« Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres,
annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la
vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée
par le Seigneur. »
« Ce passage de l’Ecriture, c’est aujourd’hui qu’il s’accomplit. »
(Lc 4, 14-21) Avec Jésus s’accomplit cette parole. Cet aujourd’hui, nous le croyons,
n’est pas un événement du passé, révolu. Il demeure depuis la mort et la
résurrection de Jésus et nous le célébrons en cette eucharistie comme en chacune.
L’aujourd’hui de Jésus et la bonne nouvelle de la libération, d’abord des
pauvres, c’est aujourd’hui depuis deux mille ans.
Le problème, c’est que si nous proclamons l’aujourd’hui de l’accomplissement,
nous ne voyons pas les signes qui l’accompagnent. Aujourd’hui les pauvres ne
sont pas libérés, c’est même l’inverse. Ils sont encore exploités, et Jésus n’en
a relevé que quelques uns parmi tous ceux qui vivaient à son époque, et
seulement dans son pays. La crise de notre pays, mais aussi de tant de pays
dans le monde qui se révoltent contre les injustices autant qu’ils s’aliènent à
ceux qui les exploitent, la corruption ‑ du crime organisé aux petits
arrangements avec la loi et la morale ‑ montrent bien que les pauvres ne cessent
pas d’être opprimés ; les aveugles ne retrouvent pas la vue, si peu est
fait pour une vraie politique de réinsertion dans les prisons ; quant aux
migrants, au moins cent-soixante-dix sont mort en Méditerranée cette semaine.
On n’en est même plus informé ni bouleversé ; tant c’est banal, cela devient
normal.
Lire l’évangile dans la situation d’oppression des petits condamne
l’évangile lui-même. Car l’aujourd’hui du salut, c’est-à-dire l’aujourd’hui de
Jésus est contesté, contredit, puisque les pauvres sont opprimés. Le mal fait
exploser l’idée de Dieu jusque dans l’évangile.
Pourtant, l’évangile ne ment pas, il ne trompe pas. Il ne
promet pas le happy end, la baguette magique, la fin du mal. Il le promet si
peu qu’il s’apprête à raconter comment Jésus, le juste, va injustement être
condamné par l’institution humaine de la justice et l’institution sacrée de la
religion. Tout est perverti si la justice est injuste, le sacré impureté et crime.
Il est urgent de mieux traduire. J’essaie d’être littéral :
aujourd’hui est accomplie cette écriture
à vos oreilles. Il ne s’agit pas de l’accomplissement de ce qu’on vient d’entendre,
mais d’un accomplissement à nos oreilles, dans nos oreilles. L’aujourd’hui de
Jésus ne dit pas la disparition de l’oppression, mais l’accomplissement de ce qui
est écrit pour qui écoute.
L’accomplissement, l’aujourd’hui de Jésus à nos oreilles. L’accomplissement
n’est pas un fait que l’on regarde, extérieurement ; il ne se constate pas
comme on voit à la télé la signature d’un traité de paix ou la réconciliation
des ennemis. Il s’accomplit à nos oreilles, dans l’écoute, c’est-à-dire pour qui
met en pratique.
Si vous visitez les personnes malades ou en fin de vie, les
prisonniers, si vous prenez soin des pauvres, vous le savez. Le mal est là, c’est
même pour cela que vous avez entrepris votre visite. Mais vous voyez et montrez
que, même alités, ce sont des gens debout ; la personne atteinte par la
maladie d’Alzheimer, qui ne communique plus, vous continuez de l’aimer, vous révérez
l’humanité en elle, la voulez voir, et la montrez. Le prisonnier, vous refusez
de le réduire à son crime et il est debout ; le migrant que tant rejettent,
en l’accueillant à votre table, lui parlant en frère, vous le libérez de l’indifférence
et du mépris ; un instant au moins il est debout. (Il n’y a pas que les
chrétiens pour agir ainsi. Mais) pour nous, à nos oreilles, la parole est
accomplie, l’aujourd’hui de Jésus demeure.
Une nuance de traduction, « ce passage de l’Ecriture
que vous entendez c’est aujourd’hui qu’il s’accomplit » ou « cette
écriture est aujourd’hui accomplie à vos oreilles », change tout. Lire les
évangiles ce n’est pas regarder un film dont nous constaterions que ce qu’il
relate n’a plus cours ou est un joli conte ; lire les évangiles c’est mettre
la parole en pratique, comme dit Luc quelques chapitres plus loin (6, 47 ;
8, 21 ; 11, 28) ; écouter les paroles de Jésus et les mettre en
pratique, littéralement écouter ses paroles et les faire (ou les garder comme
on garde les commandements).
L’aujourd’hui de Jésus n’est accessible que dans la
libération des pauvres ; nous voyons la libération des pauvres, parce l’Ecriture
est à nos oreilles. Le mal demeure, mais l’écoute de la parole, non en
spectateurs mais en pratiquants, nous met la libération des pauvres sous les
yeux. Quand l’Ecriture est à nos oreilles, la libération des opprimés est sous
nos yeux et l’aujourd’hui de Jésus demeure.
Si nous désertons notre mission, nous ne pourrons pas nous
plaindre de ce que plus personne ne croit. Dans un monde toujours plus riche, avec
toujours plus de pauvres, notre rôle d’écoute de la parole est indispensable. Il
n’y aura plus d’effacement de l’évangile dans nos sociétés lorsque l’on verra la
libération des pauvres grâce aux pratiquants, ceux qui écoutent la parole la
mettent en pratique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire