelle est ta vie si je n’accepte pas ma mort ? »

Et l’on en est là. Une deuxième fois sans réponse ni consolation. Accepter sa mort. Et l’on voudrait que l’on ne perde pas pied ? La révolte contre le mal et la mort, combat, agonie, est encore, méconnaissable action de grâce, eucharistie, pour la bénédiction du premier jour, « vis ».

 

Ceci n’est pas une réponse, une justification, une raison, un sens : Les frères, les sœurs, vivent aussi ce drame de la mort, pire que nous peut-être. A nous attendre, ils comptent sur nous. La sollicitude envers autrui permet l’estime de soi. Beaucoup ne se sont pas dérobés. Jésus ne s’est pas dérobé. Il a emprunté des chemins improbables, là où il ne peut en exister, sur la mer, mort et mal…

06/08/2023

Michèle Rakotoson, Ambatomanga, Le silence et la douleur (roman)

 Ambatomanga – Le silence et la douleur     Atelier des nomades, 2022

Le cadre est celui de la guerre coloniale française à Madagascar en 1895. Mais le récit est celui de la guerre où qu’elle se déroule, non pas les batailles, (pas une n’est racontée, si ce n’est en quelques lignes, comme un souvenir furtif), que l’horreur du renversement de la paix qui affame, détruit et tue même loin des coups de feu. L’histoire est racontée depuis deux lieux d’observation, deux personnes, un officier français et l’esclave d’un paysan malgache. C’est la même colère contre l’inexorable de l’impuissance, la même fatigue, la même et vaine fierté patriotique aussi, qui tâche de faire taire le même abattement.

Les français envoyés pour l’œuvre de civilisation (Jules Ferry dans son discours à la Chambre de juillet 1885), eux aussi sont victimes, envoyés à la mort contre et comme leurs adversaires. Le sont encore plus leurs hommes-à-tout-faire, indigènes d'autres colonies. Ils sont victimes d’une campagne préparée en dépit du bon sens, ignorance de la situation et du terrain par l’état-major métropolitain, intendance mal préparée, manque de défenses contre le paludisme (25 militaires perdirent la vie au combat et quasi 6000, soit 40% des effectifs, moururent de la malaria ou de dysenterie).

Le roman raconte surtout ce qui arrive aux Malgaches et ce que les Malgaches font ou ne font pas de ce qui leur arrive. La rumeur et la peur paralyse la population, plus terribles que le palud ! Le pays est déjà aux abois, pauvre, rançonné par une dette de guerre depuis une décennie. Ses chefs n’ont pas la culture guerrière des assaillants et ne savent organiser une défense qui corresponde au danger.

Quel est le sens de l’existence lorsque les pays sacrifient leurs jeunesses, parce que l’un d’enrichit sur le dos d’un autre ? Quel sens lorsqu’un pays voit sa jeunesse fauchée à cause de l’avidité d’un puissant adversaire ? Dans ce monde que la Troisième République dit vouloir civiliser pour mieux cacher ses crimes (à l’époque l’extrême droite exige plutôt l’urgence de la revanche contre l’Allemagne) et qui a déjà reçu une première évangélisation, plutôt protestante, le recours au divin, le dieu chrétien ou les dieux ancestraux, est aussi nécessaire que vain. La sagesse malgache, sa culture faite notamment d’un maniement très subtil du discours, est vouée aux poubelles de l’histoire puisque l’Ile n’a ni la richesse, ni la force.

Les appels aux divers divins perdent tout sens, au point que plus le religieux est montré, plus les religions paraissent non seulement des impasses, insensées, mais encore des poisons qui font placer un espoir dans des paroles vides. Elles sont des rois nues qui empêchent que de voir la réalité en face, un opium, un auto-asservissement. Le christianisme des colons avec ses cantiques ne dit pas autre chose que l’animisme des sauvages.

Ecrire l’histoire du point de vue des perdants, c’est non seulement leur rendre un nom, mais encore dire l’horreur de la colonisation qui consiste à « voir l’autre comme un outil de production à bas prix ». La vie des pauvres n’importe pas. Si un dieu peut sortir vivant de la colonisation et de l’évangélisation qui l’accompagna, ce sera, peut-être contre ses missionnaires, qu’il s’est rangé du côté de ceux qui ont été piétinés, depuis Naboth ou Urie et tous ceux dont Amos prend la défense en dénonçant le forfait des riches et des puissants. Que l’on ait voulu faire cesser la théologie de la libération dit de quel côté encore récemment ce sont tenus les gardiens auto-proclamés du dogme !