31/10/2018

Heureux ceux qui pleurent ? (Toussaint)


Et si l’on prenait les béatitudes (Mt 5, 1-12) au sérieux. Et si nous cherchions à entendre ce que signifie le dynamisme, la mise en route de ceux que la vie brise. Et si nous devenions disciples, non pas seulement chrétiens parce que nous partageons des valeurs, mais attachés à Jésus parce que sa vie change les nôtres.
Heureux ceux qui pleurent, non pas de ce qui les fait pleurer ‑ c’est une évidence ‑ ce qui les blesse, les fait souffrir, les broient. S’ils sont heureux, c’est que pour eux, une porte est ouverte. La consolation est acquise, nous l’appelons résurrection. Dans la nuit, nous l’affirmons, une lumière a brillé. Les béatitudes, c’est la foi de Jésus qui lui permit d’aller à la croix sans haine ni ressentiment, par fidélité, par amour des hommes et de Dieu, c’est la foi de Jésus en l’amour de Dieu plus fort que le mal et la mort qui est affirmée, non pas comme une théorie, mais comme une force ici et maintenant. C’est fait… même s’il faut que nous soyons affligés pas les épreuves pour un peu de temps encore.
Peut-être parmi nous certains ne pleurent pas, ne sont pas affligés. Sont-ils bien sûrs de n’avoir pas aucune raison de pleurer ? Ont-ils vu mourir dans la mer les migrants ? Ont-ils rencontré des migrants une fois en Europe ? Il y en a si près de chez nous. Qui d’entre nous leur a parlé ? Ont-ils rencontré les victimes des pédocriminels ? Ont-ils vu les victimes de la pauvreté et des inégalités ? Comment ne pas pleurer alors que des milliers d’enfants meurent de faim au Yémen ? Qui d’entre-nous n’est pas atterré par ceux qui n’en peuvent plus de la vie ? J’arrête la liste. Et ils n’ont pas pleuré ? Ce n’est pas possible.
Nous sommes traversés, transpercés par le mal qui fait souffrir et pleurer. Si ce n’est pas personnellement, c’est par la compassion, le souffrir avec les autres. Dans la faiblesse, il est des moments où nous ne pouvons plus compter sur nous-mêmes pour en sortir. Nous sommes contraints de nous en remettre à d’autres. Cet acte de confiance, de foi, ouvre un passage. Heureux sommes-nous ! Cet acte de foi est en outre parabole de ce que nous vivons avec Dieu. Heureux ceux qui pleurent, heureux sommes-nous tous, parce que le renversement de l’histoire est déjà là.
J’en conviens, cela ne se voit pas. J’en conviens, pareille annonce ne change rien à la vie de ce monde. N’est-elle pas à ce point inopérante qu’elle vide de tout sens l’évangile et la résurrection ? Jésus n’a-t-il pas pousser le bouchon trop loin ? Ne lui suffisait-il pas d’affirmer quelques valeurs que nous partagions ? Pourquoi annoncer un nouveau monde, une ouverture dans le mal, la consolation des affligés, si cela ne se voit pas, si cela ne change rien ?
Il faut dire que dans notre monde, si le merveilleux fait encore recette, il a peu de chance de se voir, parce que nos lunettes scientifiques ou pseudo-scientifiques le renvoient à son non-être de mirage, un rêve, une illusion. Il n’est plus possible, comme dans un monde religieux, de voir Dieu et son action au coin de la rue. Nous restons avec nos douleurs, à pleurer, et c’est tout.
Cependant, même si le miracle est insensé, la présence des autres, je l’ai dit, sans rien changer à la matérialité des faits qui nous accablent, nous permet d’avancer, même jusqu’à la mort, mais vivants jusqu’au bout, debout. La présence des autres ne change rien à la situation et change pourtant tout. La présence des autres au cœur des larmes est consolation.
Si nous cherchons à voir Dieu, c’est dans ce type de présence consolatrice que nous pourrons le deviner, comme une parabole, ai-je aussi déjà dit. Une parabole, c’est une énigme. La lumière qui a déjà brillé dans les ténèbres et pointe encore est une énigme. Pour être déchiffrée, elle a besoin de notre sainteté. La consolation dans les pleurs est une énigme. Pour la déchiffrer, il nous faut prendre l’évangile et les béatitudes au sérieux.
La victoire de Jésus sur le mal ne change rien puisque le mal prospère. Ce n’est pas si évident. La victoire de Jésus nous convoque à la sainteté pour consoler ceux qui pleurent, laisser briller la victoire sur le mal, endiguer le règne des ténèbres. La victoire, c’est-à-dire l’évangile de Jésus, sa bonne nouvelle, nous engage à la sainteté.
La sainteté est le chemin qui perce l’énigme et indique Dieu. Elle confesse en acte la lumière déjà présente au bout de la nuit, au cœur de la nuit. Nous sommes convoqués à la conversion, à nous tourner vers une vie que nous ne pouvons vivre autrement qu’à espérer la fin de la nuit, des pleurs, des souffrances et violences. La sainteté est comme le cran-d’arrêt à l’emprise du mal. Elle est transformation de la manière de penser pour apprendre à compter sur les autres et ainsi compter sur Dieu. La sainteté n’est nullement la perfection, mais la reconnaissance de ce que, n’étant pas parfaits, seule la grâce, le don, la gratuité des autres, ou la gratuité elle-même, la grâce même, Dieu, vainc le mal et console définitivement.

2 commentaires:

  1. Oui, certainement, merci Père mais qui peut prende au cœur, prendre sur soi, ne serait-ce qu’un peu la douleur et l’accablement des autres? On est livré à soi même, seul à seul, d’autant plus que Dieu s’est dérobé du monde....

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    1. Est-on vraiment seul à seul, livré à soi-même ?
      Il y a des gens abandonnés de tous, c'est vrai. Nous sommes aussi souvent portés par les autres.
      Dieu n'intervient pas, se tait, c'est vrai. Mais certains sont attachés à lui de telle sorte que sa non-action dans le monde n'interdit pas de vivre la Providence.

      "La théologie de la Providence est indispensable parce qu’elle est la théologie du quotidien, de la présence de Dieu en la vie. Etant acquis que Dieu n’agit pas par intrusion dans l’histoire qui serait violation de l’autonomie des réalités terrestres, la Providence est ce que nous confessons lorsque, nous retournant - c’est une conversion -, nous comprenons la vie comme don, comme reçue. La Providence c’est l’expression de ce que l’homme reconnaît ne pas tenir sa vie de lui-même, qu’il se comprend et vit comme ouverture vers l’altérité. Il vit alors comme répondant. En répondant à la voix qu’est le visage d’autrui, autre Sinaï, comme dit Ricœur après Levinas, il répond d’autrui. La gratuité fonde la responsabilité.
      Les disciples sont des mendiants, ils ne pourront guère user de la force et du prestige pour parler de Dieu. Entre la splendeur de la vérité et le serviteur sans beauté, sans éclat, il y a un gouffre, sans doute deux interprétations opposées de l’évangile, qui expliquent bien des convulsions de l’Eglise. La Providence place les disciples sous le régime de la grâce et les fait prophètes de la gratuité ; ce n’est pas rien quand n’importe que ce qui vaut, est utile et rapporte, quand même les vertus sont appelées des valeurs !"

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