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F. de Zurbaran, Saint Sérapion (1628) |
On entend fréquemment François affirmer qu’il n’y a pas de
réforme de l’Eglise sans conversion personnelle. Cette opinion n’a rien de
neuf, et l’on ne s’étonnera pas de la voir soutenue par une série de jésuites,
Bellarmin et Arrupe par exemple. Pour ce dernier, ce n’est pas seulement l’Eglise
qui est en jeu, mais la société : il n’y a pas de réforme sociale, de
justice sociale, sans conversion personnelle.
Faut-il rire ou pleurer de semblable émasculation de l’action
politique ? Avant de changer les structures sociales, notamment celles d’injustice
et d’oppression, avant de changer l’Eglise, notamment dans la forme et l’exercice
des ministères et du pouvoir, commencez donc par changer vous-mêmes ! Nous
voilà assurés que rien ne bouge.
Prenons les choses autrement. La déchristianisation pose
terriblement la question de la vérité de ce que nous confessons en nous disant
disciples de Jésus. Si l’évangile ne commande plus la vie de tant de nos
concitoyens et de ceux que nous aimons, n’est-ce pas parce qu’il apparaît non
seulement vain, inutile, insignifiant, mais encore et plus originellement, support
des injustices et des oppressions, justification d’un système inique et
criminel ? Si beaucoup ont encore un rapport avec l’Eglise, c’est parce qu’elle
est religion, le contraire de l’évangile !
La vérité de l’évangile est occultée, niée, empêchée par des
pratiques, des structures, des manières de faire. Le résultat est l’abandon de
l’évangile dont nous confessons qu’il est cependant lumière pour la route.
Avant de fustiger ceux qui sont indifférents à l’évangile, nous sommes bien
obligés de nous interroger sur les raisons pour lesquelles l’évangile n’apparaît
pas fervent de transformation du monde, de la société. Une page d’un
renversement total comme celle que nous venons de lire (Mt 5, 1-12) indique la
transformation du monde, de la société. Et tout l’évangile va dans le même
sens, depuis le Magnificat ‑ il
renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles ‑ jusqu’à la
mort du Juste comme un criminel.
Il faut impérativement réformer l’institution, mais la crédibilité,
y compris pour les disciples, de ce que nous portons dans des vases d’argile
passe par ceux d’entre nous qui vivront effectivement le renversement
évangélique, la conversion. Si, dans la vie ordinaire, la pratique des
disciples, leur style de vie, leur manière d’habiter la société ne se
distinguent en rien des modes de vie des autres, c’est que l’évangile n’a rien à
dire ou que nous, disciples, le nions, lui refusons d’être ce qu’il est,
transformation des structures sociales, y compris ecclésiales. Pour que le
Royaume qui vient, où toutes choses sont faites nouvelles par le Seigneur des
univers, soit aperçu, pressenti, nous avons le devoir d’en être les signes.
Où est la bonté du Maître en nos vies ? Où se trouve en nos vies son amour
de prédilection pour les petits, ceux que nos sociétés excluent ? Où sont
les artisans de paix ? Où sont les serviteurs de l’amour ? Parce que la
sainteté est un ferment du changement du monde, la conversion personnelle est une
nécessité pour la réforme de l’Eglise.
Ce que nous vivons aujourd’hui est un monde nouveau, où l’Eglise n’est
pas l’organisatrice du social et du politique, comme cela a pu être le cas après
la chute de l’Empire romain. Elle n’est pas non plus la garante ou l’éducatrice
de la morale ni l’organisatrice de la solidarité sociale et internationale. Elle
n’est plus que signe du Royaume. Un signe n’a pas de sens en soi. L’Eglise est
de ce point de vue inutile. Le signe n’a de sens que par rapport à ce qu’il indique.
Et ce que nous, disciples, avons à désigner, c’est le royaume de justice et de
paix. Cela n’est possible qu’à être nous-mêmes, artisans de paix, assoiffés de
justice. Pire, ne pas l’être, c’est abroger l’évangile.
Nous recevons aujourd’hui l’obligation d’être saints comme celui
dont nous nous disons fils et filles de ceux qui ne sont pas dans l’Eglise – si
cette expression a un sens. La sainteté personnelle est politique et
missionnaire. Nous vivons aujourd’hui que la convocation à la sainteté et à la
réforme, nous vient de la mission, nous vient de l’extérieur – s’il est
sensé de parler ainsi. (La dénonciation du scandale des crimes sexuels et de
leur couverture en est l’exemple paradigmatique actuellement. Sans la presse et
les victimes, jamais l’Eglise n’aurait été sommée de changer. Et pour l’heure,
ce n’est pas fait !) La réforme de l’Eglise vient de l’extérieur de l’Eglise
– si l’on peut ainsi parler. Que la réforme ecclésiale et la sainteté de
chacun soient un impératif dicté, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent
ou non, par ceux qui ne se reconnaissent pas ou ne se savent pas disciples, est
notre kairos. La sainteté personnelle
n’est pas affaire personnelle, mais politique parce que missionnaire.