Les éditions Labor et
fides ont publié en août 2022 la traduction d’un ouvrage de 2018, Theologie queer, de Linn Marie Tonstad.
Les traducteurs avertissent « [L’]attitude d’impertinence,
voire d’indécence, déconcertera et même déconcertera certain·es, nous le savons. Et
pourtant il peut y avoir quelque chose d’intéressant et de positif dans cette
démarche de la théologie queer :
elle permet de désacraliser, si besoin était, le discours théologique, de nous
souvenir de son caractère humain ‑ pas à moitié mais de part en part. […]
Voici notre recommandation : éviter toute pudibonderie et pruderie et
consentir à se laisser désarçonner par tel ou tel propos. »
(Je recopie la graphie inclusive, qui certes légitimement pourra
agacer, mais qui veut aussi interroger les évidences et la pertinence du genre,
qu’il soit grammatical (selon les langues, il varie), humain, divin.
Faut-il traduire queer ?
Bizarre, étrange, voire excentrique. Le terme est employé dans le contexte, au
début du moins, très précis de sexualités qui surprennent ceux pour qui la
normalité (il s’agit bien et précisément d’une norme) des relations sexuelles ne
fait pas problème et s’impose comme allant de soi, « le plan de Dieu pour l’humanité
est une union à vie entre un homme et une femme » où sont attendus et
élevés des enfants.
Le problème, c’est qu’il existe d’autres types de sexualité, et que
cette norme est enfreinte pas beaucoup, y compris de ceux qui la défendent. La
présomption de paternité n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas d’enfant
naturel et s’il ne fallait pas protéger le capital en faisant que seuls les
enfants légitimes héritent. Aujourd’hui, on accepte de voir en face les violences
entre conjoints ou concubins, dont les victimes sont les femmes presque
toujours. La sexualité n’est pas seulement ni même d’abord une relation fondée
sur l’amour mais un rapport de forces, y compris économiques, de propriété. Les
femmes qui élèvent seules leur(s) enfant(s) sont davantage frappées par la
précarité financière. « Une grande partie de la Bible part du principe que
la sexualité des femmes appartient aux hommes. Même les Dix commandements
partagent cette considération. » Ils interdisent que l’on convoite la
femme de son prochain ‑ et non son mari ‑ ils rangent les femmes dans
les biens des hommes, au même titre que leur maison et leur bétail.
Si l’on accepte de ne pas regarder comme des exceptions ces
situations qui contredisent le discours sur le couple et la famille, si
notamment, on intègre à la réflexion le cas des personnes homosexuelles et
celles qui ne se reconnaissent pas dans le sexe biologique qui leur échoit ou
leur a été attribué, alors on est obligé de penser différemment non seulement
la morale sexuelle et la théologie du corps, mais l’ensemble de la théologie s’il
est vrai qu’à l’image de Dieu, hommes et femmes ont été créés, s’il est vrai qu’en
Jésus c’est Dieu qui habite dans le corps, humain, de chair, s’il est vrai que
l’Eglise est corps du Christ.
La théologie queer, avant
d’être l’affaire d’une pensée à propos de Dieu de la part de ceux qui ont une
sexualité queer, est une interrogation
sur les présupposés anthropologiques de la théologie ; ces présupposés
sont ceux de ceux qui écrivent la théologie, jusqu’à récemment, des hommes,
masculins, blancs, rationnels, appartenant à la part de l’humanité qui domine
économiquement et culturellement le monde, qui pensent, même si cela s’est estompé
depuis la décolonisation, être ceux qui portent et apportent la culture.
La théologie queer est
donc politique, une théologie de la libération, ex-centrant l’homme blanc
occidental, montrant que l’excentrique, le queer
est une notion relative. L’excentrique, l’étrange, c’est cet homme blanc occidental
et puissant, ou du moins est queer l’attitude
qui refuse une norme qui exclurait tout ce qu’elle ne prend pas en compte.
Le plus intéressant est moins ce qui serait affirmé comme théorie
théologique spécifiquement queer ‑ cela
n’a même pas d’intérêt, si c’est en érigeant une norme excluante à la place d’une
autre ‑ que la critique épistémologique de l’instance où le discours
théologique est pensé et énoncé. La vérité de la théologie, sa pertinence, sa
crédibilité dépendent du lieu à partir duquel elle est formulée, ou plutôt de
la prise en compte de ce lieu. Ce n’est pas un hasard si Mechior Cano écrit ses
loci teologici (1563) dans le
contexte des questions que pose à la culture occidentale la découverte d’autres
humains, d’autres cultures.
Certains considèrent que la théologie queer a d’abord pour but de permettre aux Eglises d’accueillir en
leur sein, comme tout autre personne, celles qui ont une sexualité « étrange »,
minoritaire. Ainsi, il conviendrait de rendre compte (apologie) que rien n’empêcherait,
contrairement à ce que les Eglises disent souvent, la moralité ou le caractère
naturel de ses sexualités. Il est sans doute utile de faire remarquer que la
Bible ne parle pas d’homosexualité, ne serait-ce que parce que le terme et la
réalité sont une invention du XIXeme siècle, celui où triomphe la supériorité
de l’homme, mâle, blanc, occidental, porteur de la culture et de la vraie
religion. Il est sans doute utile de faire remarquer qu’il est peu conséquent
de retenir l’interdit de coucher avec un homme comme on couche avec une femme
(encore une fois, la Bible ne pense pas du point de vue des femmes) mais d’ignorer
ou de considérer comme désormais insensé les autres interdits du Lévitique,
comme le mélange dans une étoffe du lin et du coton, etc. Mais c’est viser trop
court. De surcroît, aujourd’hui, « en général, les gens n’ont pas besoin
de donner toutes sortes de raisons pour lesquelles l’esclavage est un mal, et
ils ne perdent pas de temps à lutter contre les passages bibliques qui
soutiennent l’esclavage. » Pourquoi le faudrait-il pour les sexualités queer ?
L’évangile transgresse toutes les binarités, toutes les frontières.
Et c’est Paul qui le dit, lui qui serait misogyne et phallocrate ; ce sont
plutôt les lectures que l’on a faites de Paul qui le sont. « Le
christianisme, bien compris, est une question de transgression des frontières.
Les chrétien·es croient
en un·e Dieu qui abolit
toutes les binarités », juif·ve/grec·que, esclave/libre, homme/femme
(Ga 3, 8). On pourrait, on devrait ajouter la binarité sacré/profane,
pur/impur, divin/humain. « Selon Paul (Rm 9-11), l’Alliance de Dieu avec
Abraham n’a pas été interrompue, au contraire, elle est en train de s’accomplir.
Les chrétien·nes
païen·nes devraient
être reconnaissant·es
que son accomplissement ait été retardé suffisamment longtemps pour qu’elles et
ils puissent être inclu·es,
du fait de la gracieuse miséricorde de Dieu. » « Dieu agit "contrairement à" ou "au-delà
de" la nature en incorporant les païen·es à l’olivier juif (Rm 11, 24) [et
avec] la prédilection de Dieu pour une sexualité irrégulière dans l’histoire du
salut, comme dans le cas des femmes nommées dans la généalogie de Jésus. »
Aucune d’entre elles n’est dans les clous, sans parler des prostituées qui
précèdent dans le royaume. On note que la prostituée ou l’adultère, c’est
toujours des femmes, mais leur intégration dans le plan de Dieu, leur salut n’en
dit que davantage la transgression de l’amour divin. Il apparaît que c’est Dieu
et sa conduite (Ez 18, 25) qui sont étranges, queer ! Jésus mange avec les publicains et les pécheurs, ce
qui cause la récrimination de qui se comprend comme la référence, il ne peut
être prophète s’il sait par qui il se laisse toucher, essuyer les pieds. Qui
définit l’étrange, l’étranger ?
La dimension
politique de la théologie queer déborde
largement la morale sexuelle. « La prise de conscience de la déformation
du monde par ce que beaucoup de théologien·nes appellent les puissances et les
autorités ‑ forces puissantes et destructrices qui nous façonnent néanmoins
à des niveaux profonds et dont nous aspirons à nous délivrer ‑ s’apparente
à un processus de conversion ou à une expérience mystique. Il nous est alors
possible de voir le monde et sa propre expérience avec un œil nouveau. »
Ce que l’actuel Pape appelle écologie intégrale, où la sauvegarde de la planète
est une affaire de justice sociale et de lutte contre les puissants qui s’enrichissent
à détruire le cadre de vie de tous, n’est pas forcément éloignée de cette prise
de conscience. La théologie concerne la réalité ! « La tâche de la
théologie est de "déconstruire un ordre moral fondée sur une construction
hétérosexuelle de la réalité, qui organise non seulement les catégories d’interactions
sociales et divines approuvées, mais aussi les catégories économiques". En
somme, la théologie est une affaire de sexe, d’argent et de Dieu. »
« La théologie
parle d’un Dieu le Père et d’un Dieu le Fils, mais prétend que la paternité et
la filiation n’ont rien à voir avec le sexe ou le genre, même si le
christianisme a également (mais pas seulement) été un système patriarcal tout
au long de son histoire. Que dirait la théologie si elle disait ces vérités ? Voilà la question de la théologie queer. Si la théologie disait la vérité, elle parlerait de
corps, de chair. » Feuerbach avait déjà montré comment la théologie ne
parlait pas de Dieu mais des êtres humains et des relations entre eux. Et ce que
l’on a pris pour une critique implacable est la juste expression de ce qu’est
la théologie, du moins avec l’évangile, lorsque l’incarnation, le Dieu dans la
chair, la sainteté dans le chair, est le centre et l’enjeu de confession croyante.
Christian Duquoc parlait d’un Dieu
différent. La théologie queer est
plus politique à partir des questions d’exclusions sociales et ecclésiales,
tant économiques. « Le Queer n’est
pas une bizarrerie. Le Queer est
précisément l’inverse : c’est l’essence même d’une réalité niée. [… Nous] parlons
de queering […] comme d’un processus
de retour à l’authenticité, aux expériences de la vie quotidienne décrites
comme bizarres par les faiseurs et les faiseuses d’idéologie – et de
mythologie. Le fait de rendre indécent permet de retrouver le sens du réel. »
la théologie queer identifie les
violences de la norme, les violences au nom du bien, pour les renverser. Elle
montre comment ce que l’on appelle la norme ou la nature est seulement la
perspective de ceux que cela arrange qu’il en soit ainsi, qui sont la majorité
ou ceux qui ont la force pour eux.
« Le
Christ n’est pas l’histoire d’un ego qui se possède lui-même ; l’histoire
du Christ est plutôt une histoire de relations, de désirs et d’intensités, une
histoire à laquelle les autres participent et répondent. La puissance jaillit
de son corps et guérit la femme qui avait passé douze ans à saigner. Cette
théologie […] est centrée sur le désir, notre désir de Dieu et le désir
de Dieu pour nous. »
La théologie queer doit
avoir les caractéristiques suivantes : « Elle doit prendre au sérieux
les réalités désordonnées et les complexités de la vie des gens ; elle
doit s’opposer aux pouvoirs de distorsion du capitalisme et du colonialisme ;
elle doit exprimer et honorer l’être corporel humain ; elle doit dépasser
la recherche de l’identité, de la fixité et de la finalité [Ricœur écrivait que
l’identité est une tâche et non un donné au point que dans une philosophie de l’ipséité
(et non de la mêmeté, cf. Soi-même comme
un autre) « la possession [de l’identité] n’importe pas.] ; et
elle doit parler de la présence de Dieu dans le corps, de l’identification avec
celui-ci et de l’amour pour lui, de la manière dont Dieu nous appelle à
conjuguer amour, désir et justice. »
Un interview dans Le Monde.