Il y a deux mois, se tenait à Rome le synode des évêques sur
la famille. En cette fête de la sainte famille, il paraît difficile de ne pas y
faire au minimum référence, il paraît opportun de s’y attarder.
Dans de nombreuses sociétés, souvent marquées par le
christianisme ou la culture occidentale, de fait, la famille est le cadre auquel
on pense spontanément lorsqu’il s’agit de permettre à un enfant de grandir, de
se développer. Nombre d’entre nous, en ces fêtes de Noël, expérimentent, plus
fort que les difficultés relationnelles parfois profondes, que la famille, ils
y sont viscéralement attachés. C’est parfois, souvent, un pensum que ces
manifestations familiales, et pourtant, on ne voit pas comment y déroger, non
par obligation extérieure, mais en conscience.
Or elles sont nombreuses les familles qui n’offrent pas le
cadre d’amour dont les enfants ont besoin pour grandir, une famille suffisamment
bonne, dirions-nous avec Winnicott ; nombreuses sont les familles qui sont occasion
de haines et de souffrances. On comprend qu’il faille se pencher, comme
chrétiens, sur la famille. On comprend que l’Eglise veuille prendre soin des
familles, exerce sa sollicitude.
Un modèle familial habite évidemment l’imaginaire catholique
et sa doctrine. On pourra en discuter la pertinence, l’universalité, l’histoire
ou la genèse. Ceux qui ont milité au sein de la Manif pour tous ne semblaient pas en douter, une famille c’est un
papa, une maman, et un, ou plutôt des enfants.
Admettons sans la discuter cette définition, au moins à
titre d’hypothèse. Lorsque l’on ouvre les yeux sur les familles que nous
fréquentons, sur nos propres familles, les choses sont un peu moins simples. D’où
naissent des tensions ou pour le moins des interrogations. Nos familles ne
sont-elles pas normales à ne pas forcément correspondre à ce modèle ? Faut-il
considérer cet écart par rapport à la norme comme un échec, un péché, le fait d’une
culture qui rejette Dieu ?
Certains n’hésiteront pas à répondre par l’affirmative. Nos
maux viennent de l’abandon non seulement de la loi de l’évangile,
mais plus universellement (y aurait-il plus universel que l'évangile?) de ce qu’établit une morale tirée de la seule raison. Les
familles qui ne correspondent pas à ce modèle s’écartent évidemment de la
recherche du bien. Seule une volonté effective de leur part de revenir à la
norme pourrait les réintroduire dans une vie conforme au projet de Dieu.
J’aurais sans doute plus de mal que précédemment à vous
faire admettre, ne serait-ce qu’un instant, à titre d’hypothèse, qu’il faille
ainsi considérer les choses. Et figurez-vous que vous ne seriez pas les seuls
à éprouver des réticences, voire une réelle impossibilité par rapport à ce lien
entre péché, fait de se détourner de Dieu, et familles non conformes au modèle
familial promu, un papa, une maman, des enfants. Encore plus nombreux à
refuser que l’on exclue de fait de la communion ecclésiale, d’une partie
importante de ses activités et cultes, ceux qui seraient engagés dans la
distorsion, voire dans l’abandon de ce modèle.
Un évêque, assez connu, rappelait que, bien sûr, les divorcés remariés « ne sont pas
excommuniés ». « Mais ils ne peuvent être parrains, a-t-il enchaîné,
ne peuvent lire les lectures à la messe, ne peuvent donner la communion, ne
peuvent enseigner le catéchisme, ne peuvent faire sept choses dont j’ai la
liste ici. Si je compte, ils paraissent excommuniés de fait ! Aussi faut-il
leur ouvrir un peu plus la porte. » (François 07 12 14)
Ces propos, de bons sens dirons-nous, voilà qu’ils soulèvent
un front de réaction dur et implacable : Nous n’avons pas le droit de
modifier la doctrine de l’Eglise, encore moins la parole de Jésus. Nous sommes
les garants de la vérité, et toute adaptation à l’air du temps est une manière
de se jouer de la radicalité évangélique.
Le problème, c’est que nous ne connaissons pas un seul
disciple, même le plus saint, qui ne se joue, une fois ou l’autre, de la radicalité
évangélique. Et cela ne l’excommunie pas de fait. Le problème, c’est que des
violations très graves de l’évangile n’excommunient ni de fait, ni de droit,
formellement. Je pense à la pédophilie (même si
désormais elle fait encourir une excommunication formelle aux clercs, mais pas que je sache aux pères, grands-pères ou oncles incestueux),
je pense à la fraude fiscale, à la participation financière dans des
entreprises injustes qui font travailler des enfants, à l’abus de bien sociaux,
etc.
Le problème, c’est que le maintien de la doctrine (et j’y
tiens à la doctrine) signifie aujourd’hui, une hypocrisie, fabrique des
injustices. Le conjoint abandonné ou battu est traité comme le coupable. Le
prélat qui fréquenterait le bordel (ce qu'à Dieu ne plaise), même homosexuel, peut communier dès lors qu’il
s’est confessé, pas l’homosexuel qui vit en couple ni la personne qui s’est
remariée, quand bien même leurs vies sont des modèles de charité, de sainteté.
Le problème, c’est que la doctrine de ceux qui la défende,
la doctrine, ce n’est pas la miséricorde, mais des règles. La miséricorde
serait seulement une manière de faire, pastorale. Mais lorsque l’on ouvre l’évangile,
on peut dire qu’il se résume à la miséricorde. C’est la miséricorde que je veux. Le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Déjà
en Jean 8 a lieu ce procès qui met Jésus à l’épreuve. Maître cette femme d’après
la loi doit être lapidée, et toi que dis-tu ? (La femme en question était
adultère, pas sûr que ceux qui sont excommuniés de fait soient tous des
pécheurs !)
Si François a mis la famille sur le chantier du synode, en
octobre dernier et encore en octobre prochain, avant de savoir s’il y a une
doctrine à défendre (il faudrait d’ailleurs qu’elle soit attaquée, et je ne la
vois guère attaquée par les disciples de Jésus eux-mêmes) c’est parce qu’il y a
problème ; au nom de l’évangile nous cautionnons l’injustice, méprisons nombre
de personnes humiliées par des vies de familles dont elles sont victimes de l’échec
ou qui ne sont pas conformes au modèle.
Aussi peu porté que je sois à le faire, devant de telles souffrances,
devant de telles injustices, devant un tel contre-témoignage porté à l’évangile
par des disciples de cet évangile qui prétendent le défendre, prélats ou
militants assurés de leur bon droit, je ne vois plus qu’un recours ;
implorer la sainte famille de Jésus, Marie et Joseph, pour qu’elle ouvre les cœurs
à ce dont elle a vécu, la miséricorde. Marie n’a-t-elle pas chanté, au nom de l’Eglise :
Il renverse les puissants de leur trône,
il élève les humbles, il comble de bien les affamés, renvoie les riches les
mains vides, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères en
faveur d’Abraham et de sa race à jamais ?
Seigneur Jésus, merveilleux conseiller, viens donner aux
évêques le courage d’accepter d’être déstabilisés par la miséricorde plutôt que
de vivre tranquilles, protégés par le droit et les règles. Qu’ils se fassent
ainsi les témoins d’une famille humaine qui cherche à vivre réconciliée.
Seigneur Jésus, prince de la paix, viens donner aux peuples
la force de lutter contre la haine. Qu’ils garantissent à leurs enfants de
pouvoir vivre en famille et entre familles accueillantes les unes aux autres.
Seigneur Jésus, Dieu fort, viens donner aux malades ta force
de vie. Qu’ils puissent compter sur leur famille ou trouver un frère en
humanité qui les accompagne dans leur épreuve.
Seigneur Jésus, frère à jamais, viens donner à notre
communauté d’être témoin de la tendresse de la famille que tu appelles à
édifier avec tous les hommes en nous donnant pour Père ton propre père. La
sainte famille, c’est la vocation de l’humanité.