20/01/2010

Mondialisation, Vérité, Mission de l’Eglise

On m’a demandé de parler du prêtre et de la mondialisation. Voilà pour moi une drôle de question. Quel rapport en effet entre le prêtre et la mondialisation ? Peut-on parler d’ailleurs du prêtre au singulier ? Ne devrait-on pas toujours en parler au pluriel, s’il est vrai qu’être prêtre c’est entrer dans un ordre, ordo presbyterorum ? Et encore, les prêtres ont-il un point de vue particulier pour parler de la mondialisation ? Ne devrait-on pas plutôt s’attaquer à la question de l’Eglise dans la mondialisation, des chrétiens dans la mondialisation ?

Pour honorer cependant ceux qui m’ont convoqué par cette curieuse question, je m’essaie à articuler un exposé en quatre moments. Dans un premier temps, rapide, je décris la mondialisation comme un phénomène double, contradictoire. Dans un second temps, puisque je ne suis pas moraliste, je choisis de traiter un aspect particulier, philosophique, une conséquence de cette mondialisation, la crise de la vérité. Dans un troisième temps, je redirai rapidement quelques éléments de la théologie de l’Eglise et des ministères. Dans un dernier temps, je proposerai quelques réponses à la question de l’Eglise par rapport à la mondialisation. En coda, si le temps le permet, je relirai l’épisode de la tour de Babel.


La mondialisation[1]

C’est d’abord un phénomène économique, bien sûr. Ce n’est cependant pas suffisant pour caractériser ce que nous vivons. Car alors il y a déjà eu des mondialisations, des stades où l’économie posait ses comptoirs sur tout le globe, à l’aube des temps modernes, puis une nouvelle fois avec l’ère industrielle. De sorte que si le ressort marchand est déterminant, il s’accompagne de moyens de transports adaptés, les bateaux susceptibles de franchir les mers au XVIème, l’invention du moteur avec la révolution industrielle du XIXème, et aujourd’hui, les nouvelles technologies, en particulier celles de l’informatique et de l’échange dit virtuel de données. De votre ordinateur chez vous, vous pouvez pratiquement donner des ordres de bourses sur une des places financière à l’autre bout du monde, laquelle est connectée à toutes les autres, de sorte qu’il n’existe plus qu’un seul et vaste marché.

Remarquons que ces mondialisations sont plus rapprochées entre elles. Trois siècles séparent les premières, un siècle et demi les dernières. Il y aura sans doute, et rapidement, une quatrième mondialisation, une quatrième étape d’une unique mondialisation.

Economie et techniques donc. Mais aussi phénomène culturel, dont il est bien difficile de dire s’il est la conséquence des premières ou leur cause, comme de l’œuf et de la poule on ne saurait décider qui vient en premier. Si le marché semble si déterminant, c’est que d’autres instances qui occupaient l’espace des relations internationales se sont effacées. Et effectivement, les Etats et leur politique semblent ne plus dicter leurs lois, mais subir celles de l’économie qui s’imposent. La diplomatie états-unienne est bien silencieuse par rapport à la Chine, là où Google décide de supprimer toute censure, et les intérêts financiers commandent nombre d’interventions diplomatiques quand les chefs d’Etat ne se sont pas purement et simplement transformés en VRP de l’entreprise nationale.

L’économie la plus forte revend en même temps que ses produits son idéologie. Nous sommes tous américains, mangeons et consommons américain. Le ketchup, le Caco-cola et McDonald’s, le cinéma hollywoodien et le libéralisme. Nous ne pouvons cependant pas caricaturer. Car si la mondialisation nivelle les cultures par une espèce de vulgate indigente, elle fait aussi se rencontrer les cultures et leur permet de s’enrichir. Jamais nous n’avons disposé d’autant d’informations. Un terrible tremblement de terre en Haïti ou un raz-de-marée en Thaïlande, et la communauté internationale vole au secours. Nous pouvons ne plus ignorer les cultures du bout du monde ; la planète est un village où nous avons beaucoup de voisins que nous sommes heureux de découvrir. Le pluralisme est une chance autant qu’une menace ; chance en tant qu’il permet la découverte de l’autre qui me permet d’être toujours plus moi ; menace en tant que relativisme ou abandon des cultures, souvent au profit d’une uniformisation bien fade ; chance comme échange[2], menace comme uniformisation.

Les institutions internationales sont en crise dit-on, notamment depuis que les Etats-Unis ont décidé unilatéralement de réduire leur financement de l’ONU ou d’envahir l’Irak. Elles apparaissent cependant plus nécessaires que jamais, et l’on s’en rend compte, comme avec les questions d’écologie. Copenhague n’est certes pas une réussite, mais a permis de prendre conscience que les Etats ne pouvaient que travailler ensemble parce qu’embarqués sur le même bateau, sur la même planète. Le prochain sommet saura que la parole de tous compte. Cela ne garantira pas encore la réussite, mais la suprématie occidentale, comme ignorance des autres pays est en train de se lézarder. On peut espérer que ce soit pour un concert des nations, et non pour une nouvelle oppression par un nouveau leader.

Avec l’économie, les techniques, la culture, il faut bien sûr parler des flux migratoires. Les précédentes mondialisations n’avaient pas amenés de tels brassages de populations, ou du moins, les plus pauvres étaient majoritairement restés chez eux, et ce sont les Occidentaux qui avaient colonisés. Or les plus pauvres arrivent en grand nombre à la porte des pays riches qui se protègent honteusement en érigeant des murs à leurs frontières, comme si un mur pouvait arrêter la pauvreté... Il y a même une colonisation des Etats-Unis dont la deuxième langue devient l’espagnol. Lorsque la langue d’un pays change, n’est-ce pas que ce pays est colonisé ?

Est-ce le propre de la mondialisation, ou bien est-ce une caractéristique qu’elle hérite de la modernité ? Parmi les paradoxes de la mondialisation le moindre n’est sans doute pas le fait d’un accroissement de l’individualisme au moment même où il apparaît que tous sont irrémédiablement liés par un même destin.

« C’est sur la longue durée qu’il faut replacer l’interprétation de soi de l’identité moderne et l’ambivalence qui la caractérise aujourd’hui. Ce que nous venons d’appeler “individualisme” est né avec le projet de maîtrise exercé d’abord à l’égard de la nature sur la base de la cosmologie scientifique triomphante au XVIIe siècle. C’est ce même projet qui, avec les Lumières, s’est étendu à l’histoire humaine et donc à la sphère politique. […] L’autonomie morale, proclamée par Kant, appartient au même cycle de la maîtrise : maîtrise de la nature, maîtrise de l’histoire et de la politique, maîtrise de soi. C’est cette maîtrise relayée par le développement technologique qui s’exprime dans l’auto-interprétation de l’homme moderne comme individu autonome. Or, c’est cette même auto-interprétation qui se retourne aujourd’hui contre elle-même et produit cette identité scindée, faite de l’entrelacement entre une attitude positive à l’égard de sa propre réussite et une conscience critique d’elle-même. Tout se passe comme si le dynamisme de la maîtrise avait dépassé son propre but et payé son triomphe d’un prix de plus en plus inacceptable. Les symptômes évoqués plus haut ne sont que les effets les plus visibles de ce paradoxe : à l’identité de l’homme moderne appartient la création conjointe d’un espace public de délibération et de décision et d’un espace privé de vie familiale et d’intimité ‑ mais aussi, outrepassant ce double but, la désaffection simultanée pour la pratique politique et pour les liens affectifs dans la famille nucléaire. Le même homme qui se vise autonome se découvre seul. C’est cette coïncidence entre la culmination d’un grand dessein et son outrepassement pathologique qui fait l’ambivalence moderne. Tout cela a été dit, mieux que nous ne pouvons le faire, par Horkheimer et Adorno dans leur critique de l’Aufklärung ; pour eux, le désenchantement du monde, sobrement enregistré par Max Weber, exprime le désenchantement de la raison ramenée de son statut de sagesse pratique à sa fonction instrumentale. Que la plupart de nos contemporains se pensent d’abord comme consommateurs, puis comme travailleurs, enfin seulement comme citoyens, ce n’est là que le signe le plus voyant, le plus caricatural, de l’autodéception d’un grand projet. » [3]

La mondialisation ne saurait être perçue purement négativement ou positivement. Elle est ambiguë, ambivalente, source du meilleur comme du pire. Je m’arrête à un aspect de la mondialisation, certes pas neuf, puisque mondialisation il y a déjà eu, mais cependant revêtant une forme nouvelle, la question de la vérité, la crise de la vérité.


La crise de la vérité

C’est devenu une évidence en Occident, la perte des repères. Ce n’est pas seulement une question morale. C’est une question de sens, sens de l’existence, sens du vivre-ensemble. Que se passe-t-il donc pour que ce sens ne soit plus disponible ? Faut-il mettre un place un programme de restauration du sens ? Aurait-il quelque chance de fonctionner ?

Si l’on parle de perte, c’est qu’on estime que la situation a changé. Qu’a-t-on perdu ? On ne perd pas le sens ou les repères comme on perd ses clefs. Qu’est-ce que cela désigne la perte du sens ? Faut-il la déplorer ?

Dans les civilisations premières, la société est organisée selon des règles qui déterminent autant les rapports des hommes entre eux, que les rapports de l’homme à son environnement et aux dieux. Ces règles ne sauraient être remises en cause sous peine de créer un dérèglement qui pourrait avoir des conséquences dramatiques. Les Grecs ne pensent pas autrement ; la tragédie grecque pourrait l’illustrer. œdipe a voulu savoir plus qu’il ne devait, il a refusé de se soumettre au destin et la démesure est cause de son malheur. Même le roi ne se rebelle pas impunément contre l’organisation sociale, contre la vérité de la tradition ancestrale et du mythe. Remettre en cause cette vérité, c’est s’exclure de la société et mourir. C’est ce qui fait la solidité, la continuité des sociétés premières, en même temps que leur limite, notamment comme contrainte sur l’individu, comme privation de liberté, comme résistance à l’invention.

Le christianisme et la République jusqu’à la seconde guerre mondiale ne changent pas fondamentalement les choses. Ecouter l’Eglise, c’est accepter un sens et une instance de la vérité. Lorsque la République, en France, prétend prendre le relais de l’Eglise pour dire le sens, elle récupère la morale de celle-ci. Si conflit il peut y avoir entre l’instituteur et le curé, n’est-ce pas parce qu’ils chassent sur les mêmes terres, parce qu’ils sont concurrents ?

Ce que l’on aurait alors perdu, ce serait d’abord une institution capable de dire le sens, capable de dire la vérité. La science a aujourd’hui largement abandonné cette prétention qu’elle avait revendiquée aussi naïvement qu’imprudemment en son âge positiviste, peut-être pas toujours dépassé, d’ailleurs. La science ne prétend plus dire le vrai, mais seulement la cohérence d’une représentation (mathématique) du réel. Que le réel ne se réduise pas à sa représentation, elle le sait. C’est d’ailleurs ce qui relance la recherche.

Plus imprudemment, au moment fort du scientisme, l’Eglise catholique a défini dogmatiquement l’infaillibilité pontificale. (Alors qu’elle se prétend traditionnelle, elle ne cesse d’innover, car jusqu’à présent, c’est l’Eglise qui était infaillible, non le Pape, et encore, cela signifiait non pas que l’on ne pouvait pas dire d’erreur, mais que l’on ne s’égarait pas à faire confiance à la Parole du Christ que l’Eglise était chargée de faire résonner (catechesis) ; c’est le Christ qui ne peut nous tromper, aussi son corps ne peut faillir dans la foi, quand bien même évidemment, il se trompe aussi.) D’un certain point de vue, l’Eglise était en avance à refuser à la science le dernier mot de la vérité de l’homme. Mais d’un autre point de vue, en prétendant que le Pape était infaillible, elle pouvait laisser croire qu’il possède la vérité. Si tel est le cas, la recherche de la vérité n’a plus de sens, puisque le sens est connu. Le dynamisme de la science ne pâtit pas de la fin (comme possession) de la vérité, au contraire. Le dynamisme de la quête religieuse pourrait souffrir de la fin (comme dernier mot et possession de la splendeur de la vérité[4]) ; s’il n’y a plus rien à chercher, que reste-t-il à faire ?

Plus grave encore, l’Eglise, comme toute institution, plus que toutes peut-être parce que l’une des plus anciennes, si ce n’est la plus ancienne, offre forcément un visage de contre-témoignage. Certes, pas seulement ni peut-être d’abord, mais cependant aussi. Et les repentances de Jean-Paul II sont mal acceptées par certains, et pas seulement les intégristes, car elles sont la reconnaissance de ce que l’Eglise n’a pas toujours bien fait, a porté contre-témoignage, non pas seulement tels ou tels de ses membres, mais l’institution en tant que telle, certes toujours à travers ses membres.

Si le contre-témoignage est une explication psychologique et historique de la chute de l’Eglise comme instance de vérité, il n’en constitue pas cependant l’explication fondamentale. Ce qui se passe, dans la société occidentale au XIXème siècle comme fin des instances de vérité n’est pas une histoire nouvelle, n’est pas circonstanciel. C’est la prise de conscience du fait que, contrairement aux apparences, il n’y a jamais eu d’instance de la vérité, ou plutôt que ce qui était instances de vérité n’en étaient que des apparences. La proclamation de l’infaillibilité pontificale pourrait bien être le chant du cygne des instances de vérité. La mondialisation comme expérience de pluralité n’y est pas pour rien. Mais la crise de la société grecque qui donne naissance à la démocratie athénienne disait déjà cette même crise de la vérité. Même l’effort d’Hésiode pour mettre un peu d’ordre dans les mythes ne réussit pas à redonner force de persuasion aux mythes. La vérité qui s’imposait par la tradition et la religion est désormais soumise à la discussion. On peut critiquer l’autorité de la tradition ou de ce qui la représente sans être sacrilège ou sans commettre un crime de lèse-majesté.

L’on ne saurait, si l’institution est discréditée, recourir à la révélation, comme pourtant on le fait trop souvent. On pourrait s’étonner de la place que le concept prend en théologie catholique. Il faut attendre 1870 pour qu’il soit l’objet d’une définition conciliaire, et plus encore 1965 ! Révélation jusqu’à la Renaissance puis l’apparition du déisme au 17e et plus encore au 18ème siècle, n’est pas un corps de vérités, mais l’action d’un Dieu qui se donne[5]. Ce Dieu se donne dans la faiblesse de la chair, celle d’un enfant, celle d’un supplicié. Rien d’éclatant, d’évident, d’univoque, sans splendeur, sans beauté ni éclat comme dit Isaïe, mais une invitation à décrypter, à entrer dans le mystère, non pour le supprimer, mais pour y découvrir le Dieu plus grand, qui reste ineffable. C’est le Psaume 19 (18) : C’est un récit, mais il n’y a pas de mots.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus de vérité ? C’est ce que prétendraient ceux que Platon nous fait appeler un peu rapidement et péjorativement les sophistes. Et de fait, il s’est trouvé de nombreuses personnes ou théories que cela arrangeait de jeter le bébé avec l’eau du bain, la fin des instances de la vérité avec la vérité elle-même. Platon ni Aristote, tout deux en opposition aux sophistes, le montrent.

Pour Platon il y a forcément rapport conflictuel entre le politique et la vérité, entre la démocratie et la philosophie ; La vérité est alors projetée dans l’idéalité de ce que Nietzsche, pas très justement, appellera un arrière monde. Pour Aristote, plus pragmatiquement, la vérité pour non disponible qu’elle soit, n’en est pas moins la source de la vie en société, celle qui, par le logos permet de régler les conflits ou le vivre-ensemble sans recourir à la violence, la loi du plus fort ou à la guerre[6].

Force est de constater que si le logos permet parfois d’échapper à la violence, ce n’est pas systématique, ni peut-être le plus commun, sans compter que le logos peut aussi lui-même être source de violence. On n’en finit pas de cette vérité qui échappe et les sophistes peuvent toujours pointer le bout de leur nez. La sophistique, au sens péjoratif du terme, rhétorique trompeuse qui recherche l’intérêt plus que le vrai, si elle a entériné l’indisponible de la vérité, continue cependant à faire comme si une loi s’imposait. Puisque le vrai n’est pas accessible, suivons ce qui marche, ce qui est efficace, ce qui rapporte. Le fait que ça marche est bien la preuve que c’est vrai, ou au moins vraisemblable. Peu importe une vérité du sens de l’homme ou du vivre-ensemble. L’abandon de la vérité ne fait pas disparaître la nécessité de la vérité. Elle la travestit. C’est l’intérêt qui fait désormais loi et plus rien ne vient le critiquer. N’est-ce pas ce que nous vivons ? L’économie se fait nouvelle instance de vérité et l’on ne peut que lui sacrifier, et l’on ne peut être sacrilège. L’homme dit développé est aussi arriéré, pour parler comme lui, que les peuples premiers : il ne peut vivre sans instance du vrai ; à l’arbitraire de l’oracle ou de l’ordalie, dont on prétendait d’ailleurs qu’il avait des lois, a succédé un arbitraire dont on prétend pourvoir mathématiser ses lois, autrement plus meurtrier. Qu’est le libéralisme sauvage que nous connaissons et qui, malgré la crise, semble se porter mieux que jamais (les banques recommencent à verser des bonus insensés) ? C’est le nouveau vocabulaire sophiste.

« Dans de nombreux pays américains domine toujours plus un système connu comme "néolibéralisme" ; ce système, faisant référence à une conception économique de l’homme, considère le profit et les lois du marché comme des paramètres absolus au détriment de la dignité et du respect de la personne et du peuple. Il a parfois évolué vers une justification idéologique de certaines attitudes et façons de faire dans le domaine social et politique qui provoquent l’exclusion des plus faibles. En réalité, les pauvres sont toujours plus nombreux, victimes de politiques déterminées et de structures souvent injustes. »[7]

Nous sommes, comme sans doute depuis toujours finalement, devant un paradoxe donc il faut espérer qu’il ne soit pas une impossibilité. La vérité n’a pas de bouche pour parler et s’imposer et pourtant, l’on ne saurait renoncer à la vérité sans aller tout droit à la barbarie. Comment vivre sans l’artifice des institutions du sens et sans abandonner l’exigence de sens ?

En constatant la vanité des institutions du sens, (elles ne sont que buée, apparence évanescente) nous commettons un acte gravissime, ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu, ce que l’on appelle un sacrilège. Il ne s’agit pas ici de devenir athée, mais de constater que Dieu, comme boussole idéologique, comme instance de sens et de vérité, ça ne marche pas. Constater, seulement constater, mais ce constat est un acte volontaire, que les institutions du sens ne sont pas, c’est effacer l’horizon, les repères. Comment vivre au monde s’il n’y a plus de sens, de direction, de boussole ? C’est cela l’enjeu de monde contemporain, mondialisé. C’est cela l’expérience de toute société, mais l’expérience du pluralisme conduit à ce que Nietzsche, il y a presque cent cinquante ans disait. Ce ne sont plus seulement quelques intellectuels philosophes qui savent qu’il n’y a plus de vérité. C’est un fruit du pluralisme et de la mondialisation qui relativisent toute culture en même temps qu’elle les soumet à la critique les unes par les autres. Il n’est plus évident que la culture occidentale est la meilleure. Elle-même est relativisée, est déchue de son statut d’instance du sens. L’Islam revendique aussi le droit à la vérité, pas toujours, c’est le moins que l’on puisse dire, de manière très pacifique. Les sociétés traditionnelles aussi font valeur la richesse de leurs cultures. Le modèle états-unien, comme dernière métamorphose de la suprématie occidentale, fait autant rêver autant qu’il suscite la haine.

En Occident Mai 68 constitue la prise de conscience de la vanité des institutions du sens, la fin des idéologies. Et les contempteurs de mai 68 pourraient bien être que des arriérés du sens, des nostalgiques d’un monde qui n’avait peut-être jamais vraiment existé, ou bien auquel ils ne voudraient surtout pas revenir Contester 68, c’est contester l’absence des institutions du sens pour être mieux sûr, de faire valoir son intérêt, celui du néo-libéralisme. Il faudra interroger sur ce point autant la droite actuellement aux pouvoir en France que nombre d’évêques français.

« C’est parce que rien ne va plus de soi que tout doit être interprété, ou encore parce que, dans le monde où nous vivons, le sens n’est plus livré d’avance qu’il doit être conquis. »[8]

L’enjeu, désormais, c’est non seulement de vivre en vérité, mais d’apprendre ensemble les règles de cette vérité pour aujourd’hui. L’homme contemporain ne doit pas seulement apprendre à vivre dans un système prédéfini qui s’impose autoritairement. Il doit inventer avec et pour les autres ce qui aujourd’hui permet de vivre. Il doit non seulement jouer mais inventer les règles du jeu. L’actuelle mondialisation a agrandit d’un seul coup le terrain du jeu et plus personne ne peut être exclu, plus personne ne peut faire le mort. Nous en sommes au début, et je ne suis pas étonné, même si nous avons de quoi être inquiets, que nous ne sachions pas encore faire.

Une question cependant : Comment ne pas être un tricheur dans ces conditions ? Comment ne pas tricher si ce sont les joueurs qui fixent les règles ? C’est justement ce que nous devons apprendre. Sommes-nous si désemparés que cela ? Il n’y aura plus jamais ; à supposer qu’il y eut, de solutions toutes faites en « y’a qu’à », « faut qu’on ». Plus que jamais, les populistes devraient être déboutés car aucune solution ne peut apparaître comme l’évidence de la vérité.


Le prêtre, les prêtres et l’Eglise

La théologie du prêtre telle que la connaissons est marquée par une double possibilité.

« Autant dans les milieux théologiques que dans la pratique pastorale concrète et dans la formation du clergé, se juxtaposent, voire se confrontent, deux conceptions différentes du sacerdoce. Il y a quelques années déjà, je relevais à ce propos qu’il existe “d’un côté une conception socio-fonctionnelle qui définit l’essence du sacerdoce par le concept de service : le service de la communauté dans l’accomplissement d’une fonction ; d’autre part, il y a la conception ontologico-sacramentelle qui, évidemment, ne nie pas le caractère de service du sacerdoce, mais le voit aussi comme ancré à l’être du ministre, et considère que cet être est déterminé par un don accordé par le Seigneur à travers une médiation de l’Église qu’on appelle sacrement” Le glissement terminologique lui-même, le passage du terme “sacerdoce” à ceux de “service, ministère, charge” est un signe de ces différences de conception. Car le premier d’entre eux, celui d’une référence ontologico-sacramentelle, renvoie au primat de l’Eucharistie dans le binôme “sacerdoce-sacrifice” ; tandis que le second renverrait au primat de la parole et du service de l’annonce.

À tout bien considérer, il ne s’agit pas de deux conceptions opposées, et la tension qui existe effectivement entre elles se résout de l’intérieur. C’est ainsi que le décret Presbyterorum ordinis du concile Vatican II affirme : “En effet, l’annonce apostolique de l’Évangile convoque et rassemble le Peuple de Dieu, afin que tous […] s’offrent eux-mêmes en ‘victime vivante, sainte, agréable à Dieu’ (Rm 12, 1). Mais c’est par le ministère des prêtres que se consomme le sacrifice spirituel des chrétiens, en union avec le sacrifice du Christ, unique Médiateur, offert au nom de toute l’Église dans l’Eucharistie par les mains des prêtres, de manière non sanglante et sacramentelle, jusqu’à ce que vienne le Seigneur lui-même”. »[9]

Ce texte reconnaît deux conceptions. Peut-on penser qu’elles sont compatibles, rien n’est moins sûr, et le Concile lui-même les juxtapose sans pouvoir les articuler, confronter à sa propre impossibilité[10]. On peut bien dire presque dogmatiquement que l’herméneutique du dernier concile doit être de continuité[11], l’histoire ne semble pouvoir ratifier une telle affirmation. En outre, le dernier concile n’est pas seulement un texte mais un esprit et ce serait le trahir de le lire à la lettre, qui tue. Quoi qu’il en soit, voilà déjà un bel exemple de conflit des interprétations parce que l’instance de vérité ne peut plus s’imposer d’elle-même.

L’incompatibilité est visible en particulier dans l’usage que le Concile fait, à la suite du Nouveau Testament, du vocabulaire que le français traduit univoquement par prêtre. Chaque fois Presbyterorum ordinis parle des prêtres (les anciens, les presbytres) pour réserver le terme de prêtre (sacerdote) au Christ, le seul grand prêtre qui, d’après l’épître aux Hébreux a offert une fois pour toute le sacrifice. Ce faisant, non seulement l’insistance est mise sur le pluriel du corps presbytéral, mais ce dernier n’est peut prétendre prendre la place du Christ, puisqu’il n’est même pas appelé comme lui. Cette logique veut renouer avec une théologie des ministères qui ne soit pas un traité du sacrement de l’ordre, mais une partie de l’ecclésiologie. Il n’est pas possible de comprendre le prêtre comme un en soi ; les prêtres ont été consacrés et envoyés pour une communauté avec laquelle ils ont reçu consécration et mission, par le baptême, d’annoncer la parole du Seigneur jusqu’aux extrémités de la terre.

Très curieusement, lorsque l’on parle de l’eucharistie, on ne sait plus parler ainsi des prêtres. Le singulier revient, ainsi que le vocabulaire sacerdotal. Le prêtre ne parle plus in persona ecclesiae mais in persona Christi, comme si d’ailleurs, il était possible de séparer l’Eglise et le Christ. Je ne peux ici analyser dans le détail les conséquences de cette lecture sur les propos précédemment cités de Benoît xvi ; je ne peux non plus développer les fondements et les implications de deux ecclésiologies[12].

Je pense qu’il est aussi urgent que difficile de proposer une théologie des ministères et en particulier du ministère des prêtres. L’enseignement des derniers Papes est prisonnier comme le Concile des deux conceptions, ce qui signifie qu’ils donnent à penser aussi le service, non pas comme une désignation socio-fonctionnelle ‑ quelle horreur ! ‑, mais comme un ministère ; le service de la communauté pour qu’elle soit fidèle à sa propre vocation.

« Nous devons comprendre notre sacerdoce ministériel comme une "subordination" au sacerdoce commun de tous les fidèles […]. »[13] L’ordinatio comme subordinatio !

« Il existe encore la tendance à identifier unilatéralement l’Eglise avec la hiérarchie, en oubliant la responsabilité commune, la mission commune du Peuple de Dieu, que nous sommes tous dans le Christ. […]

Il est tout d’abord nécessaire de renouveler l’effort pour promouvoir une formation plus attentive et fidèle à la vision de l’Eglise dont j’ai parlé, et cela aussi bien de la part des prêtres que des religieux et des laïcs. Toujours mieux comprendre ce qu’est cette Eglise, ce Peuple de Dieu dans le Corps du Christ. Il est dans le même temps nécessaire d’améliorer l’organisation pastorale, de façon à ce que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des “collaborateurs” du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme “coresponsables” de l’être et de l’agir de l’Eglise, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. Cette conscience commune de tous les baptisés d’être Eglise n’amenuise pas la responsabilité des curés. C’est précisément à vous qu’il revient, chers curés, de promouvoir la croissance spirituelle et apostolique de ceux qui sont déjà assidus et engagés dans les paroisses: ils sont le noyau de la communauté qui constituera un ferment pour les autres. »[14]

L’Eglise est servante de l’humanité et les ministères, comme leur nom devrait suffire à le dire, sont au service de cette Eglise pour qu’elle puisse servir. Ils n’ont pas d’autre raison d’être comme elle n’a pas d’autre raison d’être. C’est l’Eglise qui chante, et non pas Marie, ou pas seulement Marie, ou alors Marie comme image de l’Eglise qui présente Jésus à l’humanité : Le Seigneur s’est penchée sur son humble servante, désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Cardinal archevêque de Bombay disait au Concile :

« Il faut montrer le vrai visage de l’Eglise, de telle sorte qu’en soit bannie toute idée de domination. Dans ce premier chapitre [du projet de texte sur l’Eglise], on montre déjà que l’Eglise est à elle-même sa fin, on la montre comme étant le terme de la Rédemption, non comme étant une communauté ouverte au monde à qui elle est donnée non pour dominer mais pour servir. Il est bien fait mention de service ; mais par rapport au Christ et à son corps mystique, non par rapport au monde. […] S’il est bien vrai que l’Eglise existe en elle-même, elle n’existe pas pour elle-même, c’est-à-dire que l’Eglise existe non pour dominer le monde, mais pour le servir ; non pour recevoir du monde des privilèges, mais pour souffrir pour lui. L’Eglise est une minorité, une minorité puissante, audacieuse, fervente, au service de la majorité. Le Cardinal Newman a très clairement exposé cette idée, rappelée par Jean xxiii dans son encyclique Ad Petri cathedram, lorsqu’il dit : “Grandir, nous le devons. C’est une prérogative de notre origine apostolique. Mais quelle valeur a cette croissance en nombre sans manifestation morale correspondante de la communauté ?” […]

Je voudrais rappeler les paroles dont s’est servi dimanche le Saint-Père [Paul vi] : “Que le monde le sache : l’Eglise le regarde avec une grande affection ; elle se tourne vers lui avec une admiration sincère, un désir non pas de dominer, mais de servir ; non pour le mépriser, mais pour accroître sa dignité ; non pour le condamner, mais pour lui apporter soutien et Salut.” Cette idée de service n’est-elle pas l’enseignement constant du Christ ? […] Une image de l’Eglise, Mère et Maîtresse ? Une image de l’Eglise où tous les peuples d’Orient et d’Occident trouvent un abri dans la joie ? ou bien l’image d’une Eglise “servante”, à l’exemple de son Fondateur dont le Vicaire sur la terre veut se faire appeler “Serviteur des serviteurs de Dieu” ? Jugez vous-mêmes. »[15]

Cela m’invite dans le prochain point à ne pas parler du prêtre et la mondialisation, mais de l’Eglise et la mondialisation. Mais avant, il faut encore mentionner une chose, toujours en ecclésiologie.

L’Eglise n’est pas une multinationale dont le siège serait à Rome et dont les diocèses de ne seraient que des succursales. Mondialisation ne rime nullement avec universalité ou catholicité. L’Eglise n’est pas la championne de la mondialisation, en ce sens. Au contraire, elle inscrit l’universalité dans la particularité, dans la singularité. Une ecclésiologie de communion développerait sans difficulté ce point[16]. La pratique le montre tout autant.

Dans chaque diocèse, pour peu qu’il soit en communion avec les autres Eglises sous la présidence de l’Eglise de Rome qui veille à la charité, l’Eglise catholique est présente. L’Eglise n’est pas plus catholique à Rome qu’à Farafangana ; l’Eglise n’est pas plus catholique dans un rassemblement international que dans une célébration au fin fond d’un diocèse. Que l’expérience internationale puisse enrichir notre compréhension de l’Eglise, cela est certain. Que la mondialisation favorise les échanges internationaux, cela l’est tout autant. Et cependant, on ne saurait confondre catholicité et mondialisation. C’est selon Vincent de Lérins autre chose qui définit la catholicité[17] ; ce qui est cru par tous, partout, toujours.

Si l’international fait toucher quelque chose d’extraordinaire, c’est que je ne me connais jamais autant que lorsque je rencontre l’autre. Et plus l’autre a des visages différents, plus je peux saisir ce qu’est mon Eglise, avec ses dons et ses limites dans la réalisation, ici et maintenant de l’unique Eglise du Christ. Ce n’est pas que l’international qui permet cela, et théologiquement, c’est aussi et peut-être d’abord l’œcuménisme.

Les structures planétaires risquent d’être des échappatoires, plus ou moins virtuels. La logique d’incarnation ne me fait pas être plus mondial à traverser la planète dans tous les sens. Le tourisme de masse pourrait en être la triste illustration. Elle me convoque dans ce qui trop souvent m’apparaît comme la pauvreté de mon quotidien, mais qui, parce que le Christ habite au milieu de nous, est le sacrement du Royaume.


L’Eglise et la mondialisation

Je ne saurais reprendre un discours de morale que j’ai jusqu’à présent écarté par manque de compétences. La dernière encyclique sociale pourrait ouvrir bien des pistes, même si certains lui ont reproché d’être trop silencieuse sur la finance au moment même ou éclatait la crise des banques mondiales[18].

Puisque j’ai surtout décrit la situation mondiale à partir de la question de la vérité, c’est avec cette perspective que je répondrai à la question de la situation de l’Eglise dans la mondialisation.

Faut-il chercher à proposer une spécificité chrétienne ? Faut-il que le christianisme, dans le concert de la mondialisation propose son modèle afin que tous s’y rendent ? Certes, il nous est demandé de faire de toutes les nations des disciples. On pourra se demander si cet impératif ne signifie pas aussi qu’il faudrait les landes de nos cœurs soient converties ; l’annonce de la Bonne Nouvelle à tous n’a pas pu vouloir signifier tant pour Jésus que pour l’évangéliste le quadrillage de la planète par une organisation ecclésiale. Nous le savons bien. L’évangélisation n’avance pas parce que nous aurions construit une chapelle dans chaque district ou village quoi qu’il puisse en être de la légitimité d’une telle opération. Il ne faut pas confondre le sens, le but et le moyen. Il est facile de construire des églises, il est plus difficile d’évangéliser, et les autres et nous-mêmes. Ce n’est jamais fini.

Mgr Rouet, l’évêque de Poitiers, invite les catholiques de son diocèse à ne pas s’affoler en vain. Marthe, Marthe, tu t’agites pour bien des choses, une seule est nécessaire pourrions-nous dire. Les chrétiens sont invités à être sel de la terre et lumière du monde. A qui servirait la lumière si tous étaient lumière ? Le plat ne serait-il pas immangeable si tous étaient sel ? Importe plutôt, comme dit l’évangile, que le sel ne se dénature pas, ne s’affadisse pas. Sans quoi, avec quoi salera-t-on ?

Il faut plutôt dire que la fidélité à notre maître peut faire de nous, parmi d’autres, mais sans aucun doute de façon particulière, les veilleurs de l’humanité. N’allons pas trop vite prétendre que l’Eglise serait experte en humanité, non que cela soit faux, mais j’ai déjà fait allusion aux contre-témoignages. Il vaudrait mieux que ce soit ce que l’on dise de nous, plutôt que nous ne le disions nous-mêmes dans une sorte d’auto-célébration. On le voit, ce n’est pas d’abord par un savoir que nous serions les gardiens de nos frères (Cf Gn 3) mais à cause de la quête du Christ. Les témoins de l’évangile, que cela nous plaise ou non, aux yeux du monde, sont aujourd’hui les artisans de la charité. Certes, la charité sans la vérité pourrait vite être générosité aveugle et coupable. Comme dit le psaume, il faut qu’amour et vérité se rencontrent pour que justice et paix s’embrassent.

L’évangélisation ne se fait pas selon les normes d’une campagne de pub. Il ne faut pas confondre évangélisation et communication. Il ne faut pas imaginer que parce que beaucoup auraient entendu la prédication, tous seraient convertis. Certes, il faut que l’on puisse entendre (cf. Rm 10, 14-18) mais l’évangélisation, la mission, est dialogue et non déversement sur l’humanité de certitudes, même vraies.

Ce qui nous garde dans notre manière d’être en humanité pour être gardiens ou veilleurs de nos frères, c’est que nous ne sommes pas à l’origine de notre action, mais que notre action est une réponse. Dieu le premier nous a aimés, et nous répondons à son appel en étant répondant, responsables de nos frères. Ce n’est pas tant nous qui allons à Dieu, aussi dignes de respects que soient tous les efforts de l’homme pour vivre avec Dieu, ce que l’on appelle les religions. C’est lui qui vient à nous.

La suite du Christ, dans un monde mondialisé, dans le pluralisme des cultures et des religions, dont le dernier concile a reconnu qu’elles pouvaient même être des voies de salut, nous invite à privilégier une compréhension de notre spécificité non pas comme un contenu de savoir, mais comme l’accueil du Dieu plus grand qui a pour dessein une vocation pour l’homme si grande, trop grande, la divinisation, rien moins que cela. Pourrions-nous être, dans l’aventure humaine, quelque forme qu’elle prenne, les vigiles de la vocation divine de l’humanité ? Cela, une fois encore, nous ne le dirons pas par une action ou un discours que l’on pourrait repérer comme foncièrement différent des autres actions et discours. C’est un style[19], le style chrétien, une allure, une marche comme une suite, une parole comme une réponse. Parler de style, c’est notamment nous inviter à être les témoins de notre Maître par un style de parole proche du sien, par une communication à partir de sa parole, qu’il n’a jamais écrite et qui ne peut donc, par nos bouches, que demeurer une parole vive.

Pour jouer le jeu en étant les inventeurs et les garants de la règle, l’humanité a autant de possibilités qu’elle a de puissance de destruction. L’Eglise ne pourra plus prétendre être maîtresse d’humanité si cela signifie qu’elle connaît, elle les solutions. Elle devra sans doute contester toute instance qui prendrait la place du sujet supposé savoir en même temps que dans l’absence d’institution du sens, elle devra rappeler qu’il est impossible de faire son deuil du sens, si le sens, ce n’est pas l’explication du monde, mais la dignité de l’homme.

La vérité comme contenu, énoncé, catéchisme n’est pas ce qui convient parce qu’elle n’est pas selon le style de Jésus parce que aussi, nos contemporains n’en veulent pas, que nous soyons en Occident ou à Madagascar. Pourquoi donc est-ce si dur de faire de la catéchèse ici comme ailleurs ? Peut-être devrions-nous ne pas trouver la faute que chez les auditeurs. Jamais Jésus, ou presque jamais Jésus n’a ainsi réagi. Il s’est débrouillé à se faire comprendre. Cela ne marche pas à tous les coups, mais alors, on n’invective pas les autres, on prend le chemin étroit… qui est croix pour le disciple.

La vérité n’est pas un dogme, elle est un procès. Il faut que l’Eglise, dans ce monde, fasse entendre ce qu’elle a toujours fait lorsqu’elle a véritablement su présenter son Seigneur, ouvrir un chemin de vérité, mettre en route sur un processus de vérité. Si Jésus parle en parabole, c’est pour que surtout nous ne puissions en répétant servilement fusse sa propre parole, nous ne croyons pas tenir, saisir le vrai. C’est nous qui sommes saisis (Ph 3, 12-13). La vérité se cherche ou n’est pas. La vérité est quête, désir ou n’est pas. Le texte biblique est procès de vérité, c’est-à-dire aussi de conversion ; c’est sur lui qu’il faut caler notre parole. Nous devons raconter l’inénarrable, voilà l’enjeu.

A un monde qui cherche le bonheur, ne sommes-nous pas bien placés, à faire connaître que son désir est encore plus vaste qu’il ne le croyait ? La vérité de la vie de l’homme est plus grande que l’homme lui-même, et c’est justement pourquoi on ne peut la dire, et c’est justement pourquoi nous devons nous aussi parler en parabole.



[1] Je me suis servi de O. Mongin, « Face aux raisons et déraisons de l’histoire : agir dans la mondialisation », Dieu et la raison, Bayard, Paris 2005, pp. 76-87 et A. Durand, La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Cerf, Paris 2003.

[2] L’émission Culture vive de Pascal Paradou sur RFI mérite d’être recommandée.

[3] Voir P. Ricœur, « Langage politique et rhétorique » (1990), Lectures 1, Autour du politique, Seuil, Paris 1991, pp. 172.

[4] Cf. J. Leclercq, « La vérité qui ne resplendit pas ou la vérité de la vie », Qu’est-ce que la vérité ?, Cerf, Paris 2009, pp. 19-41.

[5] H. Bouillard, « Révélation et histoire », Vérité du christianisme, DDB, Paris 1989, pp. 183-198.

[6] Je m’inspire ici de M. Revault d’Allonnes, « Y a-t-il une vérité du vivre ensemble ? », Qu’est-ce que la vérité ?, op. cit., 43-56.

[7] Jean-Paul ii, Ecclesia in America, n° 56, Documentation catholique, 7 février 1999, p. 129.

[8] J. Greisch, L’âge herméneutique de la raison, Cerf, Paris 1985, pp. 27-28.

[9] Benoît xvi, Audience générale 24 juin 2009 (OR du 25/06/09, trad. DC) citant respectivement J. Ratzinger, « Ministero e vita del Sacerdote », dans Elementi di Teologia fondamentale Saggio su fede e ministero, Brescia 2005 ; p. 165 et Prebyterorum ordinis 2.

[10] Cf. par exemple, C. Theobald, « La différence chrétienne. A propos du geste théologique de Vatican ii », Etudes janv. 2010, pp. 65-76.

[11] Benoît xvi, Message au Congrès de Rome (29 05 09) se référant au Discours à la Curie romaine du 22 12 05.

[12] Voir, en particulier, Y. Congar, « L’“Ecclesia” ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique », La liturgie après Vatican II, Cerf, Paris 1967, pp. 241-282 ; L’ecclésiologie de saint Augustin à l’époque moderne, Cerf, Paris 1970, pp. 168-174 ; Ministères et communion ecclésiale, Cerf, Paris 1971. P.-M. Gy, « Réflexions sur le vocabulaire antique du sacerdoce chrétien », Etudes sur le sacrement de l’ordre, Cerf, Paris 1957, 125-145 ; « Eucharistie et “Ecclesia” dans le premier vocabulaire de la liturgie chrétienne », LMD 130 (1977), pp. 19-34 ; « Le "nous" de la prière eucharistique », LMD 191 (1992 / 3), pp. 7-14. B.-D. Marliangeas, Clés pour une théologie du ministère. In persona Christi, In persona Ecclesiae, Beauchesne, Paris 1978. H. Legrand, « Les ministères de l’Église locale », Initiation à la pratique de la théologie, t. III, Cerf, Paris 1983, pp. 181-273.

[13] Jean-Paul ii, Lettre aux prêtres du Jeudi saint 1979.

[14] Benoît xvi, Message au Congrès de Rome 26/05/2009.

[15] V. Gracias, in Discours au concile Vatican ii, Cerf, Paris 1964, pp. 292-295.

[16] Voir notamment, J.-M. Tillard, Eglise d’Eglises. L’ecclésiologie de communion, Cerf, Paris 1987 et J. Rigal, L’ecclésiologie de communion, son évolution historique et ses fondements, Cerf, Paris 1997.

[17] "quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est"

[18] Benoît xvi, Caritas in veritate, 29 06 09 ; Présentation par exemple E Herr, « L’encyclique Caritas in veritate. Une lecture » et X. Dijon « Le livre de la nature dans l’encyclique Caritas in veritate », NRT 131 / 4 (2009), respectivement pp. 728-748 et pp. 749-770. A. de Salins et F. Villeroy de Galhau, « Rome, Wall Street et nous », Etudes déc 2009, pp. 583-594. A. Sondag, « Thèmes et enjeux de Caritas in veritate », Esprit & Vie 219 (janv. 2010), pp. 24-30.

[19] Cf. C. Theobald, Le christianisme comme style, Cerf, Paris 2007.

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