24/02/2023

D'abord, la cendre (1er dimanche de carême)

D’abord la cendre. La flamme en jaillira, à Pâques.

D’abord la cendre, nos existences au goût de terre ; nous ne parvenons que si peu à la vie en abondance. Vivre à profusion, dans une profusion de joie, ensemble, c’est la flamme de Pâques. Elle n’est pas pour tout de suite.

D’abord la cendre. Pas de feu. Mal et mort, péché aussi. La première lecture, transforme l’interrogation de la Genèse en réponse péremptoire, doctrine qui fige quand il s’agit de marcher, quête de vie, enquête de vie. Au commencement, je sais, Dieu, et donc le bien. Mais pour chacun, dans l’histoire, au commencement, le mal, la cendre.

D’abord la cendre. Le feu éteint, jamais allumé peut-être. Des enfances massacrées ; violence des pères, violence des guerres, injustice de la maladie ou de haine, de l’accaparement des richesses, autrui piétiné. On subit et n’y peut rien. On méprise aussi et nie pouvoir beaucoup. Feu qui peine à prendre et charbonne, vies qui refusent de se hisser à l’incandescence. C’est trop beau, se consumer dans le don, alors on se repait, modestement, de posséder. Horreur. Conserver même le rien, prendre et voler. Les autres sont à nous. Nous et nos droits.

D’abord la cendre. Il est bien de manières d’assaisonner la cendre et feindre un festin. On se fait un régal de cendres, pour se punir ou se convaincre de l’inanité. Misérabilisme, misère portée au carré. Dolorisme, cercle vicieux du désamour, des autres, de soi, spirale de la déprime.

D’abord la cendre, comment ne pas voir que nous en sommes marqués ? Poussière et cendre, terre et cendre, jusque sur la tête. Ce n’est pas le signe d’une pénitence ni d’une volonté de pénitence, mais l’humble reconnaissance de ce que nous sommes, avons subi, avons voulu, avons construit, de travers. La mort aussi nous habite.

Dégoût de la mort, enfin pourrait commencer à germer la nécessité d’en sortir, enfin l’urgence de la flamme. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Ce n’est pas pour demain non plus ! Parce que ces quarante jours ne s’étirent pas dans le temps mais à chaque instant, mort et vie se mêlent. Pâques, mais pas sans la cendre, c’est aujourd’hui, puisque nous sommes vivants puisque la fraction du pain nous rassemble, puisque tant de frères et sœurs nous relèvent, puisque du fond de notre indigence, nous avons tenu la main à qui nous paraissait plus affligé encore, et cette main… c’était la sienne.

Flamme et lumière, lumière et chaleur, jusque sur la tête, depuis le cœur. Carême ! Déjouer les tentations de l’ombre, y compris celle de la lumière ‑ il est des flammes qui détruisent tout, ravageuses. Accueillir ce qui se donne, ce qui fait vivre, souffle ténu de brise légère qui panse nos plaies, réveille et relève, adoucit les maux, onction de joie.

La vie spirituelle c’est toute notre vie, y compris la cendre, dans l’ouverture au souffle-Esprit. Il conduit Jésus au désert, et nous y accompagne.

Chacun fera comme il voudra, petits gestes ‑ B.A. peut-être infantile, la charité au risque de l’hypocrisie et de la bonne conscience ‑, privations pour apprendre à espérer autre chose que la cendre, refus de faire quoi que ce soit parce qu’il n’y a rien à faire, sinon apprendre à vivre dans le souffle de brise légère. Surtout, que la vie tout entière s’expose à être fécondée : le seul effort qui vaille n’est-il pas celui-là ? De la cendre jaillit le feu ; résurrection.

La vie de disciple nous attend, c’est notre tâche, non dans quarante jours, mais maintenant. Ce n’est pas pour un carême qui n’existait pas que Paul a écrit, « voici le temps favorable, voici le jour du salut », c’est pour la vie des disciples. Non des gammes pour être un virtuose de la vie spirituelle, mais se faire tâcheron cendré, cinéraire, qui s’étonne, s’émerveille de voir la flamme le prendre.

Il fallait bien à Jésus quarante jours ‑ une vie ‑ pour déjouer les pièges de la vie spirituelle. Ne pas rejeter la cendre mais l’exposer pour qu’y prenne le feu. Ne pas conserver la cendre, s’y complaire et éteindre le feu. Ne pas chercher la flamme qui éblouit et dévore tout. Ne pas éteindre la flamme ; déjà elle couve sous la cendre. Il nous faudra toute une vie.

La vie, ordinaire surtout. La vie, telle qu’elle est, rien d’autre. La vie, cette vie, si souvent hideuse. Cette vie, en prendre soin à la chérir pour la rendre à sa beauté. Résurrection. 

17/02/2023

« Le salut, c'est l'amour » (7ème dimanche du temps)

« Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis » (Mt 5, 35-48). Mon homélie il y a quinze jours a provoqué des réactions. Je recevais en outre ces lignes : « La charité n’est pas le tout ou le centre ou l’originalité de la foi catholique ! "Aimer son prochain comme soi-même" c’était radicalement nouveau au 1er siècle, aujourd’hui ce commandement central de notre foi est devenu une évidence pour tout notre Occident séculier postchrétien (sans que ce soit questionné). On a tous déjà entendu un ami "athée" nous dire : "je n’ai pas besoin de croire en un dieu pour agir moralement". L’originalité de la foi chrétienne aujourd’hui, et ce qui permet d’exercer la charité en vérité, c’est son contenu. »

Il ne m’intéresse pas de relever point par point ce qui ne va pas dans ces propos. Je ne suis pas certain que je puisse signer une seule des phrases, ni leur enchaînement. Mais je veux prendre au sérieux mon interlocuteur, d’autant que la suite de l’échange m’a impressionné.

La charité ne serait pas la spécificité chrétienne. Si l’on parle de personnes qui vivent l’amour du prochain, c’est certain ; il y a des non-chrétiens qui vivent la charité. Il y a des chrétiens qui ne la vivent pas. Un sociologue pourra en tirer la conclusion que l’on ne peut pas dire que la charité soit le tout, le centre ou la spécificité de la foi. Mais en théologien, et tout chrétien est bien obligé de faire un peu de théologie, quoiqu’il en pense ‑ il articule ce qu’il comprend du Dieu de Jésus ‑ nous ne pouvons tenir cette thèse. Non que nous contestions le constat du sociologue, mais que nous interrogeons et nous et nos frères dans la foi. Comment pouvons-nous ne pas être connus comme ceux de la charité ? Pouvons-nous supporter de n’être pas connus ainsi, d’être connus sans que de charité il s’agisse ?

Que nous soyons à côté de la plaque en matière de charité, chacun de nous, c’est sans doute vrai, mais c’est une catastrophe et non pas la preuve que la charité devrait être relativisée par rapport à la rectitude de la confession de foi, par rapport au contenu de la foi.

Les pages d’évangile que l’on pourrait citer sont nombreuses. Toutes, tant Jésus est dit comme celui qui « passait en faisant le bien, » tant il est toujours montré ainsi, tant les Ecritures du Second Testament mettent l’amour en leur centre, toujours, et encore l’évangile d’aujourd’hui : « Aimez vos ennemis ». La parabole de Matthieu 25 ne dit-elle pas ce que constatent le sociologue et mon interlocuteur ? Pas pour relativiser la charité, mais pour tout relativiser jusqu’à la connaissance de Jésus, par rapport à la pratique de la charité.

Ce dimanche, ce sont des rencontres, par internet et lecture interposés, qui m’ont fourni la matière de la réflexion que je vous propose. J’ai découvert ces propos de Joseph Moingt, au soir de sa vie : « Je voudrais encore creuser, ramener le salut à l’amour fraternel des hommes les uns pour les autres. Je voudrais aller au plus universel, comme Jésus y est allé par sa mort ! Si j’ai le loisir d’écrire encore, ce sera pour montrer que l’amour et le salut sont identiques. Le salut, c’est l'amour. L’amour, c’est le salut. »

Les mots de la foi, le nom même de Jésus ‑ salut, Dieu sauve ‑ ramenés à plus universel, au plus universel, l’amour. « Pour moi, écrit ailleurs J. Moingt, le salut ne vient pas de la religion ; même dans l’Église catholique, il n’est pas lié à la religion, mais à la charité. » Cette « déreligiosation » du salut en amour, mot que l’on dit tellement galvaudé, fait penser que l’on perd le spécifique de la foi. Au contraire ! Si nous mettions en pratique la charité, le monde aurait une autre forme. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe quand nous le faisons un peu. Cela remet debout, et les autres, et nous. « L’amour et le salut sont identiques. »

Je suis aussi tombé sur un propos de Denys Arcand, cinéaste canadien, dans un échange avec un théologien. « Je vais être plus chrétien que vous, [le salut], c’est la charité, ultimement, l’amitié, c’est la charité. C’est le partage de quelque chose avec quelqu’un d’autre, fût-ce presque rien. »

« Le salut c’est la charité et la charité, c’est le salut. » N’avons-nous pas tout dit, et de Jésus et de Dieu ? « Dieu est amour. » « Nous avons connu l’amour et nous y avons cru. »

10/02/2023

Virgine MOUZAT, Le dernier mot (roman)

Le récit d’une vie empêchée, qui paraît comme le refus assumé à défaut d’être voulu, de vivre heureuse. Comment ne pas comprendre que cela ne peut pas bien aller, qu’il ne faut pas faire de bruit, que le mal de crâne est insupportable, qu’il ne faut surtout pas en rajouter, que la moindre contrariété est ingérable. Les conséquences pour les enfants de cette mère sont effroyables, pour son mari aussi, comme pris en otage par l’obsession.

Le roman dont on mesure la dimension psychologique ‑ il y a un psychanalyste ‑ tient le lecteur en haleine. On peut parler de suspens. Même les gendarmes enquêtent ! Que s’est-il passé ce trois avril ? Et lorsqu’on l’apprend, on n’en a pas fini, jusqu’à la toute dernière ligne, aussi merveilleuse qu’assassine. Un coup de poignard ou une libération. Comment la narratrice n’avait-elle pas pu soupçonnée ? Comment le lecteur n’avait-il pas imaginée ? L’une et les autres sont pris en flagrant-délit, celui de la réduction de la mère dans l’image qu’on s’en est faite, confusion de la mère et de l’imago de la mère. Le récit n’est pas une histoire mais une expérience.

Noli me tangere. « Ne me retiens pas. » La rencontre de Madeleine avec Jésus que commente, peut-être un peu lourdement, le récit, pourrait bien être la clef de lecture dudit récit, comme invitation à n’enfermer quiconque, et par-dessus tout ceux que l’on comprend le moins, dans l’image que l’on s’en fait, à ne pas s’enfermer soi-même dans la relation projetée.

Jamais rien de la vie n’est en noir et blanc. Les nuances, les teintes et les couleurs sont nombreuses, que la romancière distille tout au long du texte. Leur variété, comme en écho, est diffractée et réfléchie par celle des parfums ‑ une année, la mère s’exerce à être nez ‑, et celle de la profusion des insectes ‑ le père se passionne pour l’entomologie.

Flammarion, Paris 2023

 Le dernier mot par Mouzat