Encore un miracle ! Est-il possible d’en entendre quelque
chose de neuf ? Va-t-il falloir, de nouveau, trafiquer le texte pour
échapper au merveilleux, à la magie, et faire une lecture « toute
spirituelle » du texte ? Que nous importe que Jésus ait eu une
activité de thaumaturge, alors qu’aujourd’hui, il faudrait aussi guérir les
enfants malades, sauver tant de ceux que nous aimons du handicap ou de la mort ?
On ne lit pas l’évangile pour être nargué !
Dans l’abondance des guérisons que Marc rapporte, pour
échapper au déjà connu, il convient de repérer les nouveautés ou originalités
de chaque texte. Et elles sont si nombreuses dans notre texte (Mc 7, 31-37) qu’une
homélie ne peut suffire à les relever toutes.
L’une des originalités du récit, particulièrement soulignée
puisqu’elle est dite dans la langue de Jésus, nous le donnant à entendre de
façon encore plus proche, c’est le fameux « Ephata, sois ouvert ». Il
nous renvoie à la première fois que Jésus avait libéré quelqu’un, au chapitre
premier ; il s’agissait d’un homme possédé par un esprit impur. Jésus
avait ordonné « Ferme-là » ou, plus littéralement, « sois fermé ».
Jésus manifeste que nous sommes appelés à la vie, pas ce qui
précisément nous en prive. Il faut que la mort la ferme ; il faut que
l’homme comme mort, exclu de la communication s’ouvre enfin à la rencontre des
autres pour vivre.
Mais n’est-il pas curieux que l’on n’entende pas un mot de
cet homme rendu à la parole ? Les autres sont aussi bavards que l’esprit
impur qui prétendait savoir qui était Jésus, mais évidemment n’en savait rien.
Comment savoir qui est Jésus sans l’avoir approché dans l’intimité ?
« Toi, je te connais » est une menace qui s’accorde bien peu au
secret de la rencontre de notre infirme, à l’écart, avec Jésus.
Marc nous emmène, nous lecteurs, dans cet écart. On ne saura
rien de l’homme, mais nous voyons Jésus lever les yeux au ciel en train de gémir.
Ce qui rétablit l’infirme dans le cercle de la communication, c’est une
ouverture à un autre et une parole inarticulée. Pour exister avec les autres,
il faut de l’espace, il faut un tiers. Ainsi le face-à-face n’est-il pas
mortel. Jésus ne fait pas de cet homme sa chose. Il n’est pas gourou ou
manipulateur. Les yeux levés au ciel, Jésus en appelle à un autre, non nommé.
La parole de Jésus n’est pas articulée, simple gémissement. La
parole n’est pas toujours de mots, puisque les mots de l’esprit impur sont
mensonges et que ni notre infirme, ni Jésus ne prononcent des mots. La parole,
c’est l’entrée dans la relation, précisément rendue possible par la présence de
l’autre. La prière ‑ les yeux levés au ciel ‑ est moins affaire de
mots que de parole, de gémissement. « Nous le savons en effet, toute la
création jusqu'’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle
seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons
nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre
corps. » (Rm 8, 22-23)
Le gémissement est travail du corps. Car notre vie dans
l’Esprit, notre vie spirituelle, ne saurait être autre que corporelle. Et dans
notre texte, le corps-à-corps de Jésus et de celui qu’il guérit étonne, si on
pense aux autres guérisons. Non une simple imposition des mains, ainsi qu’on le
demande à Jésus, mais de la salive avec laquelle il touche la langue et les
doigts dans les oreilles. On dirait une nouvelle création, comme si Jésus
façonnait l’homme nouveau. Le don de la vie, de la parole ne se fait pas en
insufflant une haleine vivante, mais en levant les yeux vers le ciel et en
gémissant, en s’ouvrant et en priant. En s’ouvrant pour que le sourd-bègue
puisse être ouvert lui aussi.
C’est moins le récit d’un miracle que nous venons de lire, que
l’indication du chemin qui conduit à l’homme nouveau, la restauration du projet
de la Genèse. A peine l’homme reçoit-il le souffle divin, qu’il nomme les
animaux et s’extasie à la rencontre de la femme. La sainteté à laquelle nous
sommes appelés consiste à se laisser ouvrir dans un corps-à-corps avec Jésus.
Se battre avec lui, comme Jacob, pour faire reculer ce qui nous enchaîne ;
non se refermer sur qui nous sommes, notre identité, mais être ouverts par
celui que l’on ne saurait nommer autrement qu’à gémir les yeux levés au ciel.
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