L’ouvrage de Myriam Tonus, Ouvrir l’espace du christianisme est une introduction à l’œuvre de Maurice Bellet. Fallait-il parler de christianisme alors que Bellet, comme le rappelle M. Tonus, se méfie des « -isme » ? Les mots sont piégés. Ils importent que pour autant qu’ils permettent d’entendre la parole.
Le début de la deuxième partie met en place une grille de lecture de l’écoute à partir de la psychanalyse. Les « éléments » présentés deviennent théorie, et même vulgate analytique. Assurément, il importe de distinguer le bien et le mal, le vrai et le faux. Assurément, une autorité, comme ce qui assure et rend possible, est nécessaire. Assurément, la différence, les différences, structurent l’existence humaine et leur négation est toujours violence.
Cependant, cette grille n’est plus donnée, disponible, si jamais elle l’a été, sans cesse contredite dans la vie des humains. Ce dont elle parle n’existe pas comme idéal, ni même utopie, mais comme ce que l’on sauve de l’humain dans l’inhumain, ce par quoi l’on sauve l’humain de l’inhumain, ce que l’on récolte d’expérience après la traversée du mal. Pourrait desservir l’impression d’une mythologie analytique, encore décidément moderne, cartésienne, en contradiction avec ce que Freud prétend faire en humiliant la certitude.
L’ouvrage présente une ouverture, il ne la décrit pas seulement, mais comme l’œuvre de Bellet, il la pratique. Le texte de M. Tonus est une expérience d’ouverture, non seulement à la pensée de Bellet, mais plus encore à travers les enfermements auxquels Bellet propose une sortie.
Les citations de Bellet sont autant de pépites, introduites ou commentées. Outre la connaissance que M. Tonus a de Bellet et de ses travaux, le choix et l’enchâssement des citations indiquent l’ouverture. Comme un bouquet champêtre, composé avec ce qu’offre le hasard d’une balade, je ne voudrais pas perdre ces lignes, les paroles que M. Tonus donne d’entendre ou de réentendre.
Je ne retiens ici que celles concernant la foi et l’évangile, quelques-unes d’entre elles. Celles sur l’écoute, sur le monde contemporain, sur la traversée du mal mériteraient d’autres cueillettes, ce qu’on l’on appelle florilèges.
La parole de Bellet a autorité ‑ non pas institutionnelle, encore que ‑ parce qu’elle est écoute. A la suite de Jésus qui parle avec autorité, elle assure ceux qui l’écoutent dans leur désir de vivre malgré le mal, ne serait-ce qu’en les relevant ; elle témoigne que l’écoute de la parole de Jésus fait jaillir la vie ; elle se débrouille à laisser l’évangile être parole nouvelle, heureuse annonce.
J’en ai donné une comparaison fragile, mais peut-être utile ; c’est comme un cube dessiné au tableau noir, qui n’est pas du tout un cube, mais pourtant le rend présent à qui peut voir – sans voir. (Si je dis credo, p. 55 / MT 46)
La parole d’amour ne parle pas sur l’amour – sinon occasionnellement, et c’est d’ailleurs vite suspect quant au sérieux de l’amour ; elle parle amoureusement à l’aimé. La parole qui « porte » Dieu ne parle pas nécessairement de Dieu ; c’est même son plus grand piège. Elle parle « divinement » à l’homme. (Naissance de Dieu, p. 531 / MT 125)
Le visage du
ressuscité, c’est celui du crucifié ; sa parole est celle d’un amour qui
ne s’est pas tenu dans le cercle bienheureux de l’amour réciproque, mais qui
s’en est allé jusqu’au lieu de la violence extrême et qui s’est tenu là, jusque
dans l’angoisse et l’extrême douleur, sans pourtant que faiblisse le très
essentiel, sans que la destruction soit le dernier mot. Dans cet homme-là, le
lieu de l’amour, c’est l’abîme.
Et le sens que peut
prendre ici (je dis bien ici, en ce moment-ci, sans préjuger d’ailleurs ou
d’après) la résurrection, c’est que l’amour peut vivre jusque sur la croix,
après le procès infâme – et que donc l’amour vit, par-delà la grande mort.
Le procès, la crucifixion, le resurgissement, c’est la traversée de
l’abîme. Ce que dit cette parole, identique à l’être humain resurgi, c’est que
l’abîme n’est pas tout-puissant. (Le Dieu
sauvage, pp. 76-79 / MT 128)
La foi au Christ n’est pas une croyance, mais une mutation de l’homme. (Théologie express p. 58 / MT 130)
Jésus n’est pas une idée, c’est un style. C’est un déplacement de tout ce qu’il touche ; la religion, les rites, les croyances, les miracles, la loi, le temple. D’autres que lui faisaient des miracles ; il y a, dans les mythes païens, des dieux qui ressuscitent. Mais il y a sa manière à lui. (Le Dieu sauvage, pp. 98-99 / MT 130)
Cet homme est le grand JE, pas l’individu, pas le sujet singulier existentiel. […] JE où toute humanité communique, en sorte que le plus propre et singulier de chacun se connaît hors solitude – et donc possible – d’être ce JE dans l’union avec lui, qui elle-même ne m’est donnée que dans l’amitié et l’amour, le soin et le pardon que je donne à ceux qui me sont donnés. (L’extase de la vie, p. 56 / MT 131)
Alors commence d’apparaître qui si je dis : Christ est ressuscité, ou si je dis : aimons-nous les uns les autres, je dis la même chose, parce que le lieu de cet amour est l’abîme, quand l’abîme est traversé par l’homme resurgissant de la ténèbre. (Le Dieu sauvage p. 79 / MT 133)
Si cela est [la résurrection], ça se passe en Dieu. Mais comme Dieu, personne ne l’a jamais vu, il est également impossible de parler de la résurrection… (sans référence / MT 144)
Un homme s’est levé
parmi les humains qui osa risquer le tout pour le tout. Il crut l’impossible, il
crut que l’obscure puissance où git le destin des humains, elle était en lui,
qu’elle le traversait de part en part et qu’elle donnait la vie. Il a cru qu’il
était le vivant et que l’homme, en tout homme, n’est pas né pour la mort, mais pour
la vie. Il a cru que l’obscure puissance était en vérité lumière, un amour
passant tous les amours, la donation irrésistible qui pouvait tout
transfigurer, même l’intolérable, l’abject, l’en-bas. Il a cru pouvoir passer
par l’en-bas sans s’y détruire, sans que son esprit soit détruit, ce souffle
qui faisait de tout son corps la parole vive où pouvaient se nourrir les affamé
– la faim est le fond de l’homme.
Il est mort.
Quelques-uns ont
affirmé que sa mort n’était pas sa fin. Le souffle tombait sur eux comme un feu
du ciel et le grand Serviteur des humains revivait en eux. Ils se sentaient le
don et la force d’aller jusqu’aux confins du monde pour porter la nouvelle
inouïe ; nous sommes saufs de la mort, cette mort qui emplit la vie
elle-même, qui corrompt tout, qui fait des humains les meurtriers des autres et
d’eux-mêmes. La destruction n’est pas le dernier mot. Quelque chose commence
aujourd’hui, dans l’éternel aujourd’hui du Fils de l’homme, où tous les dieux
partent en fumée, où tous les pouvoirs sont subvertis, où la sagesse avoue sa
folie et où les hommes pieux sont bouleversés, quelque chose où le Dieu créé
par les humains se défait dans cette apparition inimaginable : le fascinant et
terrifiant s’est résolu en ce Visage d’homme où tout visage humain peut être
reconnu, en cette Parole où toute parole peut être entendue, où le moindre des
humains, enfin, a la dignité du Dieu par-delà tous les dieux.
Ainsi naît une humanité délivrée de l’enfer. (Translation p. 71 / MT 191-192)
C’est un changement de lieu, vers un autre ensemble premier de relations. Dès les évangiles, dès Paul et les autres, ce changement en en marche. On sait la critique, parfois féroce, que Jésus fait des hommes religieux de son temps. On sait comment la critique de la Loi menée par Paul bouge tout. Mais le plus fort est évidemment la mort du Christ. Ce qui meurt sur la Croix, c’est tout le divin tel que les humaines le pensent et l’imaginent. (Christ, p. 58 / MT 195)
Le peuple qui dit sa référence christique risque de l’enfermer dans ce qui détruit la relation où précisément c’est ce Christ qui aurait à parler. […] On peut s’en étonner, s’en irriter, mais c’est ainsi, sinon toujours, du moins en bien des cas. Dites : Christ, Evangile, Dieu, Eglise, et ce qui s’entend est tel que ces mots-là réduisent ou suppriment le lieu où ils pouvaient parler. Extrême paradoxe de la conséquence : pour les dire, il faut les taire. (Translation p. 230 / MT 201)
L’Eglise, c’est que je ne peux être seul devant Dieu. (La longue veille 187 / MT 202)
Peu à peu, pour moi, l’Eglise s’est déliée, détachée, de ce qu’à peu près tout le monde met sous ce mot. […] Le « sujet » de la mystique elle-même n’est pas moi, mais nous. Il n’y a pas d’âme et Dieu : il y a Dieu en nous. (La longue veille p. 187 / MT 202)
Si vraiment de cet homme a jailli le feu qu’il voulait voir s’allumer sur la terre, alors il est impossible que ceux qui entendu cette voix ne constituent pas un groupe à part : tout simplement parce que d’autres ne l’ont pas entendue et que ce qu’elle dit est d’une telle force que d’entendre ou pas fait une différence majeure. (Translation p. 177 / MT 203-204)
Celui qui nomme Dieu et celui qui ne le nomme pas peuvent s’éprouver proches, profondément proches, par leur façon d’habiter la vie, l’esprit de recherche et d’ouverture, le lien d’amitié qui se soutient par-delà toute prétention. En revanche, l’un et l’autre étrangers à ceux qui, paraît-il, sont de même conviction, opinion ou appartenance qu’eux-mêmes, en butte fréquemment à leur hostilité, et dans l’impossibilité de se faire entendre d’eux. Autre paysage, vraiment. (Dieu, personne ne l’a jamais vu, p. 74 / MT 204)
Si Dieu est, il n’est pour nous que dans la relation actuelle. Dieu est pour nous quand nous sommes à Dieu, c’est-à-dire quand se fait en nous l’émergence de cette humanité où l’amour est vainqueur du meurtre. Et si nous sommes chrétiens, Dieu est pour nous quand Jésus, le frère premier-né (celui qui parla le premier) devient Christ et Seigneur, « image du Dieu invisible ». Mais hors ce moment de lumière, Dieu retombe dans les constructions équivoques, au péril de la perversion majeure. (Le Dieu sauvage p. 179 / MT 227)
Ce que signifie Jésus-Christ, lui-même et en personne, c’est déjà que tout passe en l’être humain, en chacun, chacune et toute l’humanité. Il n’y a plus de puissance extérieure qui imposerait à l’homme sa loi. Ce n’est pas un constat tranquille ! Le croire, c’est un acte de foi, qui ne se vérifie que dans ce qu’il opère, jusque dans les moments de désespérance, quand la foi ne tient malgré tout qu’à la « fine pointe de l’âme », comme on disait autrefois. C’est là déjà le sens qu’on peut entendre à la formule « Dieu fait homme », puisqu’elle attribue à l’être humain ce qui relève de la puissance divine. Prodigieux déplacement, qui pose en quelque sorte au principe que l’écart entre Ciel et Terre est en nous… (Un chemin sans chemin, p. 100 / MT 228)
C’est à la fois le
réel de chaque jour et le très lointain. Nous restons, pour cette lumière, boue
et cendre. Ce n’est pas correction ou perfection acquises et possédées, c’est
toujours enfouissement, mûrissement, traversée.
La seule déviance à
absolument éviter serait cette prétention bouclée sur soi, qui nous rendrait
sourds et aveugles, comme cet étrange péché contre l’Esprit, dont la morale
ordinaire ne sait rien.
Il arrive à
certains de ne goûter que l’absence et l’épreuve.
Si quelqu’un se
trouve alors sans Dieu, sans pensée, sans images, sans mots, reste du moins
pour lui ce lieu de vérité : aimer son frère, qu’il voit.
S’il ne parvient
pas à aimer, parce qu’il est noué dans sa détresse, seul, amer, affolé, reste
du moins ceci : de désirer l’amour.
Et si même ce désir
lui est inaccessible, à cause de la tristesse et de la cruauté où il est comme
englouti, reste encore qu’il peut désirer de désirer l’amour. Et il se peut que
ce désir humilié, justement parce qu’il a perdu toute prétention, touche le
cœur du cœur de la divine tendresse.
« Ce n’est pas
sur ce que tu as été ni sur ce que tu es que te juge la miséricorde, c’est sur
ce que tu as désir d’être. »
Il n’y a pas d’homme condamné. (Incipit
p. 75-77 / MT 229)
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