24/04/2020

« Reste avec nous, le jour baisse » Lc 24, 13-35 (3ème dimanche de Pâques)


Reste avec nous, le soir approche
Avec le confinement, d’autant plus si nous sommes seuls dans notre appartement, pour peu que notre activité professionnelle et nos engagements associatifs soient empêchés, l’invitation à l’inconnu de demeurer avec nous s’impose. Lorsque les relations sociales sont réduites et distendues, un inconnu croisé en allant acheter du pain ou en rentrant d’un peu de sport, quelques mots échangés, déjà, nous avons le cœur tout brûlant.
Rien d’extraordinaire somme toute. Nous savions que l’on ne vit pas que de survivre, que l’on ne vit pas à se débrouiller à ne pas mourir. Les enfants aussi touchent la nécessité des relations, des copains, de la rencontre même avec les inconnus. La sociabilité nous est aussi vitale que le pain. Son manque certes ne se fait pas sentir aussi vite que la faim et la soif et les indigestions ou indispositions qu’elle provoque sont plus fréquentes que les allergies ou les intoxications alimentaires.
Nous l’expérimentons, si nous l’avions oublié, l’homme ne vit pas seulement de pain. Ce n’est pas une image, une allégorie. La rencontre des autres, au travail, dans la rue, avec les voisins, au sport, dans les associations, avec la paroisse, avec les amis et la famille, est une nourriture. La rencontre fait vivre. « A l’homme heureux, il faut des amis », écrivait Aristote, qui ne satisfaisait pas, il y 2500 ans, d’une définition de l’homme comme autosuffisant.
Vivre, c’est prendre plaisir à satisfaire le manque. Mis en mouvement par le manque qui nous constitue ‑ le pain, la sécurité, la sociabilité et l’amour ‑, il faut faire en sorte qu’il ne soit pas mortel. C’est assez délicat. Le manque tue et l’absence du manque, l’obésité physiologique, économique, égologique. Si vous ne vivez qu’à effacer le manque, vous mourez d’overdose. Avec le manque, le trop, comme le pas assez, tue.
On ne vit pas sans risquer de mourir. La crise sanitaire nous le jette à la figure. Qui veut vivre sans risque va passer son temps à se protéger de la mort au lieu de vivre. Il importe de réduire le risque certes. Le supprimer est un leurre… mortel. Si le confinement veut nous empêcher de mourir, il nous empêchera d’abord de vivre. Pourquoi vivre sans le risque du virus et de la mort, physiologiquement sain, si c’est pour mourir seul ? (La question ne se pose pas seulement dans les Ehpad.)
Pour Aristote, les amis de l’homme heureux sont ceux avec qui il peut partager. Le bonheur ne se garde pas comme des lingots dans un coffre. Il y disparaît, comme la vie, à n’être pas partagé. C’est pour cela que nous envoyons un faire-part de naissance ou de mariage ; la vie abattue se partage aussi, pour vivre encore malgré la misère et la détresse. Sans amis, on crève. Les funérailles en tout petit comité l’illustrent clairement.
Reste avec nous, le soir approche.
C’est la prière dans la foi au Ressuscité. Sans toi, nous sommes perdus, nous ne pouvons pas vivre, nous mourrons, au sens propre. Sans toi, c’est-à-dire sans les frères.
Y aurait-il un sens à entendre autrement encore ce toi de l’amitié ? Parmi tous ceux avec lesquels nous partageons la vie (comme on partage le pain), il est un toi singulier auquel nous nous adressons aussi : Reste avec nous.
Un autre manque, innommable, nous meut. Le toi que nous prions ‑ Reste avec nous ‑ est, au deux sens, innommable : ce que l’on ne peut nommer et l’horreur même (au point de ne pouvoir être nommé). Cet innommable qui nous traverse peut être mortel comme tout manque, dans la pénurie ou dans l’excès qui prétend le combler. Certains le découvrent comme moteur, qui fait vivre et c’est ce que signifie la résurrection. Si notre cœur est brûlant ne serait-ce que le toi que nous prions s’adresse à nous le premier et qu’à l’implorer ‑ Reste avec nous ‑ nous lui répondons ?
Qui est-il l’innommable ? Faut-il le désigner ? Et s’il devait pour être aperçu demeurer en-deçà de la nomination. Ainsi seulement n’est-il jamais réduit à tout ce qui aussi nous fait vivre, où nous ne le cherchons que trop. Ainsi n’est-il pas non plus ce que nous en faisons, « ouvrage de mains humaines ». Lorsque les yeux des disciples s’ouvrent, il n’y a rien à voir. Sa parole, évanescente en notre réponse, comme les miettes du pain partagé. C’est bien peu. Pas suffisant pour que l’on implore encore, pour que l’on prie : Reste avec nous ? A voir. C’est dans le manque, l’absence, l’abandon, son silence, et notre réponse, la prière aussi, qu’on le devine.

17/04/2020

Qu'a vu et touché Thomas ? Jn 20, 19-31 (2ème dimanche de Pâques)


Qu’a vu Thomas ? Où a-t-il mis la main et le doigt ? S’il a vu le corps de Jésus, s’il l’a touché, comment peut-il devenir croyant ? On ne peut pas croire quand on voit, il n’y a pas de place à la foi lorsque l’on sait. « Cesse d’être incrédule, deviens croyant. » Ce qui est à croire est par définition ce à quoi l’on n’a pas accès, ce que l’on ne peut saisir, ni par les sens, ni par l’intelligence.
A penser que Thomas a vu, ne s’interdit-on pas de croire ? N’est-ce pas ce que nous disons si souvent, « je suis comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois » ? Mais précisément nous ne croyons pas. Thomas n’a pas cru les frères, comment pouvait-il croire son Seigneur et Dieu ? Ne serait-ce pas les frères qui lui donnent de voir le Seigneur ?
Croire n’est pas un mode faible du savoir : je crois que c’est vrai, au sens de je ne suis pas sûr que ce soit vrai, mais on ne sait jamais... Soit on sait, soit on ne sait pas qu’une chose est vraie. Que signifierait savoir à moitié que quelqu’un est vivant ?
Croire, c’est faire confiance, se livrer à la parole de l’autre. Croire, c’est toujours un rapport à l’autre, aux autres, auxquels on fait confiance, on s’en remet. Croire n’est pas un verbe d’opinion comme disent les grammairiens, mais un verbe de relation.
Il n’y a pas même besoin d’une relation privilégiée pour croire. Lorsque vous demander l’heure à quelqu’un dans la rue, vous le croyez. Et cela vous permet de savoir si vous avez le temps de faire ceci ou cela. Lorsque vous demandez votre route à quelqu’un vous, le croyez. Vous faites ce qu’il vous dit, vous vous en remettez à lui. Et s’il y a erreur, vous pensez que vous vous êtes trompés, ou qu’il y a eu une incompréhension, un manque de précision, pas que l’autre vous aurait menti pour vous perdre.
Nous ne croyons pas que Jésus est le fils de Dieu, né d’une vierge, ressuscité des morts. Nous ne croyons pas tout cela, parce que croire ne signifie pas savoir des choses, même religieuses. Une doctrine n’est pas la foi. La foi, c’est l’attachement à une personne. C’est notre engagement pour une personne. Je te crois. « Sur ta parole, je vais jeter les filets » (Lc 5, 5) de ma vie ; sur sa parole, « à cause de Jésus » (2 Co 4, 5), je me détermine.
Si ce que nous appelons foi jamais n’entre en ligne de compte pour prendre des décisions, si nous n’agissons jamais « à cause de Jésus » ‑ en dehors du culte ‑ sommes-nous disciples ? L’insistance sur les choses à croire et sur la pratique cultuelle ne nous dispenserait-elle pas de croire ? Stratégie pour nous convaincre nous-mêmes que nous sommes croyants alors que nous ne sommes, dans les faits, pas attachés à Jésus, puisque nous ne lui faisons pas confiance, puisque sa vie ne change rien à la nôtre. Nous le laissons mort.
C’est cela qu’a vu Thomas. La parole des autres le taraude ; il ne l’a pas crue mais il l’a entendue, et il ne cesse d’y penser, une semaine durant. Malgré la mort de Jésus, il finit par entrevoir qu’il pourrait mener sa vie « à cause de Jésus ». Ses yeux s’ouvrent. Il commence à identifier le crucifié, avec la plaie au côté et les marques des clous ‑ cela traumatise, la vue d’un corps supplicié ‑ au vivant. Vivant non comme un revenant ou la dissipation d’un cauchemar au réveil, vivant d’une façon totalement inouïe qui réoriente la vie. C’était nécessaire après l’horreur de la mort de Jésus et tout ce qu’elle avait foutu en l’air, trois ans d’une vie à côtoyer cet homme, son ami, son jumeau ! Cela nous apparaît peut-être moins utile, à nous qui n’avons pas connu le Galiléen selon la chair.
Thomas reconnaît Jésus, c’est bien lui, tout ce qu’ils ont vécu ensemble est ouvert. Ce n’est pas Jésus comme avant. A-t-on jamais vu quelqu’un entrer dans une maison, les portes étant verrouillées. A-t-on jamais vu un esprit que l’on pourrait toucher ? (Par deux fois, l’évangéliste parle de ce verrouillage. Qu’est-ce qui est enfermé, empêché pour Thomas ?)
Sur la parole des autres, transmission de la parole de Jésus, ce qui avait commencé peut se déployer, ce qui était verrouillé s’ouvre. La Bonne Nouvelle de Jésus n’est pas arrêtée par sa mort parce qu’il est, lui, la Bonne Nouvelle, l’évangile de Dieu. Ce n’est pas une doctrine, des choses à croire, mais l’attachement à Jésus qui fait vivre. Il serait donc vivant…