13/12/2024

« Que devons-nous faire ? » La fin de la religion (3ème dimanche de l'avent)

 

Paul Cézanne, la route tournante 1881
 

Certains chrétiens, sous prétexte de vouloir vivre sérieusement le temps de l’avent, réclament des trucs à faire. Ils voudraient que les choses soient aussi simples que ce qu’ils voient de l’Islam, que pourtant ils n’apprécient guère. Une fois qu’on s’y serait soumis, on pourrait se penser quitte, assuré d’avoir passé un bon avent, d’avoir bien fait, d’être de bons disciples. Ils jugent trop vagues ou abstraits les appels à lutter contre le mal comme forme ordinaire de la conversion alors que nous attendons le retour du Seigneur,

Nous voulons des choses extraordinaires pour nous faire croire que nous sommes disciples, alors que nous ne sommes pas même capables de tenir bon dans l’ordinaire ! Il ne serait pas convenant de faire la même chose en avent et au carême, à Pâques ou à la Trinité, comme si la charité était de saison. Sa nouveauté ne dépend pas du calendrier car elle est la charte du Royaume. On n’aura pas compris ce qu’est la vie dans le Christ. On aura confondu l’évangile et la religion, la sainteté et l’impeccabilité. Déjà littéralement le propos de Jean !

Dieu n’attend pas de nous que nous remplissions des conditions pour nous compter parmi les siens. Nous en sommes d’ores et déjà, nous le sommes depuis toujours, parce que c’est lui qui nous fait siens, parce que c’est lui qui aime. Il se moque de nos efforts de carême ou autre s’il s’agit pour nous d’être dans les clous. Nous ne sommes jamais dans les clous ; la chaussée du Seigneur n’est pas une affaire de lignes à ne dépasser mais une vie qui s’invente, inédite, pour Dieu lui-même. Naître et vivre et enfanter est affaire de débordement.

Laissons aux scrupuleux de savoir s’ils ont tout bien fait, chemin assuré pour rater la vie et, passant, l’évangile. Il n’y a pas de préparation à Noël, il n’y a pas de préparation au paradis. Il y a la vie, ici et maintenant, qui est déjà l’éternité de Dieu, qui est déjà grosse de Dieu, incarnation de surcroît. Pensez donc, s’il s’agit de mettre Dieu au monde, s’il s’agit de rendre visible son habitation parmi les siens, une tente, une cahute plantée au cœur, nous sommes avec lui, déjà, dans le vrai, non dans un exercice préparatoire. Dieu ne fait pas de l’existence un galop d’essai en vue de déterminer quelle récompense conviendra. Du premier coup, il se donne, entier, sans retour, pour que nous vivions de sa vie, en jouissions.

Le temps perdu à nous entraîner ne se rattrape pas. Ici, maintenant, c’est le temps de la paix, le temps de la vie, le temps de l’amour, le temps de la justice, le temps de la réconciliation et de la consolation. Quoi !? Nous voyons exactement le contraire ! Certes mais c’est comme dénonciation du mal et exigence de faire ce qui nous revient, sans attendre, ordinairement. Ce monde est paradis parce qu’il n’y en a pas d’autre, parce qu’il n’est pas tolérable un instant de plus de le faire enfers. Il n’y a pas d’autre monde parce qu’ici et maintenant Dieu est vie, d’une et seule façon, dans les ténèbres qui le nient, et nous avec (qui nions, qui sommes niés, reniés).

Ainsi le Baptiste renvoie tous ceux qui veulent faire des trucs pour préparer le chemin du Seigneur. « Que devons-nous faire ? ». Et chacun ne se voit répondre que ce qu’il sait déjà. Il n’y a rien de spécial à faire qui ne soit ce que chacun sait déjà, chercher la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions les plus justes possibles, faire une place à chacun dans la salle commune. Voilà ce que nous avons à faire. Nous en détourner parce que cela ne serait pas assez chrétien et trop commun, pas assez religieux et trop profane est un mensonge, la meilleure manière de ne rien changer au monde des puissants et de la violence qui tue.

Nous n’avons pas compris, nous ne voulons pas comprendre que l’évangile ne veut rien d’autre que le bonheur des humains, leur vie. Nous ne voulons pas comprendre qu’une religion qui voudrait s’affranchir de l’humanité pour être plus divine est une entreprise de violence absolue. Que serait donc l’humanité qui s’affranchirait de l’humanité, qui se voudrait quitte avec l’humanité !

Préparer plein de choses pour Jésus est toujours une manière pour ne pas s’occuper de lui. Car pour s’occuper de lui, la seule façon, c’est de s’occuper des autres, pas de lui. L’évangile, Jésus, c’est la fin de la religion. Arrêter de penser que l’on pourrait changer le monde en se divertissant comme dit Pascal, en allant voir ailleurs que dans les activités ordinaires la germination du Royaume, la tente de Dieu, la vie plantée en plein cœur.

06/12/2024

On n’attend pas Noël mais le monde nouveau ! (2ème dimanche de l'avent)

La femme courbée, évangéliaire copte deuxième moitié du 13è. Elle ne s'incline pas devant Jésus, au contraire, elle ploie sous son mal et Jésus va la relever, ressusciter, la mettre debout à hauteur de son visage. 


Une histoire de ponctuation. Faut-il entendre : une voix crie dans le désert, préparez les chemins du Seigneur, ou bien, une voix crie : Dans le désert, préparez les chemins du Seigneur ? Le prophète s’époumone-t-il en vain, ou bien le chemin doit-il être préparé dans les lieux hostiles, de mort, de tentation que représente le désert ?

Cela revient un peu au même. N’être pas entendu, prêcher dans le désert est aussi vain que de construire une route au pays de la mort. Dans les deux cas, le prophète invite à une subversion, un geste contre l’évidence des forces en puissance. Oui, on finira bien par entendre, et le cri n’aura pas été vain. Oui, le désert est susceptible d’être lieu de transit parce que la mort n’aura pas le dernier mot.

Ces convictions et cette confiance sont au moins la protestation contre le mal. Et si nous attendons un retour du Seigneur, c’est bien pour exprimer ce refus du mal. Lorsque Zacharie chante son cantique en ouverture de l’évangile de Luc, il reprend cette espérance : l’astre d’en haut vient nous visiter pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort, pour conduire nos pas aux chemins de la paix. Pendant l’avent, on ne se prépare pas à la venue de Jésus à Noël, c’est fait une fois pour toute ; on attend la fin du mal et il ne faudrait pas que des enfantillages justifient notre refus de rejeter le mal. Il faut relire Is 58 et Am 8.

Tous ne se sentent peut-être pas concernés. Il y a ceux pour qui la vie est douce et généreuse, heureuse et tendre. Qu’auraient-ils besoin du renversement évangélique des puissants et de l’exaltation tout aussi évangélique des petits ? De ces choyés, il en est qui s’inclinent vers la misère de frères non aussi généreusement dotés et qui font leur le cri de ceux qu’ils veulent soulager, dans le désert de la mort ou le constat d’un appel sans réponse.

Il y a ceux qui sont finalement pas mal dans le mal. On gagne parfois en confort à spolier les autres, à s’enrichir par les trafics, à exploiter les autres, à les tuer. Le mal ne nous est pas toujours détestable, sans quoi, il y a fort à parier que nous ne l’aurions pas commis. Nos vies sont des déserts où les cris résonnent en vain.

Il est dans le Deutéronome un drôle de passage. Vois je mets devant toi la vie ou la mort. Choisis la vie ! Qui donc choisirait la mort ? Avons-nous vraiment besoin d’un dessin ? Choisir de vivre est plus compliqué qu’il y paraît. Il ne s’agit pas de continuer à s’alimenter et respirer, il s’agit de transformer, avec et pour les autres, et dans des institutions le plus justes possibles, ce qui nous échoit de vie en destinée, se faire artisans du bonheur d’autrui, non à sa place, mais à son service, pour autant et quand il en a besoin.

Quelle lumière plus forte que les ténèbres et l’ombre de la mort, lorsque nous avons permis à l’autre d’être à la joie, à l’estime envers lui-même. Cela, nous pouvons nous l’offrir et nous recevons au centuple. L’enfant qui jubile à grandir, le jeune adulte qui s’enthousiasme d’apprendre à mener sa vie sont des exemples de ce que, malgré la noirceur de monde, il est possible de tressaillir de joie. Cela sonne juste, chacun résonne d’être à sa juste place, ceux qui ont peu compter sur les autres autant que ceux qui voient briller dans le regard de l’autre la reconnaissance d’avoir été accompagnés, accueillis, soutenus, soignés.

Ce que l’on observe politiquement avec les replis identitaires est l’exact contraire de ce désert changé en verger verdoyant et fructifiant, de l’épée devenu soc de charrue. Choisis la vie, exhortation divine, dénonce nos évidences indiscutées, propos de comptoir : C’était indiscutablement mieux avant. Il n’y avait pas tant de… et de… et de. Mais comment comparer des époques quand on reconstitue idylliquement le bon vieux-temps. Faut-il avoir une mémoire sélective et coupable pour parler du XXe siècle comme le bon vieux-temps ! Deux guerres mondiales, des guerres coloniales, l’oppression des dictatures de droite ou de gauche, des millions de morts, le capitalisme qui concède dans la douleur le droit des travailleurs. On arrête. Faisons la liste des tyrans qui s’assoient sur les droits de l’homme et s’affranchissent de l’Etat de droit. Je vous l’accorde, la moralité des autres n’est pas forcément meilleure ; combien de ceux qui ont occupé les plus hautes responsabilités ont été condamnés ou usent de tous les recours pour nier l’évidence. Mais ils n’ont jamais voulu renverser l’Etat de droit.

C’est une manière d’exiger les institutions les moins injustes que de crier, fût-ce en vain, de construire une route, fût-ce dans le désert. Choisis la vie, et l’éclat du Seigneur emplira l’univers comme les eaux couvent les mers.

29/11/2024

Quelle espérance ? (1er dimanche de l'avent)

 

Félix Vallotton, L'église de Souain (1917)


On m’a demandé ce que je dirais de l’espérance et je suis resté coi. Comment ne pas confondre ce que l’on espère avec ce dont on rêve ? Comment parler de l’espérance sans se bercer d’illusion ?

Alors que nous entrons en avent, la question me revient. Et je trouve une réponse : j’attends la fin, j’espère la fin. Il y en a assez du mal sur cette terre. Il y en a assez du mal que je vois commettre et qui me rend impuissant. Il y en a assez du mal en moi, pas tant celui que je commets, je ne suis pas sûr de le voir sans doute pour l’aimer, que du mal dont je souffre, la fatigue d’être. « Il n’y a plus moyen de vivre ! Nous éclatons, nous faisons la guerre, nous faisons tout mal, nous n’en pouvons plus de rester sur cette vieille écorce. Nous souffrons mortellement ; de la dimension, de l’avenir de la dimension dont nous sommes privés maintenant que nous avons fait à satiété le tour de la terre. (Ces réflexions, je le sais, suffiront à me faire mépriser comme un esprit de quatrième ordre.) » (H. Michaux, Ecuador 1928)

Est-ce à dire que les gens qui vont bien n’espèreraient pas la fin ? Comment peut-on bien aller dans ce monde de fin des temps. Je me réjouis de l’annonce de la fin, cataclysme qui renverse les injustices, terrasse les créations monstrueuses qui nous asphyxient ou nous broient. Depuis que Jésus a marché sur les routes de Palestine, ce sont les temps derniers, les temps où nous sommes. Et j’ai soif que l’on en finisse de ces temps.

Est-ce que j’imagine qu’un autre monde sera meilleur ? L’eschatologie chrétienne ne vise pas tant un monde après le monde. Elle traverse ce monde pour indiquer qu’il n’est pas une fatalité et qu’il est possible, impératif même, qu’un autre monde soit mis en chantier.

Si j’attends un autre monde, ce n’est pas un arrière-monde, la mythologie d’un paradis perdu que l’on retrouverait. Si j’espère, ce n’est pas par haine de ce monde, au contraire, c’est de l’aimer à la folie, d’aimer passionnément ceux que j’y croise. Tous ? Sans doute pas...

Cette semaine, de passage dans une gare, je croise un ancien détenu. Le plus grand des hasards. C’est lui qui me frappe sur l’épaule. Nous nous embrassons. Jamais nous n’avions fait cela en prison. Sa joie de me saluer en homme nouveau, libre. Ma joie d’être sa joie, de le voir connaître quelqu’un, d’avoir un ami, même si ce ne sont que quelques minutes. Quelques minutes pour donner des nouvelles, pour jouir de la vie libre, normale, de l’homme libre, rendu à sa responsabilité et dignité.

Des nuages sur la tête, c’est sûr. Comment ne pas retomber ? Mais dans cette embrassade, c’est le monde nouveau, celui que j’espère, que j’attends. Je ne sais si j’aurais été plus heureux de croiser un de mes frères ou amis. Non que je ne les aime, mais à celui qui ne peut rien rendre est donné d’offrir au centuple, et c’est cela le monde que j’espère.

Mon espérance, c’est que nous soyons nombreux à voir le prochain si lointain tressaillir dans son humanité par la simple insignifiance de notre personne. Que serait notre monde ? Nous ne serions sans doute pas loin de ce que l’on appelle le paradis, profusion de vie, salut, dernier ennemi, la mort, piétinée, détruite.

Les cieux nouveaux comme consolation des affligés. Nous ne sommes pas tous innocents, nous les affligés. Certains, si ! Ceux qui prennent une bombe sur la gueule à Gaza ou en Ukraine, celles qui sont écrasées en Afghanistan, en Iran, et jusque chez nous, victimes de certains de ceux qui sont derrière les barreaux, eux-mêmes affligés. Qu’est la vie d’un enfant gazaoui pour Netanyahou, qu’est la vie d’un migrant dans la mer, qu’est la vie d’un détenu en cellule ? Qu’est notre vie ? Ce qui n’est pas, ta mè onta ‑ la méontologie de 1 Co 1, 28 ‑ pour confondre le monde et sa réussite, et sa beauté. Renversement. Vivre sous les auspices du mè ôn, de l’insignifiant et la profusion surgit, s’insurge, insurrectionnelle, résurrectionnelle. Mè onta. Vivre sous les auspices de ceux qui ne compte pas.

« Consolez, consolez mon peuple, dit le Seigneur. » Il sait bien que dans le peuple il y a des truands. Cela n’en fait pas moins des personnes à consoler. Cieux nouveaux, terre nouvelle. Mon espérance.

Les bras qui prennent en eux pour protéger, pour dire je t’aime, pour poser le regard sans que les yeux ne dévisagent ni ne jugent, empêchés de viser, regardant seulement une nuque, une joue.

Les bras ouverts qui accueillent, voilà mon espérance, ceux de mon Dieu si ce qu’en disent nos images n’est pas contaminé de trop par la mythologie, ceux des amis, même les amis inconnus, frères et sœurs en humanité. Que mes bras ne se referment sur le vide ou, arrivés trop tard sur la roideur d’un cadavre. Que mon corps épuisé trouve la chaleur de bras qui redonnent vie.