19/05/2020

L'absence de Jésus, condition de la foi (Ascension)


« Il vous est bon que je m’en aille. » (Jn 16, 7)
Cette phrase est terrible. Comment la perte définitive de l’être aimé pourrait-elle nous être bonne ? « Je m’en vais auprès du Père, et vous ne me verrez plus. » Ce n’est pas seulement la violence de la passion, l’injustice de la condamnation de l’innocent qui sont pierre d’achoppement, scandale. Mais que fait Jésus à affirmer outre la nécessité de son départ, la bonté de ce départ ? A-t-on réfléchi à cela ?
On s’en tirera en citant un autre passage : « je reviendrai vers vous et je vous prendrai avec moi » (Jn 14, 3). Ou bien encore la suite immédiate du verset, « Il vous est bon que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. »
Or rien de tout cela n’est satisfaisant. Pourquoi la venue de l’Esprit interdirait-elle la présence de Jésus ? Pourquoi faut-il que la mort soit notre lot, et avec elle la douleur de la séparation irrémédiable ? Les versets de ce chapitre 16 de Jean sont d’ailleurs loin d’être clairs. Que veut dire l’évangéliste, que veut-il transmettre des paroles et de la vie de Jésus ? Que désigne ce « il » impersonnel, « il vous est bon » ? « La tristesse remplit [notre] cœur. »
En célébrant l’ascension du Seigneur, c’est à ces questions que nous sommes confrontés. Je constate que cette fête rassemble encore moins de monde qu’un quelconque dimanche. Nombre de paroisses profitent de ce jeudi pour permettre à tous de se retrouver : mais si elles suppriment des messes, c’est surtout pour faire face à de plus petites assemblées. Comme si cette fête était particulièrement incompréhensible, sans importance, y compris pour les plus réguliers de ceux qui participent à l’eucharistie.
Cette fête ne va pas de soi. Elle interdit de lire la passion comme une simple péripétie que la résurrection ferait oublier, happy end. Cette fête ne va pas parce que, alors qu’on chante en tapant dans les mains et en dansant que Jésus est présent au milieu de nous, nous sommes invités à confesser le contraire. Même le lectionnaire refuse d’entendre ce que célèbre la fête. Voilà plusieurs dimanches que nous lisions l’évangile de Jean, et subrepticement, nous revenons à Matthieu. Mais ce n’est pas pour reprendre la lecture continue ‑ ce qui ne se fera que dans cinq semaines ! Nous sommes projetés à la toute fin de l’évangile et les quatre prochains dimanches nous reviendrons à Jean. Cette fête ne va pas, parce qu’elle empêche de dissimuler ce qui est pourtant l’expérience de tous, croyants ou non, l’absence de Dieu.
Michel de Certeau dont François dit qu’il a été un auteur qui l’a profondément marqué, parle de rupture instauratrice. Nous avons tous vécu cela. Le décès de quelqu’un nous fait prendre en charge son œuvre et ainsi nous transforme. Ce peut être pour prendre la relève d’une entreprise, pour poursuivre une mission, simplement pour porter le souci que des frères et sœurs se retrouvent alors que les parents ne sont plus là, eux dont la simple présence suffisait à faire qu’on se rassemble.
Une rupture qui oblige. Une rupture qui ouvre un renouveau, qui instaure le nouveau alors même que la mort a signé la fin. C’est ce qui se passe à Pâques. C’est ce qu’ont vécu les disciples et qu’ils vivent encore. C’est ce sur quoi l’ascension dirige le projecteur. Jésus n’est plus là, c’est à nous de prendre sa place aujourd’hui, pour que rien de lui ne s’efface.
Trois conséquences. La première : Devant la propension au fétichisme, à l’idolâtrie, à l’adoration superstitieuse, à la servitude volontaire, Jésus serait encore là que son emprise ne pourrait qu’être tyrannique. De même que la création n’est possible que par le retrait de Dieu hors du créé, de même la nouvelle création, la vie, n’est possible que par le retrait de Jésus. Et c’est ce que nous fêtons. Aussi douloureux soit ce deuil, il nous est bon qu’il s’en soit allé. L’interdit mosaïque de la représentation demeure une nécessité pour les disciples de Jésus.
La deuxième : notre responsabilité. Rien que cela, prendre la place de Jésus ! Attention, nombre de ceux qui le remplacent ont tendance à se prendre pour Jésus, à édicter des lois en son nom. Alter Christus. Non ! Prendre sa place signifie maintenir sa place pour qu’elle ne soit pas oubliée, mais la maintenir vide, pour que personne ne se prenne pour le sauveur, pas même l’Eglise. Nous sommes là seulement pour faire signe vers lui. Ce n’est pas nous qui le remplaçons mais l’Esprit qui trouve en nous le corps à animer pour que se fasse entendre encore la bonne nouvelle de la consolation.
La troisième : la présence de Jésus n’existe que sur le mode de l’absence. L’absence n’est pas le contraire de la présence, mais sa condition. La nuit de la foi n’est pas un moment, une étape, mais le statut même de la foi. En sa présence, la foi n'aurait aucun sens. Cette absence cependant n’est pas un vide mais le corps des frères, deux ou trois rassemblés en son nom, et les souffrants que l’on secourt.

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