30/12/2023

M. Amoudi, Les conditions idéales (roman)

 

Mokhtar Amoudi, Les conditions idéales, Gallimard, Paris 2023

 

Le Prix Goncourt des détenus 2023 a jeté encore un peu plus de lumière sur le roman de Mokhtar Amoudi, récit d’une adolescence en cité. Le décor est planté dès les premières lignes, une vie comprise par celui qui n’est encore qu’enfant : « Le cauchemar, il veut me tuer ! » « J’aime pas vivre, j’ai voulu casser ma tête. » « Je m’étais persuadé ; j’étais mauvais et inutile à tous puisqu’en temps de paix, on n’abandonne pas son enfant. On m’avait maudit à la naissance. / Je vivais une aventure étrange, celle de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance. »

A la toute fin, comme on écho, au moment de quitter l’enfance, on lit : « Partir c’est difficile, c’est mourir qui est simple. » Tout le texte est parsemé de formules bien frappées et contrintuitives, à l’encontre du moins des évidences, quand on ne sait pas déjà ce dont demain sera fait. « On ne naît qu’une fois, après, c’est trop tard. » On a plaisir à lire et du mal à lâcher les personnages, ne serait-ce que quelques instants.

Le récit est un peu à la façon de Kertesz ou de Match Point de W. Allen, comme si l’on ne savait pas, comme si les conséquences du choix ou du hasard de l’instant étaient inconnues, insoupçonnées. Dire oui ou non peut créer les conditions idéales. Idéales selon quel point de vue : celui d’une carrière de délinquant ou d’une sortie de la délinquance, celui de l’espoir qui rachète la vie cassée d’une mère ou justifie le travail d’une assistante sociale, celui d’une voie originale et propre que pourrait enfin choisir le jeune adulte. [Le personnage principal] « raconte de tout petits éléments qui change sa direction. Ça tient à pas grand-chose. Il n’y a pas de point de bascule, il n’y a pas de choix. Il ne choisit pas la mauvaise voie ou au contraire la bonne ; pour autant, il n’est pas victime d’un système, il est responsable de ce qu’il vit. » (A. Leiris) On n’est pas dans la leçon de morale, dans le jugement mais dans une volonté de nommer les choses ne serait-ce que pour se les approprier et essayer de comprendre. De ce point de vue, on pourrait parler d’un récit initiatique, apprentissage de la vie.

Qui aimer, comment aimer, à qui se fier, qui suivre, dans les pas de qui marcher ? Ce sont les questions que l’on entend derrière les barreaux, lorsqu’une incarcération met un coup d’arrêt, provisoire ou définitif, au cycle des infractions des jeunes détenus. Est-il possible de ne pas replonger ? Comment échapper à la maladie psychiatrique qui concerne tant de personnes marquées comme au fer par un traumatisme quasi héréditaire, frères, mères, enfants de l’ASE, etc. ? Est-il possible de choisir une autre vie, lorsque la vie des cités est tout de la vie, et tout autant lorsque la vie des quartiers plus favorisés socialement peut être mortelle, tellement, comédie sociale. Quelques pages décrivent ces autres milieux avec une espièglerie jubilatoire.

Il n’y a peut-être que les toutes dernières pages qui soient ratées. Pas sûr qu’on ait besoin de refermer tous les chapitres, de prendre des nouvelles de tous ceux que le texte a fait rencontrer, que l’on a aimés ou à peine remarqués, ignorés. En rester à Marx, discrètement sollicité, aurait fait une bonne conclusion.

Autant qu’on puisse en juger, rien n’est forcé, caricature ou poncif. L’Islam et Fouad l’Imam, sa bonté, la superstition et la désaffection de la foi, pénètrent l’ordinaire des jours autant qu’ils restent en définitive marginaux. Dieu n’est-il le nom que d’un impossible désiré ? Sa miséricorde qui lui donne un de ses noms peut-elle être sans cesse contredite dans les faits autant que dans les discours ? La vertu d’une religion ne réside-t-elle qu’en ce qu’elle permet d’échapper au pire, Dieu n’aime pas les jeux d’argent, la vengeance, et tant d’autres choses dont les interdits pourraient à courte échéance nous garder ?

Quelques questions qui rejoignent celles que le roman pose plus explicitement, y compris dans un effet miroir. « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez vous ? » Qu’est-ce qu’un bon roman, un « choc littéraire » ? Le lecteur ne peut guère se dérober.

29/12/2023

R. Franc, Je vais bien (roman)

 


Régis Franc, Je vais bien, Les Presses de la cité, Paris 2023


 

Ils sont nombreux ceux dont la vie, sans être horrible, ne permet pas de trouver le bonheur. Ce n’est juste « pas terrible », à tous les sens du terme, a priori banal. Est-ce de leur faute, comme s’ils avaient refusé de se faire jardinier de joie ? « Dire par le menu ce que furent leur vie, autrement qu’en mots convenus. Incapables d’explorer le détail, qui toujours est ce rien sans importance qui dit plus et mieux. Comme si leur vie, leurs jours ne valaient pas grand-chose et qu’il en soit ainsi pour les siècles. […] Je ne me sens aucun talent pour inventer […]. On n’entre pas dans la chambre des parents. »

Rupture de la transmission dans un monde ouvrier, ou plutôt du petit artisanat d’une ruralité sans richesses, mort de la mère alors que les enfants sont encore petits, incapacité des adultes à se mettre à hauteur d’enfants pour entendre, comprendre. Les profs comme les parents préfèrent crier, menacer voire frapper que se creuser la tête. Et l’enfant fait ce qu’ils font, ne pas se creuser la tête, quand bien même tout de la vie lui pose question, lui creuse la tête.

Cela pourrait faire une histoire de plus sur la faillite des familles, dont il est vrai, on ne sait pas bien ce qu’elles auraient dû ou pu faire de plus ou de mieux. Mais surtout, vient un temps où s’impose la suspension du jugement – qui sommes-nous pour juger ? –, pourquoi d’ailleurs faudrait-il juger ?

L’interdit de juger – et tu ne seras pas juger – s’oppose à un atavisme trop humain, réclame un effort pour être à hauteur… d’aïeux. Le recul cynique de l’auteur pourrait être le moyen de respecter l’interdit, meilleure façon de ne pas prendre les promesses non tenues de la vie en pleine figure et bricoler à son tour une existence si semblable dans ses différences mêmes, vie recommencée, un métier, des enfants. « Cette sensation d’avoir atterri nulle part et de n’être attendu par personne. [… Il] "aura de la chance" prédit la sage-femme. J’aime à le croire. »

Le cynisme n’empêche pas d’aimer ni de respecter. Au contraire, il permet de ne pas se faire une montagne des incompréhensions de sorte qu’il ne peut s’agir d’en vouloir à qui que ce soit et d’inventer la paix, d’aller et venir dans la paix. « Je vais bien », en définitive.