30/10/2025

Nous voulons tous être heureux (Toussaint)

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Je ne sais qui d’entre veux être saint. Relisant le Journal du curé de campagne, je mesurais tant le côté désuet de la quête, que les critiques dont l’entoure Bernanos au moment même où il la peint.

Ils ne sont plus nombreux ceux vivent à préparer le ciel, voulant éviter des peines éternelles. Et pas sûr que ceux qui passent leur vie à tâcher de faire le bien cherchent la sainteté. C’est encore trop s’occuper de soi que de s’enquérir de sa propre sainteté lorsque l’on veut simplement et ordinairement se faire frère ou sœur de ceux que l’on rencontre, à commencer les dépossédés, comme disent les chrétiens d’Amérique latine, non ceux qui vivent dans la précarité, mais ceux qui ont été dépossédés par l’avidité des riches.

On dira, il y a ceux qui prient et qui placent au cœur de cette prière le désir de la sainteté. Au risque de leur déplaire, je dirais que le Seigneur leur met son pied au derrière. La prière n’est lieu de la sainteté que pour autant que l’on pratique la justice. Cherchez d’abord le royaume et sa justice. Le reste vous sera donné par surcroît. Je ne sais s’il est un ermite, un moine contemplatif ou une moniale qui soit canonisé pour son seul enfouissement dans la prière. C’est leur bonté, leur enseignement, leur œuvre de fondation, ou que sais-je, qui sont connus et non leurs heures d’oraison.

Alors, qui de nous veut être saint, qui voudrait que sa vie ne soit qu’à disposition des frères et sœurs, à commencer des dépossédés ? J’ai peur que la réponse à cette question rende un peu veine la célébration d’aujourd’hui… C’est un peu terrible, la fête de ce jour. Soit on jubile et frappe des mains pour les autres, qui sont saints, mais cela ne nous change en rien et fait de l’évangile une lettre morte, soit on constate que l’on n’a guère envie d’être saint.

Heureusement que, dans la plus grande discrétion, des hommes et des femmes, veulent que ce monde ait saveur de paradis. S’ils sont chrétiens, ils appellent l’expérience de la fraternité avec tous vie éternelle, la vie de et dans l’Esprit. Ils vivent dans un monde nouveau, renouvelé. Voici que je fais toutes choses nouvelles. Le monde ancien s’en est allé.

Le désir de sainteté ne nous concerne pas chacun avec notre petit bon Dieu, notre relation avec Dieu. S’il s’agit d’une illusion ou du solide ? c’est à la disparition hic et nunc de l’ancien monde qu’on le sait. Et c’est tellement inouï, du jamais vu, qu’on n’en sait en général rien soi-même, ne pouvant imaginer un instant être saint, sachant que seul l’amour rend juste.

Le désir de sainteté est politique, disons social. C’est ensemble que nous marchons. C’est ce que l’on appelle l’Eglise. Et nous devons compter sur elle pour nous entraîner, pour briller jusque dans nos ténèbres. Je vous l’accorde, cela n’a rien d’évident.

Mais il ne faudrait pas que nos résistances nous empêchent de voir le royaume et sa justice, dans l’Eglise ou dans la société. Une des manières d’approcher la sainteté réside dans la conversion du regard. Il n’y aurait rien de bon dans le monde d’aujourd’hui ? Il n’y aurait rien de bon dans l’Eglise ? Regarder les pédocriminels, les beaux-discours sur la synodalité qui ont déjà décidé que les femmes ne peuvent être ordonnées, l’usage dévoyé de l’évangile par les extrémistes chrétiens aux Etats-Unis et ailleurs. Et bien non, la sainteté soulève et le monde et l’Eglise.

Et si, dès maintenant, nous qui pleurons du mal, nous pouvions entendre la révélation : heureux êtes-vous, là, maintenant. Non qu’il faille nier les injustices et les crimes. Non qu’un optimisme béat doive nous rendre aveugles. Tout cela existe, est lourd, on en crève.

Mais là, la force vitale de l’Esprit Saint n’agit-elle pas ? Non dans le cœur à cœur de la prière. Là, comme c’est invérifiable ça ne coute rien de le penser. Mais dans les personnes avec qui nous vivons et qui veulent, comme tous ainsi que le constate Augustin, être heureuses. Vouloir être heureux avec et pour les autres dans des institutions justes, n’est-ce pas cela le désir de sainteté. Pourquoi dirait-on les saints bienheureux, autrement ?

Bonne fête à qui veut être heureux, qui veut le bonheur, la vie heureuse, bienheureuse !

 

Manuel Reanda,  

24/10/2025

La joie d'être aimé tel qu'on est / Lc 18, 9-14 (30ème dimanche du temps)

 

La parabole du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14) est tellement limpide que le commentaire encourt de n’être que paraphrase. Une chose cependant fait problème, l’évidence sereine de la punition du pharisien qui sera abaissé, non-justifié, selon la logique ordinaire de la rétribution. Pourquoi faudrait-il qu’il ne soit pas lui aussi pris sous la bonté de Dieu ? Chez Matthieu, Dieu est bon pour les bons et des méchants, mais chez Luc, la bonté divine concerne « les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35) parce que personne n’est bon. « Nul n’est bon, que Dieu seul » (Lc 18, 19), dit-on trois versets plus loin.

La parabole fait problème si nous ne pouvons pas nous réjouir de l’exclusion du pharisien de cette bonté. Se réjouir de la punition du pharisien, c’est se penser meilleur que lui. Nous serions plus pharisiens que lui ! C’est dire combien la parabole nous est « adressée ». Si nous voulons vivre de la bonté de Dieu, elle nous oblige à prendre la seule place possible, celle du publicain. Et il n’y a pas de quoi être fier, nous serions alors de nouveau pharisiens. Il y a un pharisaïsme de publicain, il n’y a que cela : le pharisaïsme est le propre des pécheurs.

Pour Luc, tous sont pécheurs. Personne n’échappe à sa misère, à sa crasse et se penser capable du contraire, c’est cela être hypocrite, pharisien. Le Jésus de Luc ne cherche pas à nous culpabiliser ou à nous diminuer dans une forme de misérabilisme castrateur. Il demande seulement que l’on regarde les choses en face, sans tricher. Qui peut se penser indemne de tout mal commis ? C’est du Paul ! « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. » (Rm 11, 32)

La parabole met en crise la justice parce que la justification ne juge pas, ne rend pas la justice, mais justifie, rend juste. Nous sommes effectivement au cœur de l’évangile de Paul. Avec Martin Luther, nous entendons résonner l’évangile de la miséricorde et de la grâce.

Cette miséricorde sans distinction, ou plutôt réservée aux ingrats et aux méchants – il n’y a que cela ‑, cette miséricorde universelle ne s’oppose pas à la nécessité de la conversion. Au contraire, elle en est la source, car « Dieu seul est bon », il est la source de la bonté. Il est plus urgent que jamais de se convertir. Les manières de mener notre vie, en méprisant voire tuant les frères ou en les relevant et les soignant, ne sont pas équivalentes sous prétexte que Dieu serait bon pour les méchants et les ingrats. Et si nous ne le savons pas, c’est que nous sommes pharisiens. Les frères et sœurs écrasés et humiliés savent que le bien et le mal, ce n’est pas la même chose, ça ne revient pas au même.

Se penser sans compromissions avec le mal, c’est être du côté des puissants, même misérables, parce que c’est misérable de se croire bon, de trouver pire que soi à mépriser, ne serait-ce qu’en se comparant et se rassurant de n’être pas le pire. C’est un jeu infantile de savoir qui est le meilleur, le plus fort, jeu qui devient pervers lorsqu’on est adulte.

Luc ne nous dénie pas une once de bonté. L’enfermement dans le péché n’empêche pas d’être quelqu’un de bien. C’est pour cela que Jésus « dit encore, à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, [notre] parabole ».

La bonté en nous cohabite toujours avec le mal et, parfois, le crime. Et nous n’aimons pas ça au point de ne pas le voir. Je constate que beaucoup sont prêts à plaindre les détenus de leur situation, mais peu se pensent comme eux. Etre condescendant, c’est encore regarder de haut, et le mépris n’est pas loin. Nous ne sommes pas séparés – séparé, c’est le sens du mot pharisien. Nous sommes frères en humanité, et dans le mal. Le pharisien n’a pas besoin de justification, puisqu’il est juste. Le pharisien bien sûr a besoin de justification et de la bonté divine, mais il ne peut l’accueillir car il ne le sait pas. Il se croit juste. Artisans du mal, impossible de s’exclure, d’être séparés, dans le bon camp.

« Tout homme qui s’élève sera abaissé et tout homme qui s’abaisse sera élevé » n’est pas le renversement de la rétribution pas plus que « derniers premiers, premiers derniers ». Il n’y a qu’élévation, résurrection, puisqu’il n’y a que des publicains, à moins que nous persévérions à nous penser meilleurs, à confisquer la richesse laissant les autres à la pauvreté et la faim. « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles, il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Le Magnificat ne dit pas une sanction, mais l’heureuse espérance. Nous sommes aimés tels que nous sommes. Alors nous regardons les frères et sœurs comme Dieu nous regarde.

 

Alfred Manessier, Pour la mère d'un condamné à mort, 1975 

19/10/2025

Pour un mariage

 

Texte Col 3, 12-17 et Mt 5, 13-16 

Vous me demandez de recevoir vos consentements. Il y a un problème, c’est que je ne sais plus faire. Je me rends compte que je n’ai jamais su faire, quoi que je pouvais en penser. Comment redire un enseignement qu’un rien de sociologie rend suspect et s’extasier devant la beauté de la famille et de la conjugalité, quand si souvent elles sont infernales. Vivre c’est bricoler. Nous vivons la fidélité et nos engagements avec les moyens du bord.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans l’amour un appel à exister, ce qu’on nomme une vocation. Ce n’est pas que la conjugalité serait disqualifiée ; même s’il est bien d’autres formes de l’amour, elle demeure une parabole pour dire Dieu. Mais le discours et la pratique de l’Eglise rendent cela si souvent mensonger. Notons que les Ecritures parlent pour le mariage de désir et d’infidélité plus souvent que d’accomplissement. Voilà qui en dit long.

On me dira que ce n’est pas le jour de dire cela. Mais si on ne le dit pas le jour d’un mariage, ne se complait-on pas à se bercer d’illusions ? Mes remarques en scandaliseront certains et en réconforteront d’autres. S’il est possible d’annoncer l’évangile comme amour, c’est en reconnaissant combien nous en sommes loin.

Vous m’avez dit que vous portiez comme une responsabilité de vous marier à l’Eglise. C’est ce qui a motivé le choix des lectures que vous nous avez fait entendre. « Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre ». Vous voulez dire l’évangile comme amour.

Qu’imagine-t-on de ce qu’est être croyant, voire pratiquant, comme l’on dit ? Pas sûr que les croyants et les pratiquants le sachent eux-mêmes. Les croyants auraient une vision du monde qui obligerait à des positions philosophiques et sociales. La foi donnerait des réponses. Grâce à un édifice dogmatique, ils sauraient ce qui est bon, qu’ils y conforment ou non leur vie. Et puisqu’ils ne vivent pas différemment des autres ‑ cela se saurait – ils réduisent la voilure ; longtemps et encore aujourd’hui, le culte tient lieu de pratique évangélique.

Combien de fois pourtant, dans les Ecritures, on affirme que le culte et la louange sont hypocrisie, mensonge, idolâtrie, quand on ne pratique pas la justice. Le jeûne qui plaît à Dieu, c’est la libération des opprimés.

En bonne théologie, les chrétiens ne croient pas en l’existence de Dieu, que chacun peut connaître par la raison ou le flair. Beaucoup pensent qu’il y a quelque chose de supérieur. Etre croyant, ce n’est pas croire que Dieu existe. D’abord parce qu’il faudra se mettre d’accord sur ce que l’on appelle Dieu. Ensuite, parce que croire ne relève pas d’un savoir, mais d’une vie transformée. Il n’est pas croyant celui qui affirme Dieu mais qui vit en se foutant des enseignements de ce Dieu. Et il n’est pas utile d’attendre Le Tartuffe et Molière ; c’est déjà dans l’évangile. Tout homme qui écoute ce que je vous dis là et ne le met pas en pratique construit sa maison sur le sable. A la première tempête, l’effondrement est total.

Etre chrétien, sel ou lumière, c’est toujours être pratiquant, mettre en pratique l’évangile, la parole et la vie de ce Jésus. « Marcher comme lui, Jésus, a marché. » Ce n’est pas une histoire de morale, d’orthopraxie, pas même, ainsi que le disent certains avec dédain ‑ sans doute pour mieux refuser de s’y atteler –, une action humanitaire, comme les ONG.

Etre chrétien, lumière et sel, n’est ni un savoir sur Dieu et le monde, ni une morale, ni des rites. C’est ce qui se passe dans le mariage et l’amitié : une confiance, laisser entrer quelqu’un dans sa vie. Mettre sa foi en l’autre. C’est pratiquer la différence, parce que c’est en se déprenant de soi que l’on se reçoit. Or vivre, c’est recevoir. Le péché du jardin des origines n’est pas d’avoir mangé le fruit, mais de l’avoir pris, s’en être saisi comme si nous étions maîtres de tout y compris de nous-mêmes. Celui que nous disons créateur est la source. Source de façon exponentielle. Il donne, il se donne. De cela nous sommes témoins. Vivre sous le mode comme si nous avions tout reçu. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »

Nous sommes invités à marcher comme Jésus. Que je prie ou m’engage en politique, que je médite les Ecritures ou relève les frères, c’est, ayant tout reçu, s’offrir. Prétention folle, assumer d’être lumière et sel. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » Marcher comme il a marché, c’est aimer, caritas. Pas de sacrifice, non ! pensez donc. Mais la jouissance de se recevoir d’autrui. L’opportunité de découvrir en autrui une trace de ce que pourrait être et signifier Dieu.

Soyez heureux.

Marc Chagall, Les mariés de la Tour Eiffel, 1938-39