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18/11/2016

Notre monde et le Royaume des cieux (Le Christ Roi)


Le Christ, roi de l’univers. Quel est l’évangile qui vient asseoir pour nous semblable confession de foi ? La mort en croix de Jésus (Lc 23, 35-43). De quel royaume s’agit-il si l’intronisation est mise à mort, crucifixion ? Nous rendons-nous bien compte de ce que nous affirmons ?
Si projet politique il y a dans l’affirmation du Christ, roi de l’univers – et il y a effectivement un projet politique dans la confession de foi chrétienne – il ne relève pas d’une prise de pouvoir, de la promotion d’un type de régime politique, de la nomination d’un gouvernement qui installerait une société ou une civilisation chrétienne. Il ne s’agit pas de promouvoir une société et une civilisation qui laisseraient structurellement une place pour Dieu, une obligation légale du divin, qui fonderait ainsi l’ordre, la vérité, la morale.
Mais qui d’entre nous cherche véritablement un tel projet politique ? Bien sûr, alors que s’effondre le consensus sur lequel nos démocraties s’édifient, nous prenons conscience de la nécessité de faire quelque chose. Mais nous ne pourrons pas revenir à un récit commun, dans un monde définitivement pluraliste et interdépendant, sauf à recourir à la violence et à la tyrannie. C’est pourtant la démarche des populismes qui érige la chimère d’un unanimisme, non seulement comme voie royale, mais comme les avenues brunes où défileront les bottes fascistes. Le populisme, pour aller à l’unanimisme, qu’il appelle l’identité nôtre, recourt à l’exclusion de ceux qui n’en sont pas. Il n’y a pas d’unanimité lorsque l’on commence par exclure.
La bénédiction de Babel nous a appris cela. Parler une seule langue, c’est comme ne voir aucune oreille dépasser. Nous devons bâtir un monde où les différences non seulement coexistent mais trouvent place dans le débat social.
Que reste-t-il comme projet ou moteur pour notre monde ? Le capitalisme, l’argent pourraient-il être fédérateurs ? Ne sont-ils pas le ressort de la construction européenne, sous couvert d’un projet de paix ? Le problème avec l’argent, qui, de fait, fait courir tant de monde au point de pouvoir être un principe unificateur, est qu’il augmente les inégalités ‑ du moins est-ce ce que nous voyons ‑, rate la possibilité de construire l’unité de l’humanité et de fonder un projet pour vivre ensemble.
Que reste-t-il comme projet ou moteur pour notre monde ? Ne pourrons-nous que foncer dans la guerre planétaire dont les replis nationalistes qui se multiplient semblent être les augures ? L’évangile a-t-il quelque chose à dire, non seulement à ceux qui sont rassemblés en son nom, mais à tout homme, par l’entremise de ses disciples, pour construire ce monde ? Ne serait-ce pas cela le Royaume des cieux, ce que l’évangile a à dire à l’homme hier comme aujourd’hui et demain, pour vivre en frères ?
L’évangile renverse tout. L’unanimité qui fondera un royaume de paix n’est pas d’affirmations, fût-ce de valeurs, et les meilleures, l’amour, le pardon, l’hospitalité, ce qui est déjà énorme. L’unité est de retrait. Jésus est retiré du monde comme un criminel. C’est sur la croix qu’il parle du Royaume à celui qui meurt avec lui. Et, ajoute Jean, la vie de Jésus ne lui est pas seulement prise, mais c’est lui qui la donne.
Si la croix est intronisation du prince du Royaume des cieux, c’est effectivement le renversement de toutes les valeurs. Le serviteur est la figure maîtresse ‑ étrange oxymore ‑ de celui qui règne en servant, de celui qui n’est au centre qu’à rejoindre et habiter les marges. Le serviteur, l’esclave disent l’évangile et Paul, en sa forme extrême, jusqu’au bout du don de soi, jusqu’au bout du service. N’est-ce pas seulement le service ‑ être otage d’autrui dirait Levinas ‑, qui permet à l’évangile de féconder ce monde en vue de la fraternité, de ce que nous appelons le Royaume des cieux.
Visconti, dans les Damnés, que la Comédie Française met en scène depuis juillet dernier, laisse planer sur nos sociétés l’ombre des fascismes. Les inégalités sont le terreau du renversement des démocraties ; le terrorisme actuel les fragilise sur un autre front. L’issue catastrophique n’est-elle qu’une manière de s’amuser à se faire peur ? Quel monde laissons-nous à nos enfants ?
Choisir le chemin du serviteur, je le sais, n’est guère enthousiasmant. Mais si c’était le seul pour la survie de l’humanité, pour la possibilité de transmettre la paix à nos enfants, n’est-il pas que temps de suivre le Christ, roi de l’univers qui règne en servant ?

11/11/2016

Vous serez détestés à cause de moi (33ème dimanche)


Il y a dans l’Eglise une profonde tendance à la nouveauté, malgré les apparences. On ne cesse de vouloir réformer et dans le même temps, on se fait conservateur, défenseur d’un ordre ancien. Si cette contradiction mérite d’être mise en évidence, si elle manifeste une sorte de schizophrénie à laquelle il faudrait tout de même consacrer un peu de réflexion et de soin, elle révèle peut-être aussi l’être de l’Eglise. Ce que l’on appelle tradition n’oblige-t-il pas à conserver le patrimoine des siècles passés dans le monde toujours nouveau de demain ?
Ainsi, à toutes les époques se sont levés des réformateurs, fondateurs, personnes charismatiques, mus par l’urgence d’une mission repérée et reçue au nom de l’évangile. La vision de saint François d’Assise a san Damiano en est un exemple des plus typiques. Il entend Jésus lui commander de rebâtir sa maison en ruine. Et si François restaure saint Damien, l’église qu’il faut rebâtir parce qu’elle est en ruine, c’est l’institution ecclésiale. Le charisme de François, comme de tant d’autres chrétiens fondateurs, le conduit à s’agréger des disciples, à fonder une nouvelle communauté. La nouveauté est souvent retour à la tradition.
La nouveauté réinterprète l’histoire ; pour François comme fraternité que la pauvreté oblige à pratiquer. Les résistances sont grandes parce que la nouveauté est critique des contemporains qui s’enlisent dans la médiocrité d’une vie chrétienne qui ne se laisse pas convertir. Chacun défend ses plates-bandes sur lesquelles viennent forcément marcher ceux qui installent ce qui apparaît comme de nouveaux prés-carré. Dans le même temps, critiques des institutions, les communautés nouvelles recherchent l’appui des autorités, ne serait-ce que pour pouvoir exister.
Aujourd’hui encore, des communautés nouvelles voient le jour. Et le XXème siècle fut particulièrement fécond. On pourra penser que, alors que l’on pleure l’effacement du christianisme au moins en Europe, l’Eglise ne cesse de se renouveler. On pourra souligner que l’institution n’a jamais été aussi malade pour qu’il y ait tant d’initiatives de renouvellement. Peut-être, une plus grande « démocratisation » de la vie chrétienne multiplie-t-elle les possibilités de s’emparer de façon originale de la tradition chrétienne pour la faire briller encore autrement dans le monde d’aujourd’hui. Mais on pourra aussi s’empêcher d’être étonné du nombre de ces communautés qui, avec quelques décennies de recul, reposent sur un fondateur crapuleux. On ne va pas faire la liste quasi infinie des fondateurs aux mœurs corrompues, Légionnaires du Christ, Béatitudes, Frères de saint Jean, Point-cœur…
Il est de bon ton de fustiger les soi-disant abus postconciliaires, soixante-huitards, mais l’on oublie un peu vite – on les tait même ‑ les dérives sectaires, le goût de l’argent et du luxe ainsi que les agressions sexuelles dans des mouvements se présentant plus ou moins explicitement sauveurs de l’Eglise après ces prétendus abus.
Dans ce contexte, la parole de Jésus revêt une actualité troublante : « « Prenez garde de ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront sous mon nom, et diront : ‘C’est moi’, ou encore : ‘Le moment est tout proche’. Ne marchez pas derrière eux ! »
Les brigands dissimulent leurs basses œuvres et quoi de mieux que l’évangile comme preuve non seulement de bonne foi, mais de sainteté ? Rares sont les salauds qui revendiquent d’êtres pervers et bourreaux. Le monde est en situation apocalyptique, comme le laisse entendre le style de l’évangile (Lc 21, 5-19) parce que la lutte contre le mal est de chaque instant, y compris au cœur de ce qui peut légitimement paraître le meilleur, la religion, l’Eglise.
La difficulté est redoublée par le fait que l’on risque de confondre l’ivraie et le bon grain tant que le temps de la moisson n’est pas venu ? Comment discerner s’il faut suivre ou non les prophètes du renouveau ?
Pour nous autres disciples de Jésus, rien ne peut prétendre prendre la place du Christ dans nos vies, nos sociétés, nos Eglises. On ne courra pas derrière les discours de salut, les populismes qui prétendent avoir la solution politique ou ecclésiale. Si sainteté il y a, elle ne se mesure pas aux foules qui la soutiennent mais au nombre de pauvres à qui la dignité volée aura été rendue. Ce que l’on fait, ou non, aux plus petits qui sont les siens, c’est à lui qu’on le fait. Il est de notre devoir de garder la tête froide. L’homme ou la femme providentiel, dans nos vies, nos sociétés, nos Eglises, n’existent pas. Ce rêve est infantile, archaïque, régressif.
Les disciples de Jésus seront toujours critiques de tout système parce que nous savons que la vie n’est pas un système mais la suite du Christ, c’est-à-dire le service de la fraternité des enfants d’un unique Dieu et père. Nous serons critiques, dans nos vies, nos sociétés, nos Eglises. Cela ne pourra pas ne pas nous coûter cher, le discrédit, la médisance et les persécutions. La critique empêche les basses œuvres ou du moins tâche de s’en déprendre. Si l’on vous dit, il est ici, il est là, n’y allez pas !
« On portera la main sur vous et l’on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, […] Vous serez livrés même par vos parents, vos frères, votre famille et vos amis, et ils feront mettre à mort certains d’entre vous. Vous serez détestés de tous, à cause de mon nom. »

04/11/2016

Déjà ressuscités avec le Christ (32ème dimanche)


C’est très dangereux d’imaginer ce que sera la résurrection. Cela conduit aux pires âneries, ainsi, cette histoire insensée de l’évangile (Lc 20, 27-38).
Si la résurrection est vie après la mort sur le modèle de cette vie, simple continuation, on pourrait de fait avoir sept conjoints. On pourrait continuer comme si la mort n’était pas. On pourrait s’embêter dans une éternité sans fin ou écouter du Mozart. La destinée humaine serait bien étroite si elle se résumait à écouter son musicien préféré !
J’entends souvent dire lors de funérailles, qu’on se retrouvera, qu’on va continuer. Mais qu’en sait-on ? J’espère bien que la résurrection ce n’est pas retrouver de la même manière ceux que l’on aime. Qu’en sera-t-il de ceux que l’on n’aime pas ? Et si c’est pour en reprendre pour une éternité de cette vie, qui n’est pas toujours super, quel intérêt, à part un peu de consolation, immédiate, à bon compte, à compte d’illusion gratuite !
Thomas d’Aquin, dit-on, pensait que les corps glorieux étaient sphériques, volumes parfaits. Au moins marquait-il un changement, une rupture. Son embonpoint légendaire le préparait déjà à vivre en boule ! « Vous vous égarez complètement ! » (comme dit la version de Marc). Nous faisons de la résurrection la vie après la mort. Or la résurrection, c’est la vie ici et maintenant, déjà commencée, c’est la vie avec Dieu.
« Alors que nous étions morts par suite de nos fautes, Dieu nous a fait revivre avec le Christ – c’est par grâce que vous êtes sauvés ! ‑ ; avec lui il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus. » (Ep 2, 5-6)
« Ensevelis avec le Christ lors du baptême, vous en êtes aussi ressuscités avec lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui l’a ressuscité des morts. » (Col 2, 12)
« Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. » (Col 3,1)
« Dans cette existence de chaque jour que nous recevons de ta grâce, la vie éternelle est déjà commencée. » (6ème préface des dimanches ordinaires)
Dans tous ces textes, la vie éternelle, ce que l’on appelle résurrection, a sens ici et maintenant, et non après la mort, ou si elle a sens après la mort, c’est parce que déjà, nous sommes ressuscités avec le Christ.
La résurrection n’est non plus un truc à savoir, une théorie pour expliquer l’inexplicable. C’est une vie qui se laisse mener par l’Esprit, ce que l’on appelle la vie spirituelle, une vie déroutée à se comprendre envahie par Dieu. Projeter la résurrection après la mort est la meilleure manière de se dispenser de vivre pour de bon avec Dieu aujourd’hui, de vivre en paix avec les frères aujourd’hui, de participer aujourd’hui à faire de ce monde un paradis.
Que l’on commence donc à croire ici et maintenant à la puissance de la résurrection, et cela changera notre manière d’habiter le monde, de vivre, et cela changera notre manière de penser la vie après la mort. Vivre aujourd’hui de la vie de Dieu, c’est se recevoir de lui, c’est comprendre notre existence comme un appel qu’il nous lance, une vocation, c’est tâcher de vivre en frères avec tous puisqu’il est le père de tous, c’est vivre selon l’Esprit de sainteté.
Il est le Dieu des vivants, non seulement Abraham, Isaac et Jacob, mais de nous tous, même ceux qui sont sur le point de mourir, fauchés par une bombe ou un accident de la route, ou agonisant longuement. C’est d’ailleurs pour cela que nous tentons d’être vivants jusqu’au bout, de soutenir vivants jusqu’au bout ceux que la dépendance a rejoint. Parce que leur vie est déjà éternelle, est déjà celle de Dieu.
C’est parce que aujourd’hui nous avons reçu la grâce d’entendre Dieu nous appeler ses amis, que rien, pas même la mort, ne pourra nous séparer de lui. Il me semble que pour ceux qui ne se savent pas amis du Seigneur, pour ceux pour qui ces mots n’ont pas de sens, la résurrection ne peut être que folie, mythe ou superstition. La vie n’a pas de sens comme un demain, comme un demain seulement. Et parmi les chrétiens, s’il en est tant qui ne croient pas en la résurrection, c’est parce qu’elle leur apparaît folie, mythe ou superstition, parce que bien que se disant chrétiens, ils ignorent tout de l’amitié que Dieu nous offre.
Si ici et maintenant nous sommes amis de Dieu, la mort, aussi cruelle, insensée qu’elle soit, (elle est parfois aussi délivrance, paix et repos), ne peut pas être un terme. C’est encore Paul : « Que dire après cela ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? […] Qui nous séparera de l’amour du Christ ? la tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? […] Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (Rm 8, 31-39)

31/10/2016

Luther et la sainteté (Toussaint)



L’année de la miséricorde touche à sa fin. Dans quelques jours se refermeront les portes saintes. Au même moment s’ouvre une année de commémoration des cinq cents ans de la Réforme luthérienne.
Martin Luther était moine augustin. C’est un homme qui prend au sérieux sa foi. Il entre contre le souhait de son père au monastère et cherche à vivre en homme parfait. C’est une impasse. Le péché est tapi à la porte, c’est au-dessus de nos forces d’être saints. Le Dieu vengeur, justicier menace. Les œuvres de Jérôme Bosch, exposées récemment à Madrid, illustrent le sentiment des contemporains. Une lutte entre le bien et le mal, entre l’ascèse et les délices, entre la vie et la mort. Depuis un siècle, les calamités se multiplient, peste, famines, guerres. Ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Age se termine mal. Aux beaux Christ romans, paisibles, qui font de la croix un trône, succèdent les crucifiés torturés, comme celui d’Issenheim.
Dans ce contexte Luther appelle à l’aide celui qui lui montrera un Dieu de miséricorde. L’homme ne peut être saint ni échapper au mal par lui-même. La morale, et heureusement, condamne le mal que l’on commet, mais qui nous sortira de ce mal ? Si l’Eglise se contente de condamner le mal, ce qui est déjà une manière de luter contre lui, elle n’a pas encore ouvert à l’homme une espérance. Qui me montrera un Dieu de miséricorde ?
Cinq cents ans plus tard, on a autant de mal à annoncer la miséricorde, davantage porté que l’on est à condamner. Cinq cents ans plus tard, l’appel à la sainteté est toujours aussi nécessaire. Comment y parvenir ? Comment y aspirer pour que cela ne soit pas en vain.
La grande découverte de Luther, en lisant les Ecritures, Paul en particulier, c’est que l’homme n’est pas saint. Il reste pécheur. La sainteté n’est pas notre fait. Même saint on demeure pécheur. Ce sont les pécheurs qui sont habités par la sainteté de Dieu. Simul pecator et justus.
La sainteté ne peut être confondue avec la perfection morale. Elle est un don de Dieu. Seule la grâce apporte la vie, pas nos œuvres, ce que nous faisons de bien. Le 31 octobre 1999, la déclaration luthéro-catholique sur la justification (ce qui rend juste, c’est-à-dire, ce qui rend saint) permet de venir à un accord. Les raisons de la séparation de 1521 (l’excommunication de Luther), ne sont plus aujourd’hui l’objet d’une dissension. Aujourd’hui, catholiques et luthériens, rejoint par les méthodistes, reconnaissent que la sainteté se reçoit de Dieu et se reçoit seulement.
Luther avait raison. Oui, Dieu seul rend saint parce que Dieu seul est saint. La sainteté n’est pas ce que je fais de bien. Je demeure un pécheur, même sanctifié par la foi. La sainteté est ce que Dieu fait en moi par sa grâce, la sainteté est la vie que je tâche d’accueillir, en me laissant convertir à la bonté, au service de la vie des frères. Ce n’est plus moi qui vis, écrit Paul, c’est le Christ qui vit en moi. Ou encore, pour moi, vivre, c’est le Christ. Tout ce que vous avez faits à l’un de ces petits qui sont les miens, que vous le sachiez ou non, c’est à moi que vous l’avez fait.
C’est justement parce que Dieu seul est saint et que la sainteté est ce qu’il offre lorsqu’il s’offre ; que Dieu seul est la vie pleine, en abondance, qui n’existe qu’à s’offrir ; parce que Dieu, quand il donne, se donne lui ; parce que c’est son dessein d’ainsi se partager, que nous pouvons fêter tous les saints, tous les élus, ceux qui se sont laissés transformer à l’image de Dieu pour la vie qu’ils ont accueillie, sachant ou non qui la leur donnait.
La sainteté n’est pas la perfection. C’est même plutôt le contraire. Les parfaits n’attendent pas grand-chose des autres. En ce sens, le contraire de la sainteté, ce n’est pas le vice, mais la vertu. Et vous comprenez les invectives de Jésus contre les pharisiens, et pourquoi Jésus déclare que les prostitués et les pécheurs sont les premiers dans le Royaume. Non que leur péché soit un laissez-passer, mais que pécheurs à ce point, c’est sûr qu’ils ne peuvent que compter sur Dieu et les autres pour aller à la vie, la vie en abondance.
La sainteté, ce n’est rien autre en effet que la vie, la vie en abondance. Non l’étroitesse de certains vertueux, qui vivent petits pour moins risquer de se laisser aller à la tentation. La sainteté, c’est Dieu lui-même et sa hauteur qui est sans hauteur, sa largeur et sa profondeur. La sainteté, c’est la vie même de Dieu. La sainteté, c’est Dieu lui-même. Et l’on ne dit pas que Dieu est vertueux ou qu’il a des valeurs. On dit de Dieu qu’il emplit l’univers, qu’il est la vie, source de la vie, profusion de vie, créateur.
Fêter la Toussaint, c’est assurément confesser le Dieu de miséricorde capable de transformer nos petitesses, étroitesses et nos fautes en largeur, largeur de sa vie à lui, sans largeur. Fêter la Toussaint, c’est confesser la miséricorde de Dieu qui fait de chacun de nous un être capable de la vie, la vie en abondance, celle de Dieu même.

28/10/2016

L'homme des rencontres (31ème dimanche)


Au caté, nous parlons des rencontres de Jésus. Et c’est fou le nombre de rencontres de Jésus ; les évangiles ne racontent presque que cela. Parmi celles-ci, la rencontre avec Zachée (Lc 19, 1-10). Dans toutes ces rencontres, Jésus manifeste que Dieu se donne ; Jésus lui-même se donne jusqu’au bout. Mais en quoi le récit de ces rencontres et les affirmations dogmatiques qui en découlent changent-t-elles notre vie ? La rencontre avec Zachée, par exemple, se contente-t-elle de nous informer sur Jésus et Zachée, ou permet-elle aujourd’hui de rencontrer Jésus ?
Christoph Théobald, un des actuels théologiens francophones, parle de l’hospitalité de Jésus, une hospitalité qui le caractérise au point que cela suffit à le distinguer de bien d’autres personnes, si ce n’est de tout le monde. L’hospitalité, dans la rencontre avec Zachée, c’est la disponibilité de Jésus qui remarque l’homme de petite taille, sans doute plus au sens figuré qu’au sens propre, condamné à grimper aux arbres comme un animal, singerie d’humanité. Jésus s’adresse à lui avec attention et respect ; du moins, ignore-t-il tout ce qu’on reproche à Zachée. L’a priori est seulement de bonté, non de morale ou de pureté rituelle.
Cette bonté hospitalière sonne juste. Ce que dit Jésus est ce qu’il vit ‑ il ne triche pas, est authentique ‑, et Jésus vit pour les autres. Rien de faux, rien de possessif, rien d’intéressé. « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait », s’écrie la Samaritaine, et Zachée peut relire toute son existence, inversant le vol par une générosité aussi extravagante que celle de Dieu lui-même. Quant à Jésus, il n’a qu’un seul intérêt : « le fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ». Il vit comme serviteur de nos vies. Il vit comme le saint.
La sainteté hospitalière de Jésus est d’effacement. Jésus répugne habituellement à être reconnu, nommé. Il fait taire les esprits bavards et mauvais ; il laisse l’aveugle-né dans l’ignorance de son identité ; il ne se désigne jamais directement, mais comme semeur, fils de l'homme, etc. Il ne demande pas à être reconnu, identifié, nommé. Les histoires d’identité finissent toujours dans la violence et l’exclusion. L’effacement de Jésus, avec Zachée, conduit à inverser les rôles : celui qui bénéficie de l’hospitalité de Jésus devient l’invitant qui accueille en sa maison.
Bien sûr, la rencontre se passe autour d’un repas. Jésus mange presque aussi souvent qu’il rencontre les gens. Cela fait même jaser. Les pharisiens et les scribes murmurent : « Cet homme, disaient-ils, fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » Jésus rapporte ce que disent ses contempteurs : « Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites : "Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! » La convivialité du repas convient à l’homme qui partage ce qui fait vivre – il rompit le pain ‑ depuis les invitations huppées avec personnel de maison ou amicales comme chez Marthe et Marie, en passant par les quelques épis froissés à travers champ, jusqu’à la profusion de la multiplication des pains.
Jésus s’efface, et c’est Zachée qui est montré offrant généreusement. Jésus s’efface et libère la générosité de Zachée. Jésus installe au centre ceux qu’il rencontre. Ce n’est pas une affaire de modestie, de bienséance. C’est le sens de sa vie, être serviteur de l’humanité, ouvrir l’homme à sa divinité. C’est fou. Il est fou. D’ailleurs certains le disent possédé.
Jésus n’exige pas que l’on devienne disciple. Certains seulement le suivent. Rien n’indique que Zachée soit devenu disciple. « Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison ». C’est tout. C’est tout, un point c’est tout. C’est tout, c’est la totalité de sa mission et de la vie. La sainteté hospitalière de Jésus ne cherche à s’agréger personne, elle est gratuite, sans calcul, pour nous les hommes et pour notre salut. Certains deviennent disciples et annoncent cette gratuité : à notre tour, nous sommes de ceux qui relèvent leurs frères, ou révèlent, à la suite des évangiles, ce que font ceux, disciples ou non, qui relèvent les frères.
En un instant, la vie de Zachée et de tous ceux que Jésus rencontre est ressaisie et prend un sens nouveau. Les guérisons l’attestent à l’envi, les hommes et les femmes redressés, relevés. Rencontres décisives où tout se joue, où la vie se joue. C’est une histoire de vie et de mort, ce que l’on appelle résurrection. Une bonne nouvelle jaillit qui change tout, un évangile.
Jésus n’a rien écrit. Les rencontres ont pris tout son temps, le nourrissant, expression de la volonté du Père. L’évangile n’est pas un texte mais la bonne nouvelle qu’est Jésus en ses rencontres. Jésus s’épuise en des rencontres qui donnent la vie. Certains que Jésus avait rencontrés, ou qui avaient rencontré de ceux que Jésus avait rencontrés, ont rapporté ces rencontres (plus qu’ils ne transmettent des informations sur Jésus). A recevoir ces récits de rencontre comme Zachée recevait Jésus en sa maison, nous bénéficions nous aussi de la proximité bienfaisante de Jésus. C’est aujourd’hui que nous sommes interpelés par la sainteté hospitalière de Jésus, c’est aujourd’hui que le salut entre dans notre maison.