C’est curieux cette affaire de transfiguration (Lc 9,28-36). Evidemment,
si l’on n’est pas étonné par les manifestations surnaturelles, si tout et
n’importe quoi est possible à Dieu sous prétexte qu’il est Dieu, tout passe, y
compris la transfiguration. Croire, ce serait alors gober n’importe quel truc
curieux, miracles, irrationnel, mystères, tout ce que l’on écarte dans la vie
ordinaire !
Mais l’on ferait bien de se méfier de telles évidences. Pierre
se débat seul avec son étonnement et sa non-compréhension ; ses deux
compagnons restent étrangement muets, absents. Il se pourrait qu’à ne pas être
étonnés, à comprendre, à la différence de Pierre, nous ne puissions pas entrer
dans le texte. La non-compréhension était ici la clef du sens. Mais Pierre ne
peut comprendre seul. Même muets, ses deux compagnons sont sa communauté.
« Pierre et ses compagnons étaient accablés de
sommeil ; mais, restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus, et les
deux hommes à ses côtés. Ces derniers s’éloignaient de lui, quand Pierre dit à
Jésus : "Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois
tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie." Il ne
savait pas ce qu’il disait. »
Pierre veut s’installer quand Elie et Moïse s’éloignent.
N’aurait-il pas dû, tout comme eux, s’écarter ? Ce qui se passe ici n’est
pas fait pour ceux qui veulent des évidences, à l’abri des certitudes comme
d’une tente. C’en est risible, tant la tente est un abri précaire ! Nos
certitudes en matière de foi sont aussi ridicules que ces tentes ; pour
utiles et confortables qu’elles puissent être, elles ne servent à rien !
Pire, elles nous laissent penser qu’on croit alors que l’on est juste des dévots
du dogme ou des gourmands de la superstition.
Le texte ne dit qu’une chose d’Elie et Moïse, qu’ils parlent
avec Jésus de son départ. Moïse est en effet un homme du départ, depuis la
fuite d’Egypte jusqu’à Madian, puis la traversée de la mer jusqu’à la terre
promise en laquelle cependant il n’entre pas. Il est parti mais jamais arrivé.
Il est l’homme du départ et seulement du départ. Et s’il a dressé une tente
dans le désert, ce n’est qu’un abri de fortune pour repartir, jamais pour
arriver. Elie est aussi un homme du départ. Il ne meurt pas mais, selon les
Ecritures, est enlevé dans un char de feu. Il continue de partir car il
reviendra, et on l’attend juste avant le Messie.
Jésus ne peut que parler départ avec la loi et les
prophètes. Les Ecritures sont exode ou exil comme la vie est départ. Il faut
partir pour vivre, comme Abraham. Il faut quitter pour vivre. Souvent c’est enivrant,
douloureux aussi. Celui qui veut garder
sa vie la perdra. Alors que les catéchumènes célèbrent ces jours la
dernière étape avant leur baptême, celle des scrutins (changement de vie, la
conversion, demande de pardon) nous les accompagnons. Partir à la suite de
Jésus, même si l’on ne sait pas où cela mène passe par la croix.
Même ce moment de lumière sur la montagne, il faut en
partir. Pierre ne sait pas ce qu’il dit et la seule chose sensée que l’on ait
entendue, c’est la déclaration d’amour de la voix. Mais là encore, c’est
curieux. De qui est cette voix ? Une voix qui parle toute seule et choisit
un homme pour fils. Une voix n’a pas de fils ! Il semble que si Pierre ne
sait pas ce qu’il dit, ici au contraire, on insiste sur ce qui est dit plus que
sur celui qui le dirait.
Notre foi, c’est cela. Si peu de certitudes. Non que ce soit
du n’importe quoi, non que nous n’ayons de quoi nous y engager totalement, mais
que notre foi, c’est une affaire de confiance. Le Dieu que nous n’avons jamais
vu ni entendu nous choisit en Jésus comme fils. Répondrons-nous ? Nous
mettrons-nous en route ? Etre chrétien, croire, c’est répondre à une voix qui
choisit des fils. Nous sommes choisis, nous n’avons pas l’initiative, nous ne
maîtrisons pas grand-chose ; seulement nous répondons en nous mettant en
chemin, en partant, en abandonnant les certitudes, y compris religieuses. Abraham
qui quitte son pays. Pour choisir la vie, nous devons accepter de la perdre,
parce que c’est seulement en donnant sa vie qu’on la trouve. Tout le monde sait
cela dès lors qu’il a aimé.
C’est ainsi dans la foi. Les cendres du carême avant le feu
de Pâques, la mort avant la vie. La transfiguration indique que vivre ne suffit
pas, même en présence des prophètes. Vivre est autre chose. Vivre n’est pas principalement
affaire biologique ni même recherche de confort économique et culturel. Vivre c’est
comme cette intense blancheur, autre chose à quoi l’on accède qu’à risquer de
partir, qu’à risquer de tout perdre.
Le carême n’est pas tant un temps de pénitences que nous
ajouterions à nos vies pour les mortifier, nous faire pardonner ou je ne sais
quel marchandage avec notre conscience ou avec Dieu. Le carême est le temps de
l’apprentissage de la mort pour la vie. Si ce que nous vivons est cendres, vous
imaginez ce qu’est la vie quand le feu de la Pâque nous embrasse. Vous le savez
déjà car la vie avec Dieu est déjà commencée !
J'ai déjà constaté avec satisfaction, Patrick, votre goût pour la peinture. Vous lisant sur la Transfiguration, j'ai tout aussitôt pensé à deux représentations très différentes, celle de Raphaël et celle de Bellini. Dans l'une le Christ en lévitation s'éloigne de nous, il se perd dans les nuées et je crains qu'il n'ait plus grand chose à nous dire ; dans l'autre il est différent de nous, il surprend mais reste les pieds sur terre, à portée de main, lumineux mais incarné. Je ne vous cache pas ma préférence pour Bellini. Si le lien fonctionne, on peut comparer :
RépondreSupprimerhttp://artbiblique.hautetfort.com/archive/2011/02/11/la-transfiguration.html
Le lien a été désactivé au passage. J'essaie de le redonner http://artbiblique.hautetfort.com/archive/2011/02/11/la-transfiguration.html
SupprimerJe ne suis pas certain de vous suivre dans vos choix picturaux. Certes, le Christ de Raphaël s'éloigne. Mais il y a la scène du bas qui le rappelle, ne serait-ce que par le manque (le fossé entre la scène du haut et celle du bas, le fossé dans la scène du bas entre la famille du malade et les apôtres), au milieu de nous. Pour Raphael, peindre la transfiguration, c'est peindre la maladie d'un enfant, l'attente d'un salut, l'impuissance de l'Eglise. On ne peint pas la gloire du Christ sans la douleur du monde. Voilà pourquoi, je crois que la Transfiguration de Raphael n'est pas la seule exaltation du Christ qui n'aurait, partant, plus rien à nous dire.
L'impuissance des apôtres culmine en haut de la diagonale vide qui sépare famille et apôtres dans la main de l'un d'eux qui indiquent le Christ. Tout me semble dit de l'Eglise. Impuissante, mais dont la seule utilité demeure de désigner le Christ. Bon, il n'y en a qu'un sur neuf à le faire, mais ce n'est pas la mission est sauve.
Bien sûr, il faudrait ajouter la figure féminine, peut-être orante, du côté des apôtres, que l'on peut voir tournée vers le Christ mais qui regarde l'enfant. Elle est la seule qui fait vraiment le lien entre les deux scènes, d'autant qu'elle est placée de telle sorte que c'est elle qu'on voit et qui nous fait entrer dans la toile (ne pas oublier la dimension de la toile. Elle seule est plus ou moins à la hauteur du spectateur.)
Cela n'enlève rien à Bellini, à la subtilité des deux arbres, l'un nu, l'autre feuillu, à la proximité de la scène dans un cadre contemporain du peintre et même temps qu'à sa délocalisation, son absence, avec la grotte sous la scène.