24/11/2010

Dites, si c'était vrai...

« Saint Thomas en faisait la remarque à propos des relations de Dieu à la créature (De Potentia 7,11) : Il est nécessaire, d’une nécessité humaine, que nous nous représentions Dieu de telle ou telle manière. Et par une pente toute naturelle nous lui attribuons, comme déterminations intrinsèques, ce que nous concevons de lui. "Mais l’entendement comprend qu’il n’en est pas ainsi en réalité." » (S. Breton, Ecriture et révélation, Cerf, Paris 1979, pp. 137-138)

Ce ne sont pas seulement les images naïves de Dieu, populaires, que Thomas d’Aquin juge aussi nécessaires que fausses, ce sont aussi, et peut-être surtout, les concepts, élaborés, des philosophies et théologies, malgré leur prétention de se garder de toute contamination par l’imaginaire et les sensations. (Il précise en outre qu’il ne parle pas de ce que nous imaginons de Dieu, mais des relations de Dieu à la créature, de ce qui vient de Dieu, de Dieu en tant qu’il se donne, se découvre à la créature.)

Le discours sur Dieu n’est ainsi que récollection des images nécessaires et abandon dans l’instant de ce qui ne peut que rater la cible. Si Dieu était ce qu’on en pense, ne serait-il pas seulement ce que nous aurions construit ?

Et voilà qu’avec Noël se multiplient les représentations voire l’imagerie, nécessaires, de Dieu : l’enfant de la crèche, une visite de Dieu aux hommes dans l’histoire. De cela aussi l’entendement comprend-il qu’il n’en est pas ainsi en réalité ? La question, à l’âge du pluralisme religieux, plus encore qu’avec l’athéisme sans doute, se radicalise. L’incarnation n’est-elle pas aussi nécessaire et fausse, que tout ce que les religions ont exprimé et expriment de meilleur à propos de Dieu ? Est-elle un mythe, aussi faux que tous les autres, ou si l’on préfère, aussi vrai que tout ce qui ne peut se dire autrement que par le mythe dans toutes les religions du monde ? Pourquoi et comment pourrait-elle échapper au mythe ?

La fragilité de l’enfant ‑ étymologiquement celui ne parle pas ‑, alors même qu’il est La Parole, interdit les réponses péremptoires, assurées, définitives. Elles contrediraient ce que, au moins, l’on tient dans la vérité du mythe, la fragilité de l’enfant. Surtout, dans le cadre du dialogue interreligieux, elles n’exprimeraient que mépris de toutes les autres religions qui évidemment se trompent. Comment dialoguer si l’on sait déjà que les autres sont dans l’erreur et nous dans le vrai ?

Tous les mythes certes ne se valent pas ; certains ne font plus sens ou ne parviennent pas à mener leurs auditeurs à une humanité toujours plus grande. Même si le mythe chrétien est hautement rationnel, plus que beaucoup source d’un respect sans limite de la dignité humaine, reste que rien ne le justifie définitivement puisque c’est ce qu’il raconte qui est ce par quoi il y a justification. La crédibilité d’un mythe, d’une foi, est nécessaire certes à sa vérité, mais pas suffisante, et ne peut l’être, parce qu’il ne s’agirait plus d’une foi mais d’une gnose, une théosophie, un savoir. Le credo quia absurdum, traduction de la folie de la croix, dit-il autre chose ?

Si vérité il y a de ce que l’on tremble à appeler, mais qu’il faut bien appeler, le mythe chrétien, loin de la certitude d’un savoir apodictique (que d’ailleurs plus aucun scientifique ne réclame pour sa propre disciple où n’est vrai que ce qui n’a pas encore été falsifié), elle ressemble à celle d’un amour. De façon générale, le doute n’y a pas sa place, car l’on doute d’une affirmation qui se prétend savoir, pas d’une relation. Parfois, avec la relation, c’est la crise et tout vacille ; me trompe-t-il ? tient-elle vraiment à moi ? et si c’est un faux-ami, un traitre ? et s’ils ne m’aimaient pas ? Reconnaissons que rarement, peut-être jamais, l’on doute ainsi de l’amant, de l’ami, des parents ou des enfants. Il est peut-être malheureusement plus simple de les haïr que de douter d’eux.

Parfois encore, tenaillé par l’amour de celui qui est parti, de lui-même ou par la force des circonstances, on ne sait plus rien de l’autre, de son amour, et l’on demeure dans la nuit. Seule l’absence s’impose ainsi que le vide du tombeau. Et encore faut-il quitter ce vide ; abandonné, l’abandonner. L’amant, le fils, ne pourra pas être croisé ici, mais seulement dans l’ailleurs où il pourrait être désormais.

Si l’on veut bien sortir la foi du savoir, non pour aller à l’irrationnel mais pour entrer dans sa scandaleuse fragilité, celle de la croix, encore, elle revêt une force inattendue ; non une force qui supprime sa faiblesse ‑ la foi demeure un mythe parmi d’autres aux yeux du savoir ‑ mais une faiblesse qui ne craint rien parce qu’elle s’en est remis en tout à celui qui fortifie.

Nous ne sommes certes pas découpés en facultés étanches ; nos savoirs ne sont pas indépendants de nos relations amoureuses, amicales, filiales ou parentales. Et cependant remettre en cause ce que nous savons, comme scientifiquement, ne met que peu souvent en péril nos amours ; voir s’éteindre un amour ne nous rend pas ipso facto ignares là où nous étions savants. Ainsi, pouvons-nous demeurer dans l’interrogation la plus radicale quant à la vérité du christianisme, mythe parmi d’autres, et ne pas douter un instant que le crucifié dont nous allons célébrer la naissance meure martyr, témoin silencieux encore et toujours, de l’amour indéfectible de celui dont nous devons nous faire des représentations et dont pourtant nous savons qu’il n’en est pas ainsi en réalité.

Il ne suffit pas d’en revenir à Thomas, mortification du discours. Le crucifié dont nous allons célébrer la naissance, dans l’extrême de son « pour les autres » paraît s’évanouir ainsi qu’Abel, buée insaisissable, songe. On peut ‑ peut-être le faut-il, peut-être le doit-on par fidélité même à Jésus – demeurer comme hagard, stupéfait, incapable de se prononcer, dans l’émerveillement de la richesse ‑ tel un miroitement infini ‑ des expressions religieuses ; demeurer interdit devant la sape que le pluralisme opère, ne conservant du christianisme, au mieux, qu’une structure de vérité ­– le passage par la mort pour aller à la vie ‑ débarrassée à jamais du particularisme trop étroit et scandaleux ‑ comme unique nécessaire ‑ d’un juif palestinien du premier siècle ; demeurer hébété devant l’horreur et la violence d’intérêts qui s’imposent comme vérité, la seule tangible finalement, celle de la réussite, de l’argent et du pouvoir.

Dans sa gratuité, la fraternité seule, non pas, les frères ‑ ici et ailleurs, hier, aujourd’hui et demain, père, mère, enfant, amis ou amants, noirs, jaunes ou blancs, valides ou blessés, et même les ennemis peut-être ‑, pourraient nous attacher au frère universel à moins que celui-ci ne disparaisse derrière eux, ainsi que semble le suggérer l’évangile lui-même (Mt 25).

13/11/2010

La Sagrada familia, vocation de l'humanité

La consécration de la Sagrada Familia aura été l’occasion pour Benoît XVI de redire ce qu’est pour lui la famille. Cela aura été pour d’autres, l’occasion d’exprimer leurs désaccords, en particulier aux associations homosexuelles, dans un pays où le mariage entre deux personnes du même sexe est possible ainsi que l’adoption d’enfants par de tel couple.

Pour le Pape comme pour ses opposants, la famille demeure un modèle, curieusement ressemblant : contrat destiné à durer, entre deux personnes disposées à accueillir des enfants. Voilà un accord que l’on serait heureux de voir reconnaître d’un côté comme de l’autre.

On pourrait espérer un dialogue plus qu’un affrontement. Qui dit dialogue dit acceptation d’apprendre de l’autre un bout de la vérité. Cela vaut pour l’Eglise comme pour ses interlocuteurs. Et quand il s’agit de dialoguer sur des sujets qui sont censés opposer les partenaires, voilà qui relève de la plus haute virtuosité. Je dis « censé opposer » parce que ni dans l’Eglise, pourtant corps organisé, ni dans la société multiple plus que jamais, il n’y a une position, uniment partagée.

Depuis la naissance de Jésus, peut-être faudrait-il plutôt écrire, si l’on osait, depuis que Dieu est Dieu, la Sagrada familia, c’est la destinée de l’humanité, sa vocation. Il ne s’agit pas tant d’une cellule familiale historique, au 1er siècle de notre ère, dont nous ne savons pas grand-chose, surtout si l’on se rappelle que les évangiles de l’enfance n’ont guère de préoccupation historiographique. Feuerbach dénonçait la religion comme une simple anthropologie projetée dans le ciel. Nous garderons-nous de faire de la sainte famille de Marie, Joseph et Jésus notre idéal de la famille projeté dans le ciel ? Ainsi, la Sagrada familia n’est pas derrière nous, même comme modèle, elle est devant nous, comme appel, vocation, celle de la destinée de la famille humaine. Dans ces conditions, n’est-il pas scandaleux que la famille soit le lieu d’une opposition toujours plus implacable entre position officielle, sans être forcément majoritaire de l’Eglise, et nombre d’hommes et de femmes, parfois aussi catholiques convaincus ?

Si, depuis le dernier Concile, l’Eglise a appris le dialogue interreligieux et en est même la championne, sans rien abandonner de sa foi mais en apprenant des autres la vérité qu’ils découvrent par leurs propres chemins, ne devrait-elle pas aussi, sans rien abandonner de sa foi, découvrir ce que d’autres vivent de la vérité en matière de morale familiale et sexuelle ? On pourrait encore parler du dialogue œcuménique, qui lui aussi articule vérité catholique et écoute qui invite l’Eglise catholique elle-même à la conversion de sorte qu’elle exprime avec plus de justesse le cœur de sa foi. On n’imaginait pas il y a cent ans que dialogues interreligieux ou œcuménique pourraient aboutir à autre chose qu’au ralliement des interlocuteurs à la foi catholique, la seule vraie ; on constate qu’ils ont conduit l’Eglise catholique à une plus grande fidélité à sa propre foi. Si la Sagrada familia est la vocation de l’humanité, l’Eglise ne doit-elle pas tout faire pour servir ce dessein de Dieu ?

11/11/2010

Se rendre à la radicalité, horrible, de la croix

Théophilyon, Novembre 2010

Relecture du Verbe et la Croix de Stanislas Breton (Paris 1981)

Patrick Royannais

Il n’a pas revendiqué son droit d’être traité à l’égal de Dieu, mais il s’est anéanti, vidé de lui-même, jusqu’à la mort et la mort de la croix. Se pourrait-il que le commentaire d’un tel événement soit autre chose que l’ascension du « mont chauve » ? Pourrait-on ne pas rater le « dit » du texte à ne faire qu’expliciter un savoir voire une profession de foi ?

Commenter la kénose est une marche, une traversée à la suite du Fils, un exode kénotique. De quoi s’encombrerait-on ? Tout bagage est impedimenta tant le chemin est rude, tant l’eau est profonde. N’emportez rien pour la route ! Ce qui nous alourdit est ce que nous avons le plus de mal à abandonner. Le reste, nous l’avons déposé depuis longtemps. Mais ce à quoi nous tenons vraiment, à commencer peut-être par l’attachement à ce Fils et les justifications d’un tel attachement, et aussi tout ce qui nous rend possible de comprendre, de penser, sans parler des frères, sœurs, père et mère, voilà qui nous constitue si subtilement que nous ne savons pas nous en défaire, que souvent, nous ne pouvons pas même le voir, ne voyant que nous-mêmes. Il n’y a pas de jugement moral ici, seulement l’impossibilité de marcher qui oblige à tout quitter.

La pensée de Breton est un dispositif ou un procès dont on ne peut savoir a priori jusqu’où il mènera. La médiation de la croix introduit à une critique des plus radicales et quel chemin de croix pourrait ignorer l’horrible ? Nos certitudes y compris celles de la foi, voilà ce qu’il faut débusquer pour en être libérés et sans cesse recommencer la quête, l’ascension. Wohin ? interrogerait, étonné par l’insistance et la précipitation le croyant encore spectateur auquel Bach répond sans hésiter : Nach Golgotha.

Pourrait-on alors, devrait-on tout démonter, ne plus rien affirmer ? Non, évidemment, si l’entreprise est de démolition. Si, combien plus, s’il s’agit de se désencombrer, de se défaire de ce en quoi l’on se prend les pieds, s’il s’agit de ne rien revendiquer, à son tour, pour suivre celui qui s’est vidé prenant forme d’esclave. Renouvellement de la manière de penser qui n’est pas simple changement de pensée mais exercice spirituel.

(...)

31/10/2010

La sainteté (Toussaint)

La vie plus grande. La destinée humaine n’est pas humaine, non qu’elle soit inhumaine ; elle est divine. La vocation de l’homme c’est Dieu, non qu’il y ait quelque dévalorisation de l’humain que ce soit, mais que l’humain, dans ce que cela a de meilleur, n’est pas suffisant pour l’homme. Nous sommes à l’étroit dans notre humanité, même la plus haute. Et l’incarnation du Fils, si elle dit la dignité sans limite de l’homme, n’a pour but que de diviniser cet homme.

La vocation de l’homme, la nôtre, ce que l’on appelle la vie éternelle ou le salut, la sainteté ou l’illumination, c’est la divinisation. Nous ne sommes pas appelés à vivre demain en présence du Tout-puissant, heureux d’un sort de courtisans. Nous sommes dès aujourd’hui transformés, divinisés. Nous sommes participants de la nature de celui qui s’est uni à notre nature.

La vocation humaine c’est la vie de Dieu. Nous sommes ses enfants, ses engendrés et si un chat ne peut qu’enfanter un chat, un enfant de Dieu est dieu lui aussi. Cette divinité qui nous est conférée est adoption filiale. Il convient d’entendre à nouveau les quelques versets de l’épître de Jean :

« Voyez quel amour le Père nous a donné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! Si le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne l’a pas connu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. »

La résurrection n’est pas un prolongement, elle est une transformation, une divinisation, l’adoption filiale. Si elle n’est pas pleinement manifestée, elle n’en est pas moins déjà réalité : Nous sommes enfants de Dieu, nous sommes divinisés et c’est cela la vie éternelle. Enfants de Dieu, littéralement engendrés de Dieu. Nous ne sommes pas nés (seulement) de la chair ni du sang, comme le dit le Prologue de l’évangile de Jean. Nous sommes nés de Dieu, ses engendrés, et voilà pourquoi notre vocation, c’est la vie même de Dieu, et non le prolongement de notre vie humaine, trop humaine.

Cette vie divine ne saute pas aux yeux. C’est une histoire de manifestation, d’apparition, et pour voir, on ne saurait ausculter, objectiver. Celui qui dit je vois est un menteur. L’apparition est affaire d’engendrement, de reconnaissance du Père, ce que le Fils nous donne. C’est la relation qui donne de connaître, comme toujours en amour.

Qu’est-ce que cette vie plus grande dès maintenant, dans notre vie ? Qu’est-ce que la vie éternelle aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’être sauvé ? Qu’est-ce que la sainteté ?

D’un certain point de vue, cela ne se voit pas, cela ne change rien. Et rien d’étonnant à cela si l’humanité est par vocation divine, si l’humanité est comme en creux déjà capable du divin, déjà marquée par sa destinée, la trace de son créateur. Dieu ne pouvait créer l’homme, être spirituel à son image, sans déjà l’informer, lui donner forme divine. Tout ce qui est humain chez l’homme est déjà divin.

Ce qu’est la sainteté alors, ce n’est rien d’autre que ce qui est le plus humain, ce que l’évangile appelle le verre d’eau offert qui affirme, contre toutes les dénégations, la dignité de tout homme, et d’abord de celui que l’on refuse de reconnaître comme frère. Oui, un peuple immense, foule que nul ne peut dénombrer qui a visité le Christ en ses frères les plus petits, l’a vêtu, l’a nourri, sans même le connaître, le plus souvent. Vous me direz, cela en laisse pas mal de côté, nous peut-être, qui n’avons pas offert ce verre d'eau.

Et de fait, ceux qui ont offert le verre d’eau ont manifesté ce qu’ils sont eux et le frère désaltéré, à l’image du Dieu vivant, du Dieu saint, d’un prix inestimable, à la reconnaissance possible seulement dans l’amour.

La sainteté c’est encore la quête de celui qui visite l’homme pour l’élever à plus que lui, la saisie, même fragmentaire et confuse, de ce que l’homme, est visité par plus grand que lui, que seule une vie éternelle honore ce qu’il est. La sainteté, c’est l’attente amoureuse, amicale, fraternelle ou filiale, repérable seulement dans la blessure d’un manque. Là encore, foule immense de ces chercheurs, ceux qui ne savent pas déjà qui est Dieu, qui ils sont, ce que Dieu attend d’eux et qui ne peuvent que chercher, foule immense et heureuse de ceux qui cherchent Dieu.

Sont-il chrétiens ? sans doute. Mais pas seulement. Le dialogue interreligieux le montre. On attribue à Jean de la Croix ce mot : Pour aller où tu ne sais pas, va où tu ne sais pas. Nous savons où nous ne devons pas aller pour la vie plus grande, mais cela ne suffit pas à dire où nous devons aller. Dès lors, tous les chemins connus sont mauvaises pistes. Qui s’en étonnerait puisque le vent souffle où il veut, que nous pouvons entendre sa voix mais nous ne savons ni d’où il vient, ni où il va.

Impossible d’enfermer celui que nous cherchons dans l’idole de mains humaines ou dans le concept, fût-il celui du dogme. L’idole, c’est la fontaine, l’adduction, prise pour la source. La sainteté, c’est aujourd’hui, ce chemin, le Christ, ouvert devant nous pour que nous recevions ce à quoi dès l’origine du monde nous sommes destinés, la vie avec Dieu. La sainteté, c’est ici et maintenant la vie avec Dieu. Comment voulez-vous que si nous vivons déjà avec lui, une telle vie ne soit pas éternelle ?


Textes de la Toussaint : Ap 7, 2-4. 9-14 ; 1 Jn 3, 1-3 : Mt 5, 1-12

30/10/2010

Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu (31ème dimanche)

L’homme est trop petit. Ce à quoi il est appelé est très grand pour lui. Il tente de monter sur des monceaux d’argent ou sur son sentiment de justice. Le Seigneur lui montre des enfants. Il s’élève en s’appuyant sur son travail ou sur ses œuvres, le Seigneur passe devant un aveugle mendiant. C’est à ceux qui ressemblent aux enfants qu’appartient le Royaume ; et au mendiant il est dit : « retrouve la vue, ta foi t’a sauvé ». Au centre de tous ces épisodes que je ne fais qu’évoquer, on interroge Jésus : « Qui peut être sauvé ? » « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. »

Voilà résumé le chapitre 18 qui précède la rencontre de Zachée. Pour cet homme, pas plus que pour les autres il n’y a de possibilité de salut. C’est en vain qu’il monterait sur ses richesses pour s’élever ; il sait bien d’ailleurs qu’il est de petite taille. Nous autres lecteurs le savons aussi : au début de l’évangile de Luc, le magnificat avait prophétisé, « il élève les humbles, renvoie les riches les mains vides ».

La disproportion de la taille et des richesses de Zachée semble la signature de son injustice. Mais pour l’homme riche du chapitre précédent, qui avait observé tous les commandements, cela n’allait pas mieux, au contraire. L’homme devient tout triste en rencontrant Jésus à la différence de Zachée qui, lui, le reçoit avec joie. Il y a celui qui peut dire « j’ai tout fait » et qui en crève, étouffé ; il y a celui qui ne fait rien, si ce n’est monter dans un arbre, comme un singe, bien loin de l’homme.

Ce faisant, Zachée reconnaît qu’il est petit ; il fait avec sa petitesse, il ne se prend pas pour un juste à la différence de ceux auxquels Jésus pense quelques versets plus haut et pour lesquels il raconte la parabole entendue dimanche dernier du pharisien et du publicain, de l’homme heureux de sa vie et de l’homme qui se reconnaît pécheur. Entre l’homme riche et Zachée, c’est le même écart, le même contraste. Seul changement, ils sont riches tous les deux, très riches. Pourquoi donc Zachée n’est-il pas renvoyé les mains vides ? Pourquoi peut-il entrer dans le Royaume, être sauvé ?

Avec lui, l’impossibilité pour les riches d’entrer dans le royaume, plus radicale encore que celle pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille, est contredite. Puisque pour Dieu est possible ce qui ne l’est pas pour l’homme, c’est que c’est Dieu qui est à l’origine du salut. Et n’est-ce pas effectivement Dieu lui-même, « Dieu sauve », Jésus, qui entre dans la maison de Zachée ?

Aujourd’hui. L’adverbe revient deux fois. Actualité du salut qui n’est pas pour demain, qui n’est pas pour la vie après la mort, qui est certes pour la vie éternelle, à condition de comprendre que dans cette existence de chaque jour que nous recevons de la grâce de Dieu, la vie éternelle est déjà commencée. Cet aujourd’hui est celui du Seigneur, c’est lui qui le prononce, c’est lui qui fait de ce temps son aujourd’hui, l’aujourd’hui du salut, l’aujourd’hui de Dieu. Le Seigneur passe en nos vies, et c’est aujourd’hui le temps de la vie.

Et dès que le Seigneur s’adresse à Zachée, celui-ci est debout. Plus besoin d’arbre ni de singerie, la stature de l’homme relevé est atteinte. Avec Jésus, l’homme n’est plus trop petit pour la vie promise. Debout, c’était l’attitude du pharisien qui se croyait juste, c’est celle de l’aveugle mendiant que Jésus vient de guérir. Le pharisien était debout mais encore trop bas, de sa petite hauteur ; le mendiant et Zachée n’ont pas décidé d’avance ce qu’était le bonheur, ils le reçoivent aujourd’hui, sans préméditation, ils sont menés à la générosité de celui qui est don et fait entrer dans la surabondante gratuité. Et Zachée devient aussi prodigue que son sauveur, il gaspille son bien parce que vivre c’est cela, ne plus rien avoir pour ne pouvoir que recevoir.

Vivre grand, à la taille même de Dieu, vivre sans mesure, démesurément, plus qu’immensément, infiniment, éternellement, divinement. Vivre non pas à la mesure de nos vertus aussi grandes soient-elles mais encore trop petites car notre destinée n’est pas humaine, elle est divine, et non pas pour demain, mais pour aujourd’hui. Celui qui singe l’humanité par sa pratique de l’injustice et la confiscation des richesses ne risque guère de croire en ses vertus. C’est si l’on peut dire l’avantage de Zachée sur l’homme riche. La vertu est triste, elle laisse dans un hier désespérément nostalgique, j’ai tout fait et j’en suis mort. Le vice et la débauche sont coupables, mais dans la jouissance qu’ils singent souvent, qu’ils caressent aussi, ils peuvent être le creuset du bonheur.

Jésus veut demeurer chez Zachée lors de son passage. Il passe pour demeurer chez nous. On ne demeure avec lui qu’à passer, à passer aussi par la mort. Dépouillement de notre grandeur, importante ou petite, de nos richesses quelles qu’elles soient. Il élève les humbles.

Textes du 31ème dimanche : Sg 11, 23-26. 12, 1-2 ; 2 Th 1, 11-12. 2, 1-2 ; Lc 19, 1-10

15/10/2010

La prière n'est pas une demande (29ème dimanche C)

Ne pas se décourager dans la prière. Voilà le but de la parabole que nous venons d’entendre, d’après le verset qui l’introduit. Mais qu’est-ce que la prière ? S’agit-il d’une demande comme on le pense spontanément et comme la parabole le laisse entendre ? S’il en allait ainsi, Dieu apparaîtrait comme le juge inique qui finit par exaucer la demande pour qu’on cesse de lui casser la tête, Dieu serait présenté comme un juge, ce qui est tout de même bien éloigné de ce que dit Jésus de son Père, de surcroît un juge inique ! Comment Dieu pourrait-il être dit par Jésus lui-même juge inique ?

Si le texte prend le temps de souligner que c’est la persévérance qui est visée par la parabole, ne serait-ce pas parce qu’il faut se méfier de la comparaison avec le juge inique, parce qu’il faut se méfier aussi de la conception de la prière comme demande ?

Qu’est-ce que la prière alors si elle n’est pas bien dite par la demande ? Prier, c’est comme le fait cette veuve, vivre sous le regard d’un autre. Cette attitude existe si souvent. Si souvent, toujours, nous vivons sous le regard d’un autre. Vivre sous le regard de Dieu n’a rien d’extraordinaire ; tous nous avons l’expérience, plus ou moins libérante, de vivre sous le regard de l’autre. Et si souvent nous avons peur de ce regard, au point de penser que Dieu lui-même pourrait-être représenté par un juge inique. Reconnaissez que s’il en est ainsi, on ne peut rien comprendre à la prière !

Il faudrait donc penser la prière comme l’attitude de vivre dans la confiance sous le regard de l’autre, un regard qui libère quoi qu’il en soit des apparences. Il sera possible de penser que la prière est une aliénation, mais une vie sous le regard de l’autre n’est pas forcément aliénation. Nous le savons dans les relations humaines, nous pouvons l’imaginer, le croire aussi de Dieu.

La veuve parle bien de la prière parce que, quel que soit le juge, même inique, elle refuse de trouver en elle ce qui lui rendrait justice. Elle ne risque pas de le trouver dans ses proches, puisqu’elle est seule, veuve. Elle ne peut compter que sur un juge, même inique, et sur elle-même. Mais elle choisit précisément de compter sur l’autre, même inique, puisqu’elle ne peut compter sur elle.

La prière est cette attitude qui consiste à vivre sous le regard du seul qui peut rendre justice, mieux, du seul qui peut rendre juste. Prier, c’est vivre sous le regard du seul qui justifie. Ne pas compter sur soi, fondamentalement, non que bien des choses dépendent de nous, mais que la justice, la justification, seul Dieu en est l’auteur, seul lui libère de tout ce qui opprime, y compris le mal, dont on réclame justice. Et les versets suivants présentent une autre parabole, dont le texte souligne qu’elle est à l’adresse de ceux qui se flattaient d’être des justes. Voyez que l’on a notablement ouvert la définition de la prière comme demande.

Il ne s’agit pas de demander quelque chose, l’attendant d’un fonctionnaire tatillon, d’un juge inique ou d’un magicien qui résout nos problème d’un coup de baguette magique, mais de se mettre dans l’attitude de l’accueil de ce qu’il est seul à pouvoir donner, la vie bienheureuse, lui-même qui est la vie, la vie bienheureuse.

Alors pourquoi la persévérance ? Parce que justement, la prière n’est pas une action, une activité. Sans quoi, comment pourrions-nous répondre à l’ordre de l’Apôtre de prier sans cesse ? La prière n’est pas un truc à faire, un texte à réciter, une bougie à éclairer, une demande ou une action de grâce, une messe ou que sais-je encore. Elle est cette attitude qui vise à vivre sous le regard de Dieu qui seul justifie. Nous imaginons souvent qu’on ne prie pas assez comme s’il s’agissait de trucs à faire. Nous aimons imaginer cela pour ne surtout pas entrer dans l’attitude qui consiste à vivre sous le regard de Dieu, dans l’attitude qui consiste à ne pas compter sur nous pour la justice, pour la libération, pour le bonheur, pour la vie.

Il y a une autre raison à la persévérance, ou plutôt, une autre manière de dire la même chose. S’il faut persévérer, c’est parce que la vie, la justice, la justification par Dieu, cela ne saute pas aux yeux. Le silence de Dieu, son inaction, le fait apparaître comme un juge inique qui ne répond que lorsqu’il en a assez de nous ! S’il faut persévérer, c’est parce que son silence est une épreuve. Il nous manque, le seul qui justifie. Et dans la persévérance, plutôt que de désespérer de Dieu ou de le croire comme un juge inique, nous creusons en nous le désir de lui, nous persévérons à le croire comme celui sous le regard duquel nous sommes vivants.

La prière excite en nous le désir de Dieu, écrivait Augustin. On comprend qu’il s’agisse de persévérance, de creuser le désir, la soif, loin de faire de la prière une demande et de Dieu un juge inique. Je cite Augustin :

« Pour nous faire obtenir cette vie bienheureuse, celui qui est en personne la Vie véritable nous a enseigné à prier. Non pas avec un flot de paroles comme si nous devions être exaucés du fait de notre bavardage : en effet, comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire. […]

Il sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Alors, pourquoi nous exhorte-t-il à la prière continuelle ? Cela pourrait nous étonner, mais nous devons comprendre que Dieu notre Seigneur ne veut pas être informé de notre désir, qu’il ne peut ignorer. Mais il veut que notre désir s’excite par la prière, afin que nous soyons capables d’accueillir ce qu’il s’apprête à nous donner. […] Nous serons d’autant plus capables de le recevoir que nous y croyons avec plus de foi, nous l’espérons avec plus d’assurance, nous le désirons avec plus d’ardeur. »

Textes du 29ème dimanche C : Ex 17, 8-13 ; 2 Tm 3, 14-17. 4, 1-2 ; Lc 18, 1-8

02/10/2010

Dieu tout-puissant ? (27ème dimanche)

Quelle efficacité de la prière ? Voilà la question posée par notre première lecture (si l’on peut encore parler de lecture tant le texte est martyrisé par le lectionnaire). Quelle action de Dieu en ce monde ? Dieu débarque-t-il pour nous tirer de l’angoisse ? La première lecture ne l’envisage même pas. Le prophète réclame la justice, il n’en désespère pas mais ne peut que constater que le Seigneur reste silencieux au point de paraître l’allié du méchant.

Le monde s’est vidé de ses dieux. Avec la science, l’enchantement d’un monde habité par les puissances d’en haut s’est effacé, nous laissant seuls, désespérément seuls, confrontés comme le prophète à la violence et à l’attente, à l’espérance d’une justice. Le désenchantement du monde est au moins aussi vieux que la tradition prophétique qui dénonce de manière viscérale l’injustice et le silence de Dieu devant l’injustice, qui laisse prospérer le méchant et mourir le juste. Ainsi le psaume : Lève-toi, pourquoi dors-tu, Seigneur ? Réveille-toi, ne rejette pas jusqu’à la fin ! Pourquoi caches-tu ta face, oublies-tu notre oppression, notre misère ?

C’est bien parce que Dieu ne répond pas, qu’il faut attendre une justice qui ne soit pas la rétribution immédiate, non que la revanche sera prise dans un autre monde, mais qu’il faut attendre une intervention de Dieu, radicale, nouvelle alliance. C’est le premier Testament qui appelle lui-même, et explicitement, une nouvelle alliance parce que le monde est trop violent, trop immonde, parce que les humains sont trop inhumains.

Et c’est plutôt nous, témoins de la nouvelle alliance, qui sommes dans l’embarras. Nous proclamons la réalisation de la nouvelle alliance, et rien a changé. Le cri du prophète reste d’actualité, et voilà le scandale. Peut-on encore espérer de Dieu quoi que ce soit ? C’est la provocation des gens au pied de la croix telle qu’on peut la lire dans le Psaume 22 : Qu’il le sauve, qu’il le libère puisqu’il est son ami !

Et Dieu n’est pas intervenu, et le Fils est mort seul, abandonné, ainsi que le dit le même psaume repris lui aussi par l’évangile : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Dieu pouvait-il d’ailleurs intervenir ? Lui serait-il possible de donner de faire n’importe quoi comme déplacer une montagne ou planter un arbre dans la mer ? Dieu peut-il être Dieu si, au nom de se toute puissance il peut faire n’importe quoi ? Oh certes, on n’a pas manqué de théologiens, y compris au moins un docteur de l’Eglise, pour affirmer telle bêtise. Mais Dieu est-il encore Dieu s’il peut faire n’importe quoi ? Pas seulement n’importe quoi, mais aussi sauver le fils ou secourir le pauvre, l’humilié ?

Et si l’abandon du persécuté, hier comme aujourd’hui, le Fils sur la croix comme l’enfant qui meurt de faim ou celui qui souffre de la guerre, était justement la seule chose que Dieu peut faire. Lorsque son peuple, son propre peuple est exterminé, Dieu se tait. Et vous voudriez voir dans telle guérison, dans tel événement non expliqué et donc miraculeux, la preuve de son action ? Si Dieu peut faire quelque chose, qu’il pare au plus urgent, qu’il sauve le juste persécuté, le Fils, l’enfant qui meurt, tous les enfants qui meurent. On verra après pour la guérison d’un handicap à Lourdes ou son intervention pour me convertir !

La toute puissance de Dieu, c’est l’abandon de la force pour désarmer le mal. La toute puissance de Dieu, c’est la passion de celui qui ne se dérobe pas au pire. Lorsque Dieu affronte l’inhumain, sa puissance de vie le divinise et ainsi le rend à son humanité, plus grande, si belle : voici l’homme. Si Dieu agit, et il agit comme le dit encore notre psaume 22, c’est dans la passivité, ou plutôt dans la simple présence qui ne fait rien, mais qui transfigure et renouvelle la face de la terre.

Nous rêvons d’aller planter des arbres dans la mer, nous voulons en faire l’indice de notre foi, ne nous rendant pas même compte que nous caricaturons et raillons le cœur même de notre foi. Nous sommes seulement invités, convoqués, appelés à rejoindre là où il se tient le Dieu qui fait toute chose nouvelle. Ne pensons pas que Dieu se tait quand il se dit par sa présence. Ne rêvons pas que Dieu est là sauf où l’on meurt.

Si si peu d’entre nous partagent la foi, c’est aussi et fondamentalement parce que Dieu n’est pas le magicien dont on rêve pour régler les problèmes, parce que la prière, ça ne marche pas. Avec la mort en croix du Fils, le monde est à jamais désenchanté. Et ce n’est pas un hasard si les histoires de sorciers font recette alors que la foi qui renverse l’idole de la magie s’effondre. La présence de Dieu dans nos histoires, humaines et inhumaines, est bien plus que tout ce que nous osons demander. Dieu se tient là où nous sommes, dans la joie de la fête et dans l’abandon de la souffrance et du mal, de la mort. Sa présence est résurrection. Quelle efficacité ! Mais qui pourrait ressusciter sans mourir ?

C’est parce qu’il faut mourir pour vivre, chaque jour, que la prière ne marche pas, que les arbres ne se plantent pas dans la mer. C’est parce que Dieu n’est pas magicien, que ce qu’il offre n’est pas le mieux attendu mais sa propre vie, la divinisation, de l’humain et de l’inhumain, du monde et de l’immonde. C’est parce que Dieu se tient présent, quoi qu’il arrive, qu’il est le tout-puissant.

Textes du 27ème dimanche C : Ha 1, 2-3, 2, 2-4 ; 2 Tm 1, 6-14 ; Lc 17, 5-10

24/09/2010

Pourquoi croyons-nous ? (26ème dimanche)

« S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus. »

Que signifie être convaincu ? On parle ici de vérités de foi, de celles que Moïse et les prophètes proclament. Si la proclamation des prophètes est sans effet, le merveilleux et l’extraordinaire d’une résurrection n’y fera rien. Qu’est-ce qui convaincra celui qui ne veut pas écouter Moïse et les Prophètes ? Est-ce que ceux qui partagent la foi, telle qu’elle trouve à s’exprimer dans le service du plus pauvre et le partage des richesses, ont été convaincus ? Et par qui ? Par Moïse et les prophètes ? Par une résurrection, celle de Jésus par exemple ?

Comment savons-nous ce que nous croyons ? S’agit-il de conviction, de certitude ? Avons-nous étés emportés par le merveilleux de quelque miracle ? Est-ce que le caractère de ce qui échappe à l’ordre naturel des causes constitue l’indice du surnaturel, voire sa preuve ? Faut-il effectivement revendiquer l’extrémisme de la formule credo quia absurdum, je crois parce que cela n’a pas de sens ?

Savons-nous pourquoi nous sommes convaincus de notre foi ? Savons-nous ce qui fait de nous des croyants ? Oui et non.

Nous le savons au sens où nous le réfléchissons, nous le passons au crible de la raison. Notre foi ne peut que ressortir plus pure d’une meilleure connaissance de ce qu’elle propose comme compréhension du monde et de la vie de l’homme, moins dupe de ses connivences, pas toujours flatteuses, avec les peurs infantiles et névrotiques, avec les pratiques magiques et rituelles. On ne pourra contester la rationalité de la foi chrétienne. Et il n’y a ici rien d’étonnant si, comme le dit l’évangile de Jean, le Verbe s’est fait chair, le logos est venu chez les siens, logos que l’on traduit certes par parole, mais aussi par raison voire mesure et proportion.

Oui, nous savons pourquoi nous croyons, et non seulement parce qu’il y a peut-être guère de proposition de monde plus brillante que celle de la foi chrétienne, mais aussi, parce que cette proposition de monde ne réside pas seulement en un savoir, un système, une idéologie, mais est dans le même temps, une pratique de la charité. Se pourrait-il qu’échappe à la vérité une foi qui fait du service du frère un devoir, qui commande de faire en sorte que tout homme puisse trouver en nous un prochain ?

Ainsi, si nous sommes chrétiens, disciples du Seigneur, c’est bien parce qu’est hautement rationnelle et humanisante la manière que propose l’évangile d’habiter le monde, avec et pour les autres, dans des institutions à sans cesse vouloir plus jutes afin que tous soient heureux, que tous aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance.

Et cependant, nous ne savons pas dire pourquoi nous sommes croyants. Il ne suffit pas d’être rationnel et humanisant pour être vrai ; pourquoi autrement, tant d’hommes et de femmes ne s’y rangeraient-ils pas ? Les non croyants ne seraient que sots ou de mauvaises foi ? Il ne suffit pas d’être rationnel et humanisant. La preuve, les contre-témoignages à l’évangile de l’Eglise elle-même. Et ce n’est pas par manque d’arguments que l’on nous ressort sans cesse l’inquisition et les croisades, mais bien parce que ces pages sombres, comme bien d’autres aujourd’hui encore, dont certaines défrayent la chronique, mettent à mal la vérité de la foi, ce qui fait que nous sommes convaincus. Comment l’évangile pourrait-il prétendre à quelque vérité si les disciples de cet évangile peuvent être les suppôts du crime et du mal ?

Non, nous ne savons pas pourquoi nous sommes croyants. Rien ne justifie l’évangile aussi justifié qu’il soit, parce que c’est l’évangile qui justifie. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes disciples, comme nous ne savons pas pourquoi nous aimons nos enfants, notre conjoint, notre famille, nos amis. L’amour oblige, s’impose, comme à notre insu, sans d’ailleurs que cela nous prive de notre liberté.

Certes, nous pouvons ne pas aimer tout ce monde, et cependant nous aimons les autres parce qu’ils sont là, avec nous. Et il y a du maladif à ne pas pouvoir spontanément aimer. Nous aimons parce que l’amour est la vérité de la relation. Nous croyons parce que l’amour est la vérité de la relation de foi aussi.

En ce sens, fondamental, nous croyons pour rien. Un rien qui veut dénoncer le caractère trop court de toutes les raisons, même les meilleures. Cela ne sert à rien de croire, non que ce soit inutile, mais que, comme l’amour, c’est l’absolue gratuité qui s’offre. La rose est sans pourquoi, elle fleurit. Il en va ainsi de la foi.

Nous sommes croyons, parce que c’est lui, parce que c’est nous. Il s’est offert pour faire de nous ses amis. Comment l’enverrions-nous paître dès lors que nous avons entendu sa proposition, sa déclaration d’amour ? Nous croyons, nous l’aimons parce que lui le premier nous a aimés. Nous croyons parce que lui, et c’est tout, non pas la fin de la réflexion, mais la totalité de l’amour.


Textes du 26ème dimanche C : Am 6, 1-7 ; 1 Tm 6, 11-16 ; Lc 16,19-31