Quelques versets de l’évangile de Jean nous font entrer dans
l’angoisse de Jésus. On ne sait comment le rédacteur est renseigné. Comment
sait-il ce que vit Jésus ? Laissons là la piste du reportage, et optons
pour le témoignage théologique. Que disent ces versets de Jésus, de Jésus pour
et avec nous ?
A la fin de la présentation de tout ce que Jésus a fait durant
son ministère, à la fin de la première partie de l’évangile de Jean, les
chapitres 1 à 12, avant d’entrer dans la seconde partie, la passion, une
angoisse saute à la gorge de Jésus, qui le déboussole. La fidélité à tout ce qu’il
est, la fidélité à son Père et la fidélité aux hommes qu’il aime jusqu’au bout,
au but, à l’extrême, passent par la mort. Y échapper serait trahir. Mais
comment affronter la mort autrement qu’à avoir peur, à suer sang et eau ?
Jésus n’est pas de ces stoïciens qui apprennent à bien
mourir, pour qui la mort n’est rien, puisque vivants, ils n’y sont pas, et
morts, ils n’y sont plus. La mort, avant d’être la nôtre est celle des autres, et le solipsisme stoïcien est aussi factice qu’inefficient. Jésus
éprouve la rébellion viscérale contre la finitude, mourir comme une bête. Nous
mourons tous comme des bêtes, parce que c’est d’être un vivant, un animal, un
être animé qui nous conduit à la mort.
On pourra dire que c’est dans l’ordre des choses, que c’est
la vie. La comparaison du grain de blé pourrait aller dans ce sens. Mais il ne
semble pas que cela convainque Jésus, en tout cas, ces bonnes raisons et
comparaisons n’éliminent pas la déroute ni le désarroi devant la mort. Et
comment pourrait-il ‑ pourrions-nous ‑ se garder serein d’affirmer
que la mort, c’est la vie ? La mort, c’est la négation de la vie, ce pour
quoi l’homme n’est pas fait et ne s’expérimente pas fait. C’est l’humanité qui
est niée par la mort, « un ver, pas un homme » dit le psaume. « Maintenant
mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ?
– Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! »
Je suis profondément réconforté à entendre Jésus avoir été
ainsi bouleversé. Non que l’effroi de tous et le sien rendent chacun des nôtres
moins terrifiants. Mais si Jésus aussi, ce Jésus que nous aimons, a connu cette
angoisse, on n’est peut-être pas dans l’errance à refuser les consolations à
deux sous, trop ratiocinantes pour avoir quelque once de vérité anthropologique,
on n’est pas dans l’errance à renvoyer la fière attitude stoïcienne comme un
déni d’humanité. Non, nous ne sommes pas des vers, mais des hommes. C’est à l’image
et ressemblance de Dieu que nous avons été créés, c’est pour vivre que nous
avons été créés, pas pour mourir. « Maintenant mon âme est bouleversée.
Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? »
Certes, quelques versets avant cet effroi, et comme
commentaire au grain de blé tombé en terre, Jésus avertit : il faut consentir
à tout perdre pour vivre, et qui se conserve perd tout. Cela, nous l’apprenons
dès les premières frustrations de l’enfance, parce que tout n’est pas possible –
foutue finitude ; c’est encore et surtout le chemin de la paix, d’une
humanité réconciliée. Vivre, c’est passer derrière l’autre. C’est déjà la mort,
c’est déjà une mort.
Mais si s’effacer fait vivre et l’autre, et nous d’avoir été
féconds, cet effacement n’est pas la fin. La vie de l’autre à laquelle nous
aurons pu contribuer rejaillit en vie, nous fait vivre avec l’autre, avec et
pour les autres. Voilà le but, la vie. Et plus l’on aime, plus se
donner est vie. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses
amis » lit-on quelques versets plus loin. Ce n’est pas un sacrifice, comme
on le dit trop vite. On n’offre rien à Dieu ‑ ce qu’est le sacrifice ‑
on s'aime, on sème et la récolte est plus que vie, source de vie, à l’image de Dieu.
Cette expérience du don qui fait vivre et l’autre et nous et
tous, pourra-t-elle aider à consentir à la mort, à la fin, au plus jamais ?
Si ce qui meurt en nous, nous le savons, au moins parfois, être source de vie,
nous aurions de quoi recueillir l’esquisse d’une issue, l’esquisse d’un
passage, l’esquisse d’une Pâque. Si dans le don, il y a la vie. Si Jésus
lui-même consent à s’effacer, lui notre Pâque (1 Co 5, 7), tout en résistant de toutes les
fibres de son être à la mort, nous pourrions au moins ne pas tout vivre à l’ombre
de la mort, nous pourrions faire reculer déjà, ici et maintenant, la contamination
de tout et de tous par la mort, n’être pas « pour la mort ».
Vivre, ainsi, serait s’en remettre à Jésus comme lui s’en
était remis à la volonté du Père, non que le Père voulût sa mort, mais qu’au cœur
même de l’angoisse et de l’effroi, dans l’impossibilité de les réduire
nullement, cette volonté du Père est qu’une issue soit ouverte, que Jésus soit
notre Pâque, notre passage. « Maintenant mon âme est
bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? »
Encore merci.
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