L’année Greco s’ouvre ces jours alors que le 7 avril, il y
aura quatre cents ans que mourrait à Tolède Domenico Theotokopoulos, dit El
Greco.
A la fin du 16ème siècle et la première moitié du 17ème, l’Espagne comme toujours est un pays de forts contrastes. On voit en même temps la police de l’implacable
Inquisition imposer ses lois et le génie qui s’en joue. Il y eut des vies
broyées. Il y eut l’éclosion de personnalités d’exception. On fêtera l’an
prochain les 500 ans de la naissance de Thérèse d’Avila ; il y a Jean de
la Croix, il y a Le Greco.
Est-il légitime de mêler ainsi tous ces noms ? Y a-t-il
pour les rapprocher plus que la chronologie ? Souvent, on oppose à la
tyrannie inquisitoriale la liberté que seul un rejet de l’Eglise rend possible.
On a fait du Greco un peintre de la Contre-Réforme, petit soldat catéchiste ou
bien un homme qui prenait ses distances par rapport à la foi par l’émergence
d’une libre pensée. Thérèse, Jean, El Greco, et tant d’autres, ont cherché
seulement, si l’on peut dire, à être d’authentiques disciples du Christ. Ils
étaient attachés à l’Eglise. C’est pour cela que les premiers voulaient une
réforme. Ils ont emprunté le chemin de la mystique, critique radicale de toute
possession de la vérité divine, quête vive et enflammée de cette vérité.
Faut-il faire aussi du Greco un mystique ? Assurément,
il n’avait rien de l’ascète. Il ne cherchait nullement à réformer l’Eglise d’Espagne.
Etranger en terre de Castille, marginal en un sens, père célibataire, amateur
de musique, importateur d’une conception de l’art venue de Rome, Venise et de
sa Crête natale, il ne pouvait que se tenir à l’écart des conventions. Il n’est
jamais devenu le peintre courtisan que cherchait Philippe II ; cela lui
était impossible. Pour cet intellectuel, la critique était un art de vivre et
la liberté une boussole. Le Greco ne s’aliéna à aucun pouvoir, politique ou
religieux, et leur tint même la dragée haute.
Le Greco est simplement un croyant, un théologien. Il se
sert de la peinture comme d’une chaire. Il peint ce qu’il comprend de la foi,
il peint sa quête de la vérité. Il est peintre prédicateur.
Il se sent chargé de mission, car il lui faut montrer ce que
personne ne voit. A quoi servirait de peindre ce que tous ont sous les
yeux ? Il faut peindre ce qui se montre et que cependant personne ne voit,
aveuglé par les a priori idéologiques, sociologiques, théologiques, etc. Peindre
la perfection et l’exactitude serait même une tromperie, un mensonge. On ferait
alors croire que la nature ou l’homme sont ce que l’on veut en voir ; on empêcherait
de voir ce que l’on a décidé culturellement de ne pas voir, ce dont on a décidé
que cela n’existait pas.
On comprend que le réalisme de la peinture Renaissante qui
magnifie la nature ne peut lui convenir. El Greco au contraire tord et allonge
les silhouettes pour les transformer en flammes ardentes qui brillent de couleurs
vives et montent comme un feu vers l’objet de leur désir. Il se moque de la
perspective, pour déjouer les certitudes de ceux qui prétendent voir.
« Ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et
n’entendent pas », disait le prophète. Sophocle avait aussi fait d’un
aveugle le véritable voyant pour guider Œdipe, celui qui se croyait le regard
pénétrant. Cette Espagne et son Eglise prétendent voir et passent à côté de ce
qu’il faut voir, à côté de l’Evangile. La critique est sévère, inaudible même.
On comprend que le peintre ne fut guère populaire et devait rester oublié
jusqu’à sa lente redécouverte, à partir du début du XXème siècle.
Et quel est-il l’Evangile du Greco ? Dans les portraits
comme dans les représentations de saints, c’est toujours la vibration de ce qui
fait vivre. L’homme ne vit pas seulement de pain. Dans les représentations du
Christ, c’est le passage à travers la mort. Attachés, crucifié ou ressuscité,
Jésus passe au milieu des foules et ouvre un passage. Dans les scènes
évangéliques, en particulier dans l’adoration des bergers qu’il a peinte si
souvent, y compris la dernière année de sa vie, pour sa tombe et pour l’hôpital
de Tolède, c’est le dérisoire de l’enfant, source cependant d’une lumière à
laquelle tous peuvent se réchauffer.
EL GRECO est pour moi l'un des sommets de l'art chrétien, c'est un mystique peintre ou un peintre mystique qui ne fait pas de la religion un simple sujet d'art et d'exercice, mais qui essaie de nous faire pénétrer dans le mystère même de Dieu au-delà des images.
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