10/12/2013

Le pluralisme en théologie. Karl Rahner

« Le christianisme a à apprendre de la rencontre avec les autres religions du monde, non pas tant quelque chose qu’il aurait à importer de l’extérieur, mais comment devenir soi-même de façon beaucoup plus absolue et beaucoup plus décisive. Puisqu’il existe des idéologies modernes de la liberté, pourquoi le christianisme ne devrait-il pas découvrir qu’il peut rendre beaucoup plus vivant et beaucoup plus radical qu’il ne l’a fait jusqu’à présent son message de liberté ?
« Il est certain que le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation qu’il n’a jamais connue jusqu’à présent. Jusqu’alors, bien qu’il ait voulu devenir et être une religion mondiale, un message pour tous les peuples, il ne pouvait cependant puiser la vie qu’à une racine unique, peu importe que ce soit celle du cercle culturel juif ou celle de l’Occident gréco-romain. En revanche, sans rien renier de son origine historique, il doit maintenant devenir vraiment religion mondiale, prendre racine dans des cultures très différentes les unes des autres, et qui resteront probablement telles. […] Maintenant, le christianisme historique doit devenir historiquement suprarégional, et nous devons veiller à la façon dont il saisira cette chance extraordinaire. »
K. Rahner, Le courage du théologien, Cerf, Paris 1985, 223-224



Avant Vatican II, la situation de la théologie est assez simple. Les théologiens expliquent la pensée catholique qui fonctionne comme un système. Des thèses diverses peuvent certes exister sur un certains nombres de points que tous reconnaissent comme non décidés, mais, s’appuyant toute sur une philosophie issue d’Aristote et de Thomas, rien ne les distingue vraiment. La théologie est une comme la foi et l’Eglise.
A partir de la fin du XIXe siècle, on prend conscience qu’il y a une histoire du dogme. Contrairement à ce que l’on pensait, la foi n’a pas toujours été formulée identiquement ; ce qui est cru par tous, partout et depuis toujours n’est pas immuable ! C’est la crise moderniste dans les années 1905, traumatisante avec ses condamnations.
La crise est à nouveau vive dans les années 50 avec les condamnations de Lubac, Chenu, et tant d’autres, historiens de la théologie. Les tensions et déchirures issues d’un catholicisme intransigeant (intégriste ou traditionnaliste) sont un nouvel épisode de la rencontre conflictuelle entre histoire et dogme. La tradition, pour Mgr Lefebvre, c’est ce qu’il a appris de sa maman, qui le tenait directement du Christ. Boutade qui souligne la dimension anhistorique et affective de la foi, d’où l’incapacité d’entendre la moindre critique[1].
Le Concile Vatican II entérine les résultats d’une théologie historique dans ce que l’on appelle le retour aux sources, en liturgie, patrologie, dogmatique, et exégèse. Il interdit en principe le fixisme que l’on retrouve chez les fondamentalistes de tout poil.
Ainsi se fait jour un pluralisme théologique, non par des thèses contradictoires, mais par des manières différentes de présenter la foi, que l’on ne peut ramener à l’unité synthétique, d’autant que la diversité des disciplines théologiques et l’ampleur des connaissances ne sont plus maîtrisables par une seule personne.
La pacification œcuménique opérée par le concile modifie le regard sur la théologie des frères séparés. Ils ne sont plus les hérétiques qu’il faut combattre, mais offrent une autre présentation, que l’on doit écouter, de l’unique mystère de la foi.
Pluralisme dans la théologie catholique, pluralisme des théologies chrétiennes, pluralisme culturel ensuite, plus radical encore, dont les Pères conciliaires n’ont que fort peu conscience, même s’ils le vivent. Si la foi catholique est présente dans toutes les parties du monde et ne se dit plus selon les modèles occidentaux, ce que le concile perçoit surtout à travers les rites orientaux, alors l’européocentrisme qui donnait l’impression d’unité de la théologie vole en éclat.
Enfin, encore moins explicite au concile, mais cependant un de ses fruits, le pluralisme religieux. La théologie des religions qui considère que chaque religion peut constituer un chemin de salut, ne fait que régionaliser davantage la foi catholique. Il y a des vérités dans les autres religions, et il ne s’agit plus de baptiser tout le monde mais d’apprendre de l’autre ce qu’il dit de la vérité pour mieux entendre, à sa rencontre, l’authenticité de notre propre foi.
Rahner paraît l’un des premiers à prendre conscience de ce que devient la théologie confrontée au pluralisme. Loin de craindre le relativisme, comme Ratzinger, ou le choc des civilisations, il invite l’Eglise à ne pas se replier sur elle-même pour découvrir, au contact de l’autre, qui elle est, quelle est sa mission, ce que signifie l’évangile.
Il ne s’agit pas d’adapter l’évangile, encore moins de l’abandonner ; la compréhension de l’évangile est modifiée par la rencontre de différences irréductibles, inassimilables. Ainsi, si l’on peut très bien vivre avec un autre dieu, voire sans Dieu, et n’en être pas moins homme, du moins pas plus mal, à quoi sert l’évangile ? Nous sommes reconduits à la découverte de l’absolue gratuité de Dieu, déjà exprimée dans l’évangile mais tellement ignorée. L’évangile a encore à nous apprendre ce que nous n’avions jamais entendu, parce que les autres époques et contextes faisaient entendre autre chose. L’enjeu du dernier concile n’est rien moins que celui-ci : libérer les possibilités inouïes dont recèle l’évangile, du moins écouter pour de bon, pour aujourd’hui, l’évangile. Le chemin de la tradition passe par la nouveauté[2].




[1] L’opposition viscérale de l’Eglise au mariage pour tous relève de cette intransigeance, affectivement incapable de penser autrement qu’on l’aurait toujours fait. Le recours à une anthropologie philosophique, prétendue unique parce que fondée en raison, relève d’une idéologie datée, celle des Lumières. Pour proclamer l’universalité de la raison, c’est-à-dire du fonctionnement occidental de la raison, on a méprisé les autres cultures quand on ne continue pas à les faire disparaître.
[2] Ces thèmes ont été plusieurs fois envisagés par Rahner, par exemple dans des articles non-traduits des années 80 (Schriften zur Theologie XIV), mais aussi dans « Le pluralisme en théologie et l’unité du credo de l’Eglise », Concilium 46 (1969), pp. 93-112 et les deux premiers articles des Ecrits théologiques 7. 

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