19/03/2015

"L'expérience spirituelle et son langage" D. Salin


D. Salin, L’expérience spirituelle et son langage, Leçons sur la tradition mystique chrétienne, Editions Facultés jésuites de Paris, 2015. 

Dominique Salin vient de publier son cours de théologie spirituelle donné pendant plusieurs années à la faculté jésuite de théologie de Paris.
Un premier chapitre situe la manière spontanée dont les chrétiens comprennent la vie spirituelle, quelque chose d’assez affectif qui s’oppose aux spéculations intellectuelles et desséchantes de la théologie professionnelle. Cet a priori est en fait le produit d’une opposition entre prière comme savoir expérimental de la foi et science. Cette opposition apparaît alors que la théologie se définit comme science, à partir du XIIIe siècle, et plus encore du XVIe.
Un deuxième chapitre développe les conséquences de cette perspective sur la vie spirituelle, dès lors qu’on l’a débusquée. Pour saisir d’où vient l’opposition de la prière et de la foi avec la science, même théologique, il faut prendre conscience de ce que Dieu demeure indisponible, insaisissable. Dans la prière comme dans la théologie, on est démuni à considérer celui que l’on ne peut avoir sous la main, à la différence de tant de choses que notre intelligence scrute pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Pour parler de Dieu, la grammaire de la pensée fait défaut, sans compter qu’il n’y a plus une philosophie, ou une conception du monde, de l’homme et de Dieu qui s’impose, grâce à laquelle on pourrait parler unanimement des hommes en ce monde dans leurs rapports entre eux et avec Dieu. (Le pluralisme culturel contemporain en est une bonne illustration.)
Le chapitre troisième explore quelques grands moments de la tradition spirituelle, pour en saisir l’évolution, depuis Maître Eckhart au XIVe siècle jusqu’à François de Sales au XVIIe, et même un peu au-delà. On y voit comment une même tradition a profondément évolué, donnant toujours plus de place aux sentiments et à une localisation de la vie spirituelle. Elle concerne de moins en moins toute l’existence et de plus en plus la fine pointe de l’âme, elle exprime de moins en moins une réalité en notre chair et décrit de plus en plus un mouvement de l’âme vers le surnaturel.
Avec l’athéisme qui pointe le bout de son nez à partir du XVIIIe, la spiritualité ainsi comprise est grandement disqualifiée, tant pour les athées que pour une majorité de chrétiens. Puisque que ce qui s’y éprouve n’est pas objectivable, observable, ce n’est rien, seulement illusion ou folie. Au mieux se réfugie-t-on dans les dévotions et la morale. Mais le XXe siècle pose de nouvelles questions.
Le quatrième chapitre, met en évidence combien la prise en compte du langage comme constitutif de l’expérience humaine, et non seulement comme un instrument pour rendre compte de cette expérience, permet d’entendre à nouveau la question d’une vie dans l’Esprit, de telle sorte, qu’à défaut de pouvoir en rendre compte scientifiquement, on puisse au moins ne pas la réduire à l’erreur de la superstition, de l’idéologie ou de l’aliénation mentale.
Un maître conduit la marche de ce chapitre, Michel de Certeau, qui a passé une grande partie de sa vie à étudier la littérature mystique, celle de la spiritualité chrétienne des XVIe et XVIIe siècles. Le discours mystique (et voilà pourquoi une philosophie du langage est indispensable) s’acharne à témoigner de ce qui ne peut se dire mais qui doit cependant être dit, tant il transforme la vie. Pour dire l’impossible, seule la ruse est possible, celle de la somatisation, de la poésie, du paradoxe et autres tropes littéraires. Le discours spirituel ne relève pas de la description, ni du mode d’emploi, ni de la méthode, mais d’une pénurie qui indique en creux le passage de celui auquel il répond mais dont la voix, à jamais est silence.
La vie spirituelle chrétienne ne vise pas à savoir qui est Dieu pour se substituer à une science désuète et vaine que serait la théologie, mais à chercher celui qui est honoré quand les frères, les petits d’abord, sont servis. Elle ne consiste pas tant à dire des prières, se bien comporter ou à agir pour transformer le monde, qu’à se laisser aimer par un Dieu que l’on ne peut saisir. Saisis alors par cet amour, on ne rêve pas de grandes choses surnaturelles ou extraordinaires ; on se laisse convertir en disciples à le suivre dans la charité.
 Le parcours est assez scolaire ; il passe par les grands moments de l’histoire de la spiritualité chrétienne. Certaines pages du chapitre III sont un peu techniques, même si les textes qu’elles donnent à lire pourront nourrir la compréhension de la vie spirituelle. Je retiens particulièrement le dernier chapitre, et plus spécialement encore, les pages 119 à 129 qui disent la spécificité d’une quête spirituelle évangélique, chrétienne.
Quelques lignes de la conclusion s’imposent : « La catégorie qui rend compte de cette non-fermeture, de cette béance du langage ; qui fait aussi échec à la représentation anthropomorphique de Dieu comme Cause de ce qui est, cette catégorie est celle de la contingence de tout ce qui est, comprise comme gratuité, comme don gratuit : nous sommes donnés à nous-mêmes, sans que nous sachions d’expérience par qui ni comment. Nous n’avons que l’expérience de cette donation, dont l’origine nous échappe. Nous ne pouvons pas nous représenter cette origine. Tout ce que notre expérience humaine peut nous suggérer, pour penser cette donation gratuite, c’est ce que nous associons au mot amour, lorsque celui-ci est vécu comme un don sans retour. » (pp. 131-132)
On le voit, nommer Dieu n’est pas ce qui importe car on risque toujours de désigner l’idole, mais, dans le manque de ce qui comblerait, dans la non-fermeture, se devine ou se fait connaître, un unique, un originel qui est aussi le terme, que l’on découvre en aimant.
Peut-être exprimerais-je deux réserves. La première n’en est pas vraiment une. Dominique Salin pose la question de la vie dans l’Esprit au cœur de la culture et convoque nombre d’auteurs et de problématiques d’hier et d’aujourd’hui. Je ne les ferais pas exactement parler comme lui, mais c’est bien ces auteurs et ces problématiques qui permettent de formuler une théologie de la vie spirituelle. La seconde, concerne la théologie comme science. Elle me semble peu honorée en dehors de la caricature que les théologiens « scientifiques » en ont eux-mêmes fait. Il se pourrait que la théologie systématique ou dogmatique soit elle aussi un exode à la suite de celui qui manque et ne se devine que dans la réponse que suscite son absence et sa quête.
La vie dans l’Esprit est assez peu réfléchie, hier comme aujourd’hui. Celui qui donne la vie est force de vie qui pousse, même si les tuteurs ne sont pas là pour que la plante se développe au mieux et porte fruit. Ce « petit » livre sera d’un grand secours à nombre de quêteurs de l’origine, en eux et dans leurs frères, qu’ils soient chrétiens ou non, pour les aider à relire leur propre quête à la lumière de la tradition occidentale et de l’interrogation contemporaine sur le ce vers quoi nous marchons ; pour trouver les mots qui aideront à comprendre cette expérience spirituelle ; pour lui offrir les tuteurs dont elle a besoin pour son propre développement.

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