N’ai-je pas le droit
de faire ce que je veux de mon fric ? L’arrogance de la question, qu’elle
soit celle d’un flambeur bling-bling, d’un ado en crise ou d’une personne
paumée qui ne sait plus gérer son budget, a de quoi agacer. Pourtant, nous
venons de l’entendre et personne n’a sursauté : « N’ai-je pas le
droit de faire ce que je veux de mon bien ? »
Bien sûr, la suite de phrase adoucit voire camoufle l’arrogance,
reportant sur l’interlocuteur muet du maître l’agacement de l’auditeur. « Vas-tu
regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » Le
rédacteur de l’évangile nous aura bien manœuvrés.
Car non seulement nous aurions dû sursauter à ce N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux
de mon fric, mais aussi, à ce que ces mots soient mis sur les lèvres du Père.
Comment Dieu pourrait-il parler ainsi ? Si les hommes sont dans le besoin,
il ne fait pas ce qu’il veut de son bien,
il le donne, il le partage, il soulage. Il faut bien que nous n’en ayons pas
fini avec le dieu pervers pour que cela ne nous choque pas que Dieu soit un
salaud. OK, ce n’est pas dit si carrément, mais c’est bien pour cela que c’est
pernicieux. On révère Dieu dans les mots, mais l’on cache dans la révérence
toute notre dé-fiance, toute notre incroyance.
Je me rappelle ce prêtre que nous avions invités à donner
une récollection au séminaire et qui commentait la prière du bienheureux
Charles de Foucauld, « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il
te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout,
j'accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi. » Enfin, pas tout,
avait-il ajouté. Mais si, tout ; aurions-nous à craindre celui qui nous
aime ?
Ainsi donc, notre parabole, comme d’habitude, ménage en son
sein le lieu où elle pivote pour laisser apparaitre son sens, tel un passage
secret. La double provocation au sursaut invite à chercher à quelle condition
le Père peut ainsi parler. Non parce que sa toute puissance en ferait un
despote. Cela, nous l’avons écarté comme ce que M. Bellet appelle le dieu
pervers. La toute puissance de Dieu n’est pas le n’importe quoi ou l’arbitraire
de caprices. La toute puissance de Dieu, c’est de se donner pour de bon,
totalement. Si puissant qu’à part lui, personne ne le peut. Pour les hommes, c’est
impossible.
Et effectivement, si Dieu fait ce qu’il veut de son bien, c’est
parce qu’il l’a tout donné, qu’il n’en est plus maître, qu’il s’est ruiné à
aimer. En cet absolu dépouillement se reconnaît le Dieu de Jésus.
Les versions grecques ne sont pas unanimes sur un point qui
paraît un détail, mais ne l’est en rien. On lit selon les manuscrits : « Les
premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient toucher davantage ;
mais c’est chacun un denier qu’ils touchèrent, eux aussi », ou bien « mais
c’est chacun le denier qu’ils touchèrent, eux aussi ». L’article défini étonne,
et c’est un indice de sa probable authenticité. Chacun reçoit non pas son
denier, celui qu’il a gagné, mais le denier, le seul qui se puisse donner, l’unique
don du Père qui est lui-même, son amour.
L’amour en effet ne s’additionne pas. Le Père aime et s’épuise
en cet amour. Il n’y a rien d’autre en Dieu, si l’on peut ainsi parler, que l’amour.
Et quand il a donné quelque chose, c’est forcément l’amour, quand il a donné
quelque chose, c’est forcément lui-même, quand il a donné, c’est forcément
tout. On ne peut avoir plus ou moins quand on a tout.
Que cette parabole s’oppose dans une logique bien
paulinienne à la théologie du mérite, c’est certain. On n’a pas plus droit au
paradis parce qu’on a jeuné régulièrement, parce qu’on est allé à la messe,
parce qu’on s’est fait c… à être chrétien. Ça, c’est ce qu’on pense quand
justement, cela nous casse les pieds, alors que c’est juste une question d’amour. Les ouvriers de la première heure n’aiment pas le maître. On ne sait rien des autres, il est
vrai ; mais si les premiers aimaient le maître, ils seraient à jamais les
premiers, jamais les derniers.
Nous sommes disciples de Jésus parce que le Père le premier
nous a aimés. Comment ne répondrions-nous pas ? Peut-on envoyer balader l’amour ?
Mais il en est de tout temps, des croyants, des chrétiens, pour qui cela ne
suffit pas. Alors notre parabole s’oppose aussi à tout ce qui ferait de la foi
un moyen en vue d’un but. Croire et travailler à la vigne pour avoir la vie, la
vie éternelle.
Mais la vie éternelle n’est pas récompense, à venir, elle
est vie avec Dieu, déjà, ici et maintenant. Que voulons-nous de plus que Dieu
qui s’offre à nous ? Des sucreries, du réconfort ? Enfants gâtés qui
veulent la barbe à Papa quand ils ont les mains pleines !
Enfin, notre parabole s’oppose à tout ce qui nous mettrait
en première ligne. Nous croyons assez facilement que c’est l’homme qui cherche
Dieu, que nous aurions soif de Dieu. Or c’est le Père qui a aimé le premier. C’est
lui qui ne cesse de sortir à la rencontre des hommes, à toute heure du jour, et
de la nuit. Nous ne faisons que répondre. Nous ne sommes pas croyants pour que Dieu
nous réponde. Lui répondre, entendre comme une bénédiction son don, voilà qui
fait de nous les disciples de Jésus.
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