30/10/2023

Réforme de l’Eglise et conversion personnelle (Toussaint)

F. de Zurbaran, Saint Sérapion (1628)

 

On entend fréquemment François affirmer qu’il n’y a pas de réforme de l’Eglise sans conversion personnelle. Cette opinion n’a rien de neuf, et l’on ne s’étonnera pas de la voir soutenue par une série de jésuites, Bellarmin et Arrupe par exemple. Pour ce dernier, ce n’est pas seulement l’Eglise qui est en jeu, mais la société : il n’y a pas de réforme sociale, de justice sociale, sans conversion personnelle.

Faut-il rire ou pleurer de semblable émasculation de l’action politique ? Avant de changer les structures sociales, notamment celles d’injustice et d’oppression, avant de changer l’Eglise, notamment dans la forme et l’exercice des ministères et du pouvoir, commencez donc par changer vous-mêmes ! Nous voilà assurés que rien ne bouge.

Prenons les choses autrement. La déchristianisation pose terriblement la question de la vérité de ce que nous confessons en nous disant disciples de Jésus. Si l’évangile ne commande plus la vie de tant de nos concitoyens et de ceux que nous aimons, n’est-ce pas parce qu’il apparaît non seulement vain, inutile, insignifiant, mais encore et plus originellement, support des injustices et des oppressions, justification d’un système inique et criminel ? Si beaucoup ont encore un rapport avec l’Eglise, c’est parce qu’elle est religion, le contraire de l’évangile !

La vérité de l’évangile est occultée, niée, empêchée par des pratiques, des structures, des manières de faire. Le résultat est l’abandon de l’évangile dont nous confessons qu’il est cependant lumière pour la route. Avant de fustiger ceux qui sont indifférents à l’évangile, nous sommes bien obligés de nous interroger sur les raisons pour lesquelles l’évangile n’apparaît pas fervent de transformation du monde, de la société. Une page d’un renversement total comme celle que nous venons de lire (Mt 5, 1-12) indique la transformation du monde, de la société. Et tout l’évangile va dans le même sens, depuis le Magnificat ‑ il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles ‑ jusqu’à la mort du Juste comme un criminel.

Il faut impérativement réformer l’institution, mais la crédibilité, y compris pour les disciples, de ce que nous portons dans des vases d’argile passe par ceux d’entre nous qui vivront effectivement le renversement évangélique, la conversion. Si, dans la vie ordinaire, la pratique des disciples, leur style de vie, leur manière d’habiter la société ne se distinguent en rien des modes de vie des autres, c’est que l’évangile n’a rien à dire ou que nous, disciples, le nions, lui refusons d’être ce qu’il est, transformation des structures sociales, y compris ecclésiales. Pour que le Royaume qui vient, où toutes choses sont faites nouvelles par le Seigneur des univers, soit aperçu, pressenti, nous avons le devoir d’en être les signes.

Où est la bonté du Maître en nos vies ? Où se trouve en nos vies son amour de prédilection pour les petits, ceux que nos sociétés excluent ? Où sont les artisans de paix ? Où sont les serviteurs de l’amour ? Parce que la sainteté est un ferment du changement du monde, la conversion personnelle est une nécessité pour la réforme de l’Eglise.

Ce que nous vivons aujourd’hui est un monde nouveau, où l’Eglise n’est pas l’organisatrice du social et du politique, comme cela a pu être le cas après la chute de l’Empire romain. Elle n’est pas non plus la garante ou l’éducatrice de la morale ni l’organisatrice de la solidarité sociale et internationale. Elle n’est plus que signe du Royaume. Un signe n’a pas de sens en soi. L’Eglise est de ce point de vue inutile. Le signe n’a de sens que par rapport à ce qu’il indique. Et ce que nous, disciples, avons à désigner, c’est le royaume de justice et de paix. Cela n’est possible qu’à être nous-mêmes, artisans de paix, assoiffés de justice. Pire, ne pas l’être, c’est abroger l’évangile.

Nous recevons aujourd’hui l’obligation d’être saints comme celui dont nous nous disons fils et filles de ceux qui ne sont pas dans l’Eglise – si cette expression a un sens. La sainteté personnelle est politique et missionnaire. Nous vivons aujourd’hui que la convocation à la sainteté et à la réforme, nous vient de la mission, nous vient de l’extérieur – s’il est sensé de parler ainsi. (La dénonciation du scandale des crimes sexuels et de leur couverture en est l’exemple paradigmatique actuellement. Sans la presse et les victimes, jamais l’Eglise n’aurait été sommée de changer. Et pour l’heure, ce n’est pas fait !) La réforme de l’Eglise vient de l’extérieur de l’Eglise – si l’on peut ainsi parler. Que la réforme ecclésiale et la sainteté de chacun soient un impératif dicté, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, par ceux qui ne se reconnaissent pas ou ne se savent pas disciples, est notre kairos. La sainteté personnelle n’est pas affaire personnelle, mais politique parce que missionnaire.

 

27/10/2023

Dieu à hauteur du prochain Mt 22, 34-40 (30ème dimanche du temps)


 

Il faut mettre Jésus à l’épreuve. Et lui, loin de répondre en Normand, expose de façon la plus provocante, sa pensée, sa pratique, sa vie. Il y a assurément deux commandements, dont, à eux deux, dépendent toute la loi et les prophètes, l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

Nous sommes habitués à cette réponse au point que nous n’en voyons plus la force explosive. Or notre évangile (Mt 22, 34-40), c’est de la dynamite. Premièrement, peut-on exiger de quelqu’un qu’il aime ? N’est-ce pas le violeur qui force l’autre à l’aimer ? Comment pourrait-il y avoir un commandement de l’amour de Dieu ou de l’amour du prochain ? Deuxièmement, n’est-ce pas sacrilège de mettre sur le même plan, à égalité, l’amour de Dieu et celui du prochain ? Pour les gens de religion, Dieu ne vaut-il pas infiniment mieux et plus que tout le reste ? « Dieu seul suffit » écrit par exemple Thérèse de Jésus.

Nulle part ne se trouve dans la littérature que Jésus aurait pu connaître, ce rapprochement des deux commandements. C’est une nouveauté, cela ne peut apparaître que comme une nouveauté. Vous voyez les hommes de religion, ceux qui respectent la religion des pères, les hommes de tradition, de « on a toujours fait comme ça ». Ils viennent mettre Jésus à l’épreuve et au lieu de la jouer cool, Jésus persiste, enfonce le clou, provoque, persifle.

Pire encore, il ne cite pas les dix paroles, le décalogue, mais va piocher ailleurs. Il assemble d’une part la seconde phrase du Chema Israel et un commandement qui ne semble pas jouer un rôle très remarqué, dans le Lévitique. C’est incontestablement la Loi, avec certes un texte important qui devient comme une profession de foi dans le Dieu un, mais aussi un verset finalement secondaire qui devient le second commandement, égal au premier. L’évangile de Jésus n’est pas la religion de toujours, il fait rupture, introduit une nouvelle, bonne. Il ne sort pas de nulle part et se vit en puissant dans la sagesse ancestrale, mais en la disposant de telle que sorte que cette sagesse est transfigurée en nouveauté de vie, en vie nouvelle.

Il faut se rendre compte de la bombe que constitue la réponse, la pensée de Jésus, et finalement toute sa vie. Aimer Dieu, le vénérer, n’est pas affaire de religion, de culte, de chose à faire, cinq ou x prières par jour, 2 ou x commandements, règles religieuses, rites à respecter, et après l’on est quitte. « Je suis un bon chrétien », je prie tous les soirs. Tu te moques, n’est-ce pas ? On n’est pas bon chrétien à prier, à faire son signe de croix, mais à vivre en paix, en grâce avec les frères, à vivre avec les frères comme avec des proches.

On pourrait dire que Jésus rabaisse la religion à l’horizon de la terre. Il désacralise le ciel, le dés-absolutise. Ou bien, si vous préférez, il exige que la terre soit ciel. C’est ici, dans cette vie, qu’il faut faire vivre avec Dieu comme en paradis. Qui d’entre nous est prêt à faire en sorte que ce soit vrai ? On est a priori tous pour, mais quand il faut s’y mettre… Le commandement envers Dieu est attaché, lié par Jésus au commandement envers l’autre : il n’y a plus de lointain, mais seulement des prochains. Et cela est un véritable sacrilège, cela rabaisse Dieu à hauteur du prochain.

En Jésus, Dieu est à hauteur du prochain. La grandeur de Dieu est sa capacité à se faire prochain pour que tout homme, toute femme, soit élevé à la hauteur de sa sainteté.

Le prêtre, le chargé du sacré, le sacerdote, n’est plus celui qui officie dans le temple et qui offre le sacrifice, mais celui qui se fait prochain, s’approche, ne détourne pas le regard ni ses pas. Il n’y a plus de lieu sacré si ce n’est le visage de l’autre. Il n’y a comme prêtre que les baptisés, configurés à Jésus. Il n’y a plus d’autre offrande à Dieu que l’amour du frère, y compris l’ennemi. Tout offrande à Dieu alors que le frère est méprisé est une insulte, bien sûr au frère, mais aussi à Dieu. Une insulte à Dieu, c’est un sacrilège.

Voyez le retournement. Est-ce de ravaler le commandement de l’amour de Dieu à l’horizon terrestre de l’amour des autres qui est sacrilège, ou de prier Dieu en ignorant le frère ? A vous de choisir. Etes-vous des hommes et des femmes de la religion, qui posent Dieu plus haut que tout, ou des disciples de Jésus avec lequel le seul chemin vers et avec Dieu, le seul culte, le seul service est celui des frères. Il faut choisir entre la religion et l’évangile, entre l’hypocrisie et la violence religieuse et Jésus. Je vous l’avais dit, cet évangile si connu, c’est de la dynamite.

20/10/2023

Vincent Delecroix, Naufrage (roman)

   V. Delecroix, Naufrage, Gallimard, Paris 2023

Vincent Delecroix est connu comme philosophe. Il a notamment travaillé la philosophie de la religion et Kierkegaard. Il a aussi publié quelques romans et essais ; son dialogue avec Philippe Forest, Le deuil. Entre le chagrin et le néant propose une réflexion tout à fait originale sur le refus de l’injonction à faire son deuil.

Est sorti en août dernier chez Gallimard un nouveau roman, Naufrage, dont le point de départ est un fait réel ; une embarcation de fortune chargée de vingt-neuf migrants sombre dans la Manche en novembre 2021. Une enquête est ouverte pour non-assistance à personnes en danger à l’encontre d’une militaire du Centre de surveillance et de secours. L’enregistrement des conversations avec le jeune qui appelle à l’aide conserve quelques phrases plus glaçantes que l’eau mortelle : « Tu n’entends pas. Tu ne seras pas sauvé. » et peu avant « Je ne vous ai pas demandé de partir en mer. »

On aurait pu craindre un texte de la bonne conscience, une sorte de leçon de morale, celle que la gendarme instructrice voudrait imposer au cours de l’enquête. Mais la fiction mène ailleurs, dans un long monologue de la militaire incriminée qui essaie de comprendre ce qu’elle a dit et sa responsabilité. Au trois quart du récit, une pause dans ce dialogue avec elle-même fait effraction, racontant la tentative de traversée jusqu’à la noyade.

Le fait divers disparaît au profit d’une sorte de méditation, au sens de Descartes, une recherche de la vérité, du sens de ce que nous vivons, de ce qui est vraiment. Deux questions s’entremêlent et nous laissent, comme les dialogues de Platon, sans réponse, mais moins coupablement naïfs, moins ignorants de nous-mêmes : la question du mal et de la responsabilité, personnelle ou collective, politique et sociale, la question du salut puisque « tu ne seras pas sauvé ».

Le salut est-il possible et que signifie-t-il ? De la salutation (« Salut ! ») au secours reçu, on pourra lire une parabole d’une délivrance du mal et de la mort, ici et maintenant, l’exigence d’une justice qui viendrait enfin reconnaître tous ceux que leurs semblables ne peuvent pas, ne veulent pas voir. C’est aussi la militaire incriminée qui cherche à savoir ce qu’est sa vie, la valeur de sa vie, le salut pour elle aussi. L’auteur ne dit rien d’une dimension théologale, même si perce ici où là un cri, venu du fond des âges et des tripes, vers un dieu qui pourrait sauver.