La multiplication des pains ressemble à une eucharistie. Tout particulièrement les mots suivants : Il prit les cinq pains […], leva les yeux au ciel, bénit, puis, rompant les pains, il les donna aux disciples, qui les donnèrent aux foules. On y retrouve la prise du pain par Jésus, la bénédiction, la fraction (qui donnait son nom au rite eucharistique durant les premières décennies chrétiennes) et le don du pain.
Est-ce à dire qu’il faut lire notre texte comme un texte eucharistique ? La question vaudrait tout autant du discours sur le pain de vie dans l’évangile de Jean, qui fait suite au récit de la multiplication des pains dans le quatrième évangile. Je ne cherche par cette question à entrer dans un débat d’experts mais à nous aider à comprendre ce que nous vivons dans la fraction du pain, dimanche après dimanche.
Pour nous, spécialement pour nous catholiques, l’eucharistie s’est comme chosifiée. Le pain et le vin consacrés sont des en-soi que l’on peut vénérer, adorer. Au point que l’on peut parfois donner l’impression que l’on a oublié la dimension de repas de l’eucharistie ; l’adoration semble être le dernier mot, le meilleur, de l’eucharistie.
Notons pourtant que dans aucun des textes évangéliques à connotation eucharistique il ne s’agit de voir, mais toujours de manger, ce qui, aux dires des auditeurs de Jésus, est particulièrement inadmissible : Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? […] Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent : "Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ?" Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce propos, Jésus leur dit : "Cela vous scandalise ?"
La chosification de l’eucharistie me semble venir d’une récupération par la pitié, populaire et promue par des ecclésiastiques d’une théorie médiévale ‑ théologie tardive donc ‑ pour comprendre ce que sont ce pain et ce vin. La controverse anti-protestante a fait le reste.
C’est ou ce n’est pas le corps du Christ ? Répondez, c’est ou ce n’est pas ? Répondez simplement, sans nous embarquer dans des complications, oui ou non est-ce le corps du Christ ? Voilà le genre de questions que l’on entend, que certains formulent donc.
Mais voilà, il est impossible de répondre à une question ainsi formulée. Nos mentalités d’ingénieurs ou de techniciens ne voient pas aisément où est le problème, je vous l’accorde, mais enfin, la vie n’est jamais en oui ou non, en noir et blanc. Un ordinateur fonctionne en zéro et un, pas la vie, pas la foi.
Nous le savons nous qui sommes ici. Nous sommes assurément croyants, disciples de Jésus, et pourtant, nous constatons que nous ne sommes pas vraiment disciples de Jésus. Il est exact de dire que nous sommes disciples, oui, et ce d’autant plus que nous ajouterons que nous ne le sommes pas encore, que le chemin du serviteur n’est pas celui que nous empruntons le plus communément.
On parle de l’eucharistie comme d’une chose, en termes techniques, métaphysiques, comme d’une substance. On ne veut surtout pas en faire un symbole, parce que, toujours pour nos esprits peu cultivés et techniciens, le symbole n’est pas la chose. Mais l'on tombe dans une sorte de matérialisme eucharistique, bien typique de et conforme à l'époque dont pourtant on veut se démarquer par une soit disant spiritualité eucharistique. Il pourrait s'agir ni plus ni moins que d'une idolâtrie. On peut même, comble de la perversion de la foi, idolâtrer l'eucharistie.
La grande tradition parle de sacrement, dans un vocabulaire non technique, flottant, où les mots de signes et de symboles peuvent ne pas être contraires à ceux de vérité. On disait que l’eucharistie était le corps mystique du Christ, c’est-à-dire caché, sacramentel à la différence de l’Eglise qu’avec Paul on appelle corps du Christ. Voilà qu’un renversement se produit, et le verum corpus, c’est l’eucharistie, l’Eglise devenant corps mystique, au sens de non concret, second.
Or si l’eucharistie est sacrement, c’est dire qu’elle n’est pas un en-soi, qui se tient là, sous la main, mais signe qui renvoie à autre chose, signe tellement puissant, efficace, qu’en lui la chose désignée est comme présente, rendue présente. L’eucharistie est sacrement de ce que l’homme ne vit pas seulement de pain, de ce qu’il produit, de lui-même. L’eucharistie est sacrement de ce que celui que l’on ne voit pas, qui n’est pas disponible, là, qui est absent comme il semble si souvent, est pourtant celui qui fait vivre et qui, partant, doit bien être présent.
Les espèces eucharistiques ne sont pas l’eucharistie, ou alors, seulement comme sommet de l’iceberg, il faudrait dire métonymiquement, sacramentellement. C’est la vie qui est eucharistique dès lors que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. L’action de grâce est visibilisée dans le pain et le vin qui ne l’épuisent pas mais l’expriment et ce faisant la présentent. Le pain et le vin sont des paroles visibles, comme dit Augustin, celles de l’invitation par Jésus qui nourrit les foules.
Ce n’est pas ce morceau de pain, cette hostie, consacrée, qui est l’eucharistie. Cette hostie est sacrement de ce que Dieu fait vivre. De même que nous mangeons pour vivre, de même, nous mangeons ce pain parce que Dieu nous fait vivre, pour signifier que, et vivre de ce que, Dieu nous fait vivre. Le pain reçu, sa fraction, son partage entre frères, sa manducation ne font qu’exprimer, comme la partie le tout, on dit sacramentellement, que c’est Dieu qui est la vie de son peuple.
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