Heureux ceux qui
pleurent, heureux les persécutés pour la justice, heureux ceux qui ont faim et
soif de la justice. Comment entendre cela ? Est-ce une provocation, morgue
du tortionnaire envers ses victimes ? Est-ce le programme d’un
renversement révolutionnaire des valeurs à la Pasolini ? Est-ce le
misérabilisme, contentement de méprisés qui ne font rien pour s’en sortir au
point de transmuer la fange en valeur, de s’y complaire ?
A la lecture d’un théologien anglais, James Alison, cet été,
une nouvelle piste m’a été ouverte. Il s’agirait de ne plus avoir honte d’être victimes.
Lisons l’évangile du côté des victimes, ceux qui sont perdus, qu’on a perdus et
que le fils de l’homme est venu sauver.
Ce sont les femmes violées, les enfants abusés ou victimes
de harcèlement scolaire, les rescapés des génocides ou des camps de
concentration et tant d’autres. De façon moins tragique aussi, les victimes
d’une escroquerie, ceux qui sont au chômage depuis des années et n’arrivent pas
à en sortir, etc. On sait que souvent, pour ne pas dire toujours, les victimes
ont honte de leur sort au point de n’en rien dire. Il a fallu des années pour
que les rescapés des camps prennent la parole et racontent. Un des récits porte
même comme titre : Personne ne
m’aurait cru, alors, je me suis tu. Vrai ou pas le fait que personne ne
l’aurait cru, le silence est le refuge de la honte. Mais honte de quoi ?
Honte d’être victime.
Le mal enferme dans le mal. Les pauvres cachent leur
pauvreté tandis que les riches exhibent leurs biens. La victimisation ne
s’arrête pas aux coups du bourreau. Elle se poursuit dans la déchéance, aux
yeux des autres, à ses propres yeux, y compris lorsque l’on est victime
innocente. La victime se sent coupable. Il y a aussi ceux qui sont écrasés par
le mal qu’ils ont commis, humiliés par leurs échecs, humiliés d’avoir fait le
mal sans parvenir à tourner la page, à se réconcilier. Comment se pardonner
d’avoir tué, d’avoir battu, haï, volé, trahi ?
Heureux ceux qui
pleurent, heureux les persécutés pour la justice, heureux ceux qui ont faim et
soif de la justice. L’évangile des béatitudes c’est la bonne nouvelle de la
fin de la honte, honte de la mort, honte de l’échec. Honte du péché aussi si
l’on en croit le récit du jardin d’Eden ou la nudité devient honte. Les
béatitudes sont la sortie du mal. Vous avez été broyés par le mal, mais le mal
ne vous enchaîne pas à jamais. C’est déjà fini, relevez la tête. Vous pouvez
être heureux non d’avoir souffert le viol ou la torture, la déportation ou
l’exil, l’humiliation ou la pauvreté, mais de ce que le poison à retardement de
ces douleurs a perdu son pouvoir de mort. Vous n’avez plus à avoir honte de
votre douleur. Heureux êtes-vous. Il a
ouvert pour tous les siens en grand, la porte du très vieux jardin.
Parce que Jésus s’est identifié aux victimes, ceux qui
pleurent, qui sont persécutés pour la justice, ont faim et soif de justice, la
place des victimes n’est plus celle de la honte. Cela ne supprime pas le mal, toujours
à condamner, à combattre, mais cela rend la dignité aux victimes. Vous n’avez
pas à vous cacher, la dignité humaine est vôtre, vous êtes fils et filles de
Dieu. Vous qui êtes à sa place parce qu’il est à la vôtre, vous devenez Christ.
Quel évangile ! Quelle bonne nouvelle ! Quelle libération ! Quel
salut ! C’est la sainteté.
Quant aux miséricordieux, aux doux, à ceux qui ne s’y
croient pas et ont le cœur pur, ils n’existent pas, on est bien d’accord. Cela
c’est le portrait de Jésus. Les béatitudes, c’est le portrait de Jésus. Pour
nous, c’est impossible.
Ceux qui souffrent d’avoir été bourreau, d’avoir fait le
mal, d’avoir raté ou gâché leur vie ou celles des autres, pour eux aussi, une
porte est ouverte dans leur humiliation. Votre place aussi Jésus l’a prise, lui
que Dieu a identifié au péché. Vous
tous qui avez soif de vie comme de justice, vous tous qui savez bien que, quoi
que vous souhaitiez, vous n’êtes pas miséricordieux, doux, artisans de paix,
bonne nouvelle, béatitude ! Heureux
êtes-vous.
Reste, si j’ose dire, à le croire, c’est-à-dire à croire
Jésus, non comme celui qui est le fils de Dieu et autres affirmations du
catéchisme. Croire Jésus au point que nos vies soient changées. Bienheureux êtes vous ! Tant que
nous nous traînons dans la tristesse, ce n’est pas encore cela. Non qu’il n’y
ait pas à être affligé par le mal, mais que déjà nous en sommes tirés. Non
qu’il y ait à être heureux ou joyeux, ainsi que prétendent l’enseigner le
développement personnel ou une certaine prédication chrétienne. Comment
serait-on dans la joie quand les frères crèvent et que nos sociétés ne les
secourent pas ?
Mais c’en est fini de l’horreur qui enferme, de l’humiliation
de l’innocent et de la honte du bourreau. Redressez
la tête, le royaume est là, non pas demain, après la mort, mais ici et
maintenant. Ce n’est pas pour demain comme une récompense ou un pardon, quand
plus rien ne permettra de le vérifier. Le
Royaume de Dieu est à vous, vous
avez déjà la dignité des enfants de Dieu, victimes innocentes ou coupables
broyés par le remords. Parce que Christ est à vos côtés, a pris votre place, la
vie est ouverte, la vie n’a plus de fin. C’est cela la sainteté.