Et si l’on prenait les béatitudes (Mt 5, 1-12) au sérieux.
Et si nous cherchions à entendre ce que signifie le dynamisme, la mise en route
de ceux que la vie brise. Et si nous devenions disciples, non pas seulement
chrétiens parce que nous partageons des valeurs, mais attachés à Jésus parce
que sa vie change les nôtres.
Heureux ceux qui pleurent, non pas de ce qui les fait
pleurer ‑ c’est une évidence ‑ ce qui les blesse, les fait souffrir,
les broient. S’ils sont heureux, c’est que pour eux, une porte est ouverte. La
consolation est acquise, nous l’appelons résurrection. Dans la nuit, nous l’affirmons,
une lumière a brillé. Les béatitudes, c’est la foi de Jésus qui lui permit d’aller
à la croix sans haine ni ressentiment, par fidélité, par amour des hommes et de
Dieu, c’est la foi de Jésus en l’amour de Dieu plus fort que le mal et la mort
qui est affirmée, non pas comme une théorie, mais comme une force ici et maintenant.
C’est fait… même s’il faut que nous
soyons affligés pas les épreuves pour un peu de temps encore.
Peut-être parmi nous certains ne pleurent pas, ne sont pas
affligés. Sont-ils bien sûrs de n’avoir pas aucune raison de pleurer ? Ont-ils
vu mourir dans la mer les migrants ? Ont-ils rencontré des migrants une
fois en Europe ? Il y en a si près de chez nous. Qui d’entre nous leur a
parlé ? Ont-ils rencontré les victimes des pédocriminels ? Ont-ils vu
les victimes de la pauvreté et des inégalités ? Comment ne pas pleurer
alors que des milliers d’enfants meurent de faim au Yémen ? Qui d’entre-nous
n’est pas atterré par ceux qui n’en peuvent plus de la vie ? J’arrête la
liste. Et ils n’ont pas pleuré ? Ce n’est pas possible.
Nous sommes traversés, transpercés par le mal qui fait souffrir
et pleurer. Si ce n’est pas personnellement, c’est par la compassion, le
souffrir avec les autres. Dans la faiblesse, il est des moments où nous ne
pouvons plus compter sur nous-mêmes pour en sortir. Nous sommes contraints de
nous en remettre à d’autres. Cet acte de confiance, de foi, ouvre un passage. Heureux
sommes-nous ! Cet acte de foi est en outre parabole de ce que nous vivons
avec Dieu. Heureux ceux qui pleurent, heureux sommes-nous tous, parce que le
renversement de l’histoire est déjà là.
J’en conviens, cela ne se voit pas. J’en conviens, pareille
annonce ne change rien à la vie de ce monde. N’est-elle pas à ce point inopérante
qu’elle vide de tout sens l’évangile et la résurrection ? Jésus n’a-t-il
pas pousser le bouchon trop loin ? Ne lui suffisait-il pas d’affirmer
quelques valeurs que nous partagions ? Pourquoi annoncer un nouveau monde,
une ouverture dans le mal, la consolation des affligés, si cela ne se voit pas,
si cela ne change rien ?
Il faut dire que dans notre monde, si le merveilleux fait
encore recette, il a peu de chance de se voir, parce que nos lunettes scientifiques
ou pseudo-scientifiques le renvoient à son non-être de mirage, un rêve, une
illusion. Il n’est plus possible, comme dans un monde religieux, de voir Dieu et
son action au coin de la rue. Nous restons avec nos douleurs, à pleurer, et c’est
tout.
Cependant, même si le miracle est insensé, la présence des
autres, je l’ai dit, sans rien changer à la matérialité des faits qui nous
accablent, nous permet d’avancer, même jusqu’à la mort, mais vivants jusqu’au
bout, debout. La présence des autres ne change rien à la situation et change
pourtant tout. La présence des autres au cœur des larmes est consolation.
Si nous cherchons à voir Dieu, c’est dans ce type de
présence consolatrice que nous pourrons le deviner, comme une parabole, ai-je
aussi déjà dit. Une parabole, c’est une énigme. La lumière qui a déjà brillé
dans les ténèbres et pointe encore est une énigme. Pour être déchiffrée, elle a
besoin de notre sainteté. La consolation dans les pleurs est une énigme. Pour la
déchiffrer, il nous faut prendre l’évangile et les béatitudes au sérieux.
La victoire de Jésus sur le mal ne change rien puisque le
mal prospère. Ce n’est pas si évident. La victoire de Jésus nous convoque à la
sainteté pour consoler ceux qui pleurent, laisser briller la victoire sur le
mal, endiguer le règne des ténèbres. La victoire, c’est-à-dire l’évangile de
Jésus, sa bonne nouvelle, nous engage à la sainteté.
La sainteté est le chemin qui perce l’énigme et indique
Dieu. Elle confesse en acte la lumière déjà présente au bout de la nuit, au cœur
de la nuit. Nous sommes convoqués à la conversion, à nous tourner vers une vie
que nous ne pouvons vivre autrement qu’à espérer la fin de la nuit, des pleurs,
des souffrances et violences. La sainteté est comme le cran-d’arrêt à l’emprise
du mal. Elle est transformation de la manière de penser pour apprendre à compter
sur les autres et ainsi compter sur Dieu. La sainteté n’est nullement la perfection,
mais la reconnaissance de ce que, n’étant pas parfaits, seule la grâce, le don,
la gratuité des autres, ou la gratuité elle-même, la grâce même, Dieu, vainc le
mal et console définitivement.
Oui, certainement, merci Père mais qui peut prende au cœur, prendre sur soi, ne serait-ce qu’un peu la douleur et l’accablement des autres? On est livré à soi même, seul à seul, d’autant plus que Dieu s’est dérobé du monde....
RépondreSupprimerEst-on vraiment seul à seul, livré à soi-même ?
SupprimerIl y a des gens abandonnés de tous, c'est vrai. Nous sommes aussi souvent portés par les autres.
Dieu n'intervient pas, se tait, c'est vrai. Mais certains sont attachés à lui de telle sorte que sa non-action dans le monde n'interdit pas de vivre la Providence.
"La théologie de la Providence est indispensable parce qu’elle est la théologie du quotidien, de la présence de Dieu en la vie. Etant acquis que Dieu n’agit pas par intrusion dans l’histoire qui serait violation de l’autonomie des réalités terrestres, la Providence est ce que nous confessons lorsque, nous retournant - c’est une conversion -, nous comprenons la vie comme don, comme reçue. La Providence c’est l’expression de ce que l’homme reconnaît ne pas tenir sa vie de lui-même, qu’il se comprend et vit comme ouverture vers l’altérité. Il vit alors comme répondant. En répondant à la voix qu’est le visage d’autrui, autre Sinaï, comme dit Ricœur après Levinas, il répond d’autrui. La gratuité fonde la responsabilité.
Les disciples sont des mendiants, ils ne pourront guère user de la force et du prestige pour parler de Dieu. Entre la splendeur de la vérité et le serviteur sans beauté, sans éclat, il y a un gouffre, sans doute deux interprétations opposées de l’évangile, qui expliquent bien des convulsions de l’Eglise. La Providence place les disciples sous le régime de la grâce et les fait prophètes de la gratuité ; ce n’est pas rien quand n’importe que ce qui vaut, est utile et rapporte, quand même les vertus sont appelées des valeurs !"