Même si la liturgie massacre le texte biblique avec des
coupes injustifiées – on n’est tout de même pas à cinquante secondes près ! –
c’est sur la première lecture que je m’arrête, le sacrifice d’Abraham (Gn 22). Le
texte est connu. Il a tout pour stimuler l’imagination des romantiques, des
tragédiens et des peintres. Tous en conviennent, il met en scène une épreuve de
la foi.
Là où cela se corse, c’est que la foi nous casse tellement
les pieds, à nous disciples de Jésus, même si le surmoi interdit qu’on le dise,
que l’on comprend le texte à l’envers. Croire, ce serait évidemment faire
n’importe quoi, jusqu’à sacrifier son fils, sous prétexte que Dieu le demande. On
justifie par cet extrémisme que nous autres, nous ne soyons que modérément
croyants. Vous comprenez, ce n’est pas pour tout le monde, avec une telle
radicalité !
Croire ce serait faire plaisir à Dieu, lui faire des
cadeaux, et des cadeaux qui coûtent ‑ sans quoi ce ne sont pas de vrais
cadeaux, n’est-ce pas ? C’est juste le contraire de ce que nous
confessons, que Dieu est pour l’homme, depuis la création jusqu’à la vie
éternelle. Mais nous nous débrouillons à présenter la foi de telle sorte que
nous-mêmes ne puissions y croire !
Tout repose sur une ambiguïté du texte. « Va, prends
ton fils, ton unique, celui que tu aimes, et offre avec lui un
sacrifice. » Malgré tous les articles depuis plus de trente ans sur ce
verset, la nouvelle traduction liturgique continue à errer. Cette fois, on ne
peut pas dire qu’elle tombe dans le panneau. Les traducteurs s’obstinent à
fermer le sens Ecritures !
Offrir avec le fils un holocauste, cela peut sans doute
signifier l’offrir lui en sacrifice. Mais cela peut aussi signifier qu’avec lui
‑ et le texte insiste plusieurs fois sur cet « ensemble » du
père et du fils ‑ Abraham va prier et faire monter leur commune prière
comme la fumée de l’holocauste.
Le texte insiste pour interdire la lecture sacrilège selon
laquelle Dieu demanderait la mort du fils. D’abord Abraham répond : « Dieu
saura bien voir pour l’agneau, mon fils ». Abraham n’aurait donc rien à
offrir. L’offrande serait l’affaire de Dieu. Ensuite, la montagne change de
nom. Ce n’est pas un détail. Et comment s’appelle-t-elle désormais ? Dieu voit. Et l’explication en rajoute
une couche (même si elle modifie la voie). C’est bien de voir, de prévoir qu’il
s’agit. C’est Dieu qui voit pour l’agneau. (L’évangile le confirmera lorsqu’à
la question d’Isaac ‑ où est l’agneau ? – il répond : voici
l’agneau de Dieu.)
Autre chose qui aurait dû nous interroger. Dieu appelle-t-il
ainsi les gens ? Qui d’entre nous a été appelé : « Abraham,
Abraham », « Teresa, Teresa », ou « Xavier, Xavier » ?
Personne. Abraham, comme nous tous ‑ n’est-il pas le père des croyants ? ‑
attribue à Dieu ce qu’il pense que Dieu lui demande. On fait tous ainsi. Mais
gare à l’illusion ! Le prophète Michée rapporte exactement cela. Alors
qu’il est conscient de son péché, l’homme s’interroge : « Comment
dois-je me présenter devant le Seigneur ? Donnerai-je mon fils aîné pour
prix de ma révolte, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? »
La réponse est sublime que nous ignorons. Pourquoi donc
ignorer ces sommets de la littérature biblique ? « Homme, on t’a fait
connaître ce qui est bien, ce que le Seigneur réclame de toi : rien
d’autre que respecter le droit, aimer la fidélité, et marcher humblement avec
ton Dieu. »
Revenons à nos moutons, à notre agneau, à la foi d’Abraham. Le
texte du sacrifice d’Isaac raconte effectivement une épreuve de la foi.
Abraham, comme nous tous, doit se convertir, changer sa conception de la foi,
de Dieu. Croire, ce n’est pas offrir à Dieu, sacrifier à Dieu, comme si croire
nous cassait les pieds ! Croire, c’est accepter que Dieu donne, c’est lui
qui voit pour l’agneau et tout le reste.
Et même, ce qu’il trouve c’est un bélier, un vieux mouton impropre
à la consommation, histoire de rire des sacrifices que les hommes pensent bon
d’offrir à Dieu. Il n’y a pas de sacrifice à offrir, seulement à tendre les mains.
C’est Dieu qui donne. Crois-tu cela ? N’est-ce pas ce que nous faisons à
l’eucharistie.
Nous ne le croyons pas, sans quoi nous serions convertis,
sans quoi on arrêterait avec les sacrifices de carême. Tant que c’est moi qui
décide ce que je dois donner à Dieu, privation de chocolat et autres efforts de
carême, (vous imaginez comme cela fait plaisir à Dieu !) je suis encore
aux commandes, je ne suis en rien converti, en rien obéissant, en rien dans
l’humilité du chemin avec Dieu.
Si j’abandonne, jusqu’à ne pas savoir ce que cela signifie
que Dieu donne, ce que cela signifie croire, mais suis seulement là, devant lui
et pour les frères, peut-être je deviens croyant, disponible à l’appel de Dieu.
S’il y a un effort de carême, c’est de lâcher prise, même en
matière de foi, c’est de laisser faire Dieu. Dieu saura voir, mon fils.