25/10/2024

Comment comprendre les miracles de Jésus (30ème dimanche du temps)

 W. Blake, Christ appelant Bartimée 1799-1800

Les miracles occupent une part non négligeable des synoptiques et six signes sont racontés dans l’évangile de Jean. Compte-tenu du cycle liturgique des lectures bibliques, ils sont lus très souvent jusqu’à occuper une place plus importante que la Passion-résurrection, lue seulement une fois par an. C’est rien de dire que leur sens dans l’Antiquité n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’on en comprend spontanément à partir de l’Epoque Moderne, lorsque les lois de la nature sont affirmées et qu’ils apparaissent comme violation de ces dernières. En outre, lors de la crise moderniste, c’est leur rapport au Jésus de l’histoire qui ébranle le dogme. Ils ne sont plus considérés comme des preuves de la divinité de Jésus par les théologiens eux-mêmes qui rappellent qu’il est impossible de séparer en Jésus, selon le Concile de Chalcédoine, sa divinité et son humanité.

Dès les origines chrétiennes, il est acquis qu’un texte a d’autres sens que littéral, puisque tout le Premier Testament est prophétie de Jésus. Ainsi, archétype de l’exégèse antique, au troisième siècle, Origène, écrit et prêche ordinairement que la littéralité doit parfois être rejetée pour être contraire à la morale la plus élémentaire ou en contradiction avec l’histoire et l’ordre du monde, mais qu’elle porte vers un sens qui encourage et nourrit la foi des disciples.

On entend aujourd’hui de nombreuses personnes, disciples ou non, prédicateurs ou non, expliquer les récits de miracles comme des actes de puissances, au premier degré, que ce soit pour les accepter ou les rejeter. Voyez le grand homme qu’est Jésus ! Ou au contraire, voyez comment Jésus ne peut être crédible lorsque l’on raconte des enfantillages pareils. Souvent cependant, gênés aux entournures, on préfère ne pas trop se prononcer sur l’historicité d’une guérison, d’une résurrection, d’une multiplication des pains, ou autres et développer une lecture allégorique. Ainsi, la guérison d’un lépreux, exclu de la société, est perçue comme la réintégration dans la vie sociale, la guérison d’un paralysé comme la capacité de Jésus de nous soulager de tous nos handicaps psychologiques et spirituels. Ce que racontent les miracles n’est pas une affaire médicale, mais l’histoire d’une conversion qui nous délivre du monstre que nous sommes aussi, pour nous rendre à la vie pleine et entière de qui ne connaît plus les entraves ni du péché ni des empêchements psychologiques.

Certes, les born again et les mouvements auxquels ils se rattachent, quelle que soit la confession ecclésiale à laquelle ils se rattachent, réaffirment la matérialité historique de l’acte de puissance au point de l’affirmer littéralement et de la mettre en scène dans des cérémonies de guérison à grand spectacle, quoi que bien étrangères à ce que l’on sait de la manière toujours très personnelle de Jésus de rencontrer les uns et les autres. Il s’agit sans doute d’un retour du religieux, entendu non pas tant comme évangélique que comme merveilleux, voire magique. Lorsque les Eglises instituées sont en perte de vitesse ou concurrencées par des sectes qui font florès, il arrive que même le magistère se laisse séduire parce que l’on jugerait l’arbre à ses fruits, parce qu’il ne conviendrait pas de mépriser la religion populaire, parce qu’en définitive, importe davantage l’attachement des gens à l’Eglise que la vérité de ce qu’ils confessent, selon l’adage dévoyé de Cyprien, hors de l’Eglise point de salut.

Il est dans les Evangiles cependant un antidote explicite au merveilleux. Jésus fuit quand on s’apprête à le faire roi, il dénonce qu’on le cherche parce qu’il a donné à manger et non parce qu’on a cru sa parole, il refuse de faire des signes qui ne convertissent personne. Quelqu’un aurait beau ressusciter d’entre les morts, les gens ne changeraient rien à leur vie.

Les signes chez Jean, tous situés dans la première partie de son texte, sont expressément une préparation pour accueillir le récit de la Passion que constitue la seconde partie. Ils n’ont pas de sens en eux, mais seulement en tant qu’ils font signe vers la libération et la vie, ce que l’on dit résurrection. Les miracles des synoptiques ne font pas sens dans ce qu’ils auraient d’extraordinaire, de merveilleux, mais par ce qui s’y joue de mort et vie en Jésus. Le sens d’un récit de miracle, c’est toujours la mort-résurrection ; mort à laquelle Jésus n’échappe pas par miracle, mais par laquelle il est broyé comme un malfrat, un blasphémateur condamné.

Plus encore, la vie à laquelle Jésus appelle, en vue de laquelle il guérit et ressuscite, ce que l’on appelle la vie éternelle ou le Royaume, n’est pas après la mort. Le Royaume est tout proche, et c’est Jésus. Le Royaume de Dieu est au milieu de nous. L’annonce du monde nouveau n’est pas attente d’un arrière-monde, mais in-surrection, puisqu’ainsi on peut traduire anastasis, renversement ici et maintenant du monde de mort. Le miracle est l’indice de la présence de ce monde nouveau dans le vieux monde. Le vieil homme voit le merveilleux qui séduit ou dérange jusqu’à agresser. L’homme nouveau ouvre les yeux sur ce qui advient lorsque l’humanité renverse les oppressions, physiologiques, psychologiques, sociologiques, politiques, économiques, et fait advenir la fraternité, le nom de l’Eglise, elle-même germe du Royaume.

Au sens premier, littéral, il est des miracles par myriades aujourd’hui, non pas violation des lois de la nature mais renversement des avilissements. Chaque fois que quelqu’un est relevé, là encore, c’est la traduction d’anastasis, résurrection, de ce qui le handicape et le tue, chaque fois que la vie triomphe, même aux portes de l’agonie mortelle, c’est la vie du Royaume. Aveugle ou moribond, morts, écrasé ou exclu, méprisés, ils sont debout, ressuscités, ils existent, ils vivent. Pour en avoir une idée, les lieux sont nombreux, toutes les proximités avec ceux qui d’une manière ou d’un autre sont broyés par la maladie, la violence et les injustices. Seuls ne les voient pas ceux qui ne croient pas possible un autre monde que celui qui opprime, n’en veulent pas parce qu’ils y perdraient ce qu’ils exploitent et extorquent aux autres.

21/10/2024

Servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup Mc 10, 45 (29ème dimanche suite)

La théologie du rachat de l’offense faite à Dieu par Anselme de Cantorbéry incurve notre lecture sans même que nous le sachions. Puisque par le péché, même le plus insignifiant, l’offensé, Dieu, est immense, la compensation doit être à la dimension de son immensité. Il faut donc la mort du fils, la mort de Dieu. Théologie de la satisfaction, dit-on.

Evidemment, ce n’est pas acceptable. Joseph Ratzinger a en son temps, et à plusieurs reprise, exprimé l’invalidité d’Anselme sur ce point. Dieu ne peut ni réclamer ni accepter la mort du fils pour payer la dette d’une humanité coupable, amende et peine capitale tout autant. Le latin de la vulgate semble mieux passer même s’il dit la même chose, donner sa vie en pour racheter beaucoup, en rachat de beaucoup. Mais la rançon et le rachat, c’est la même chose.

J’essayais de traduire servir et mettre le prix en donnant sa vie pour beaucoup. Mais cela ne marchait pas vraiment, ne serait-ce que grammaticalement. Il a mis le prix permet comme le grec de ne pas avoir de complément au verbe donner. A qui donne-t-il la rançon ? Le texte ne le dit pas.

Et ce dimanche, j’entends une référence à Martin Pochon. Quelle drôle d’idée de penser que c’est à Dieu qu’il faudrait payer le prix. C’est là qu’Anselme fausse la précompréhension. De qui beaucoup sont-ils les esclaves ou otages à racheter, à libérer ? Certainement pas de Dieu. De qui alors, si ce n’est de ceux qui reçoivent la mort de Jésus comme la satisfaction de leur attente, être débarrassé de lui et de ce qu’il dit.

C’est aux prêtres (et aux politiques, dans l’Antiquité on ne peut jamais séparer le religieux et le politique, mais aussi le social comme règles de vie qui dictent les comportements) que la note est payée. Beaucoup sont libérés de la conception que les prêtres se font de Dieu pour mieux entraver, enchaîner et les autres, et Dieu. Jésus paie la libération des hommes parce qu’il paie celle de Dieu. Ce que l’on fait aux frères, c’est au Père qu’on le fait.

Il y a bien une rançon, une affaire de rachat, de rédemption, Beaucoup sont libérés des prêtres, des impératifs sociaux, des politiques qui oppriment et tombent à bras raccourcis sur les pauvres. Jésus libère de la religion. C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés dit Ga 5, et là, on comprend bien que ce n’est pas de Dieu que nous sommes libérés, mais du péché, et de tout ce qui conduit au péché, notamment les structures sociales, politiques et religieuses iniques.

Les prêtres, la religion, ont leur argent. La dette est payée. Qu’ils nous fichent la paix.

18/10/2024

Ils sont vos maîtres et enseignants (29ème dimanche du temps)

Titien, Le lavement des pieds (détail) v. 1575-80

Être grand, vouloir être le premier, le meilleur (Mc 10, 35-45). C’est ainsi dans les clubs sportifs, les écoles, surtout les plus prestigieuses, dans la culture d’entreprise où il faut des résultats toujours plus ambitieux, etc. Comment récolter des médailles olympiques en dehors de cette logique du premier, plus vite, plus fort, plus haut ? Comment une entreprise crée-t-elle de la richesse si elle n’augmente pas ses parts de marché et sa croissance ? Il y en a assez de ceux qui profitent du système, assistanat, qui refusent de se remuer. Ils ont reçu eux aussi des talents et c’est trop facile de ne pas les faire fructifier. Dès lors, il y a eux et nous, ceux qui ne voient pas la nécessité de faire plus et mieux, et nous, du « bon » côté.

La mentalité de gagneur et d’excellence vaut aussi pour la foi. Quand on est disciple, que l’on a conscience de ce que cela représente, il importe de faire partie des meilleurs, de progresser vers la sainteté, puisque l’on a choisi de suivre le « bon maître ». Il y a nous et les autres, nous et le monde, nous et nos contemporains, eux et nous. Les autres ne partagent pas le plus important, ne le tiennent pas autant qu’il le faudrait ou comme il le faudrait. Ils ne sont pas pratiquants, ils n’ont pas compris ce que signifie être disciples-missionnaires, ils sont insuffisamment formés, ils ne prient pas. Ils ignorent la culture chrétienne voire la refusent.

Dans le catholicisme, comme il est requis d’aimer jusqu’à ses ennemis, la conviction d’être dans le vrai transforme le sentiment de supériorité en condescendance, en paternalisme (et ce n’est pas pour rien si les prêtres sont dits pères). Parce que l’on a bien compris qu’ordinairement, il est non seulement contreproductif mais contraire à l’évangile de juger les autres, on leur pardonne beaucoup parce qu’ils ne peuvent pas comprendre, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, ou plutôt ne font pas.

On n’a même pas l’impression de se la raconter, de se penser appartenir aux meilleurs, aux premiers. Il y a bien sûr notre péché et celui de la pastorale ‑ mais qui n’est pas pécheur ? ‑, et puisque nous suivons le « bon maître », lequel est miséricordieux, nos manquements sont l’exception qui confirme que l’on est sur le bon chemin. On se pense supérieur, meilleur que les autres, expressément ou implicitement, en toute humilité !

Cette attitude imbibe toute la pastorale, le regard porté sur des catholiques qui ne pratiquent pas assez et la société déchristianisée qui est, c’est évident, en manque de repères. La société irait bien mieux si chacun était plus sérieux avec sa vie, un peu plus habité par la question spirituelle. On le voit bien, les gens ont soif, preuve qu’il leur manque quelque chose. Reste juste à leur montrer que nous savons ce dont ils ont besoin.

Est-ce abuser que de reconstituer ainsi le discours d’une bonne part de la pastorale ? Assurément je l’entends et de bouches les plus autorisées. Laïcs engagés ou clercs vivent leurs ministères ou leurs vocations comme un service et se pensent donc à l’écoute. Or, ils ne semblent pas imaginer que les pauvres (je veux dire ceux qui ne sont pas premiers) sont leurs maîtres, que les publicains et prostituées les précèdent dans le Royaume, car bien sûr, ceux qui ne sont pas comme eux appartiennent aux pécheurs.

L’exigence évangélique de Jésus de se faire serviteur et esclave ne semble pas concerner ceux qui revendiquent d’avoir reçu par l’ordination autorité. Le service serait non pas le chemin du ministère, mais une forme d’humilité qui n’interdit évidemment pas de prendre les décisions, de gouverner, de trancher. C’est même ainsi qu’on définit le ministère. Il faut être spirituellement serviteur de sorte qu’on est littéralement, au premier degré, de ceux qui gouvernent en maîtres et font sentir leur pouvoir. Spiritualisé, le service devient une conviction qui interdit d’écouter et de voir l’évangile à l’œuvre chez les autres, l’Esprit dicter à l’Eglise ses chemins.

Il n’y a pas d’esclave ‑ c’est le mot (Mc 10, 44) ‑ qui commande. Le munus gubernandi n’est pas de décider mais de permettre que les autres décident. Le magistère ne décide pas de la foi, il a charge de la recueillir et de la conserver. Les paroles de Vincent de Paul aux aumôniers de prison valent bien au-delà de leur contexte et devraient être la charte pastorale de tout ministre, ordonné ou non, de tout baptisé-confirmé-missionnaire. (Je l’élargis à l’ensemble de l’action pastorale :) « Ne vous occupez pas d’un ministère ou d’une responsabilité ecclésiale instituée ou non si vous n’êtes pas disposés à devenir les sujets et les élèves de ceux auxquels vous êtes envoyés. Ceux que l’on considère comme en dehors des clous, ce sont eux qui doivent nous évangéliser. » L’évangélisateur doit se mettre à l’école, se faire esclave jusqu’à se taire (de toute façon la parole n’est pas le plus important mais la charité). Ainsi témoigne-t-il de la puissance évangélique et de l’actualité du Royaume.

11/10/2024

Pourquoi m'appelles-tu bon ? Mc 10, 17-27 (28ème dimanche du temps)


 

« Hériter la vie éternelle. » On ne sait pas bien ce qu’est la vie éternelle dans le texte. Comprenons une vie qui n’a pas de fin, une vie pleine de l’éternité. En quel sens faut-il entendre le verbe ? Comme un héritage, une richesse qui arrive indue, juste parce qu’on est fils de ? Si l’homme est riche, peut-être bien. A moins que l’on ne parle que de recevoir.

Si la vie est un dû, alors la question est pour le moins importune, goujate ; dans quel monde vit et pense ce riche. Tout est affaire de possession. Tout est dû ou s’acquiert pourvu qu’on y mette le prix. Or la richesse empêche la vie, semble répondre Jésus. Mais si la vie est don, alors l’homme qui souhaite la recevoir n’est peut-être pas loin du Royaume.

« Pourquoi m’appelles-tu bon ? » Jésus refuse d’être ainsi désigné car la bonté est le nom de Dieu. Connaîtrait-il déjà le Corbeau et le renard pour savoir que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ? Ou bien Jésus n’est bonnement confessé non dans les déclarations emphatiques, superlatives, mais dans la conversion, le changement de vie, dont l’homme se montre incapable. Jésus ne rejetterait le qualificatif que parce qu’il est mensonge, dès lors que celui qui l’emploie n’entre pas lui-même dans la bonté. Dire du bien de Dieu mais l’envoyer bouler par ses actes, et non seulement une contradiction mais fait du compliment une insulte.

Un drôle de décalogue. La liste de commandements ne correspond pas à celles que nous connaissons par ailleurs. En revanche, elle exprime ce que beaucoup ont toujours respecté : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas être adultère, au point qu’ils se pensent bons ! Les conversations de comptoir ou de confessionnal, entre voisines ou sur le bord d’un terrain à accompagner les enfants, font entendre que nous ne sommes pas si mauvais que cela, tout compte fait. Or Dieu ne sait pas compter ! Si souvent, on désigne pire que soi pour se faire croire que l’on n’est pas si mal, que l’on est même bon. Mais ce n’est pas bon du tout ! Histoire de bontés ordinaires, conviction hypocrite qu’on est bon, qui dispense et protège d’aller voir plus loin.

« Jésus l’aima », comme reprise de la Genèse : « Et Dieu vit que cela était bon. » ça, c’est étonnant. Rupture dans les bons sentiments. L’amour de Jésus n’est pas déterminé par la qualité de l’homme, préoccupé bonnement de la vie ou voulant l’acheter comme une vulgaire paire de chaussettes, respectant les commandements ou se le faisant croire pour surtout ne rien changer dans sa vie, plein de bons sentiments qui se fracassent sur la mise en pratique.

Le texte est ainsi composé que l’on ne sait pas si l’homme est bon ou non. Mais Jésus l’aime. Notation propre à Marc, avec le verbe de l’agapè, l’amour gracieux, non possessif, respectueux. Jésus aime non en général, mais en regardant, comme le miséricordieux qui voit la misère avec le cœur, ou le créateur réjoui de son œuvre : c’était très bon.

Ce que rate cet homme, peu importe ici que ce soit sa faute, qu’il ne soit qu’un courtisan intéressé ou au contraire un disciple rempli de velléités de perfection, véritablement assoiffé de vie. Ce que rate cet homme, c’est la vie, non parce que la barre serait trop haute, mais parce que « pour les hommes c’est impossible ». On l’a déjà dit, la vie ne s’obtient pas, elle ne récompense pas la bonté. Ce que rate cet homme, c’est ce que nous ratons tous. Alors Jésus l’aima.

L’amour de Dieu, la vie éternelle (on en sait désormais un peu plus) est hors de portée, et pourtant advient. Tristesse de n’en être pas capable ? de n’en être pas la source ? de ne pas voir que malgré ce qui empêche, c’est offert ? Partir sans voir, à la différence de Jésus qui regarde, que l’on est aimé ? Recevoir est si peu spontané, nous renvoyons à ce que nous prenons comme une frustration alors que nous sommes si souvent avare, nous ne sommes pas source.

La bonté est indue et fait vivre. Je l’ai déjà écrit grâce à David Flood : l’expérience de François d’Assise est que la proximité avec les exclus est monde nouveau. Le riche ne peut le savoir, qu’il confisque ou donne généreusement ; le bien-pensant ne peut le savoir, hypocrite ou magnanime, le raciste qui refuse la fraternité ne peut que l’ignorer. Vivre avec les pauvres, les hommes et les femmes sans valeurs, les migrants (s’ils sont pauvres, autrement cela ne fait pas problème), vivre avec les malades sans espoirs de guérison, vivre l’échec qui oblige à recevoir paraît surhumain, comme pour un chameau passer par le chas de l’aiguille.

Les pauvres, les salauds et les migrants, les malades à l’extrême, ceux à la sexualité « déviantes », les prostituées comme dit Jésus, connaissent par la grâce d’un frère, une sœur, bon, le royaume, entrent dans le royaume. C’est ce que Dieu offre, un monde nouveau, la fraternité universelle. Je comprends que cela ne fasse pas recette : qu’importe et apporte d’être frère, sœur, avec les parias ? Beaucoup préfèrent les salamalecs religieux à la discipline, la bonté du maître.

04/10/2024

Ce que Dieu unit (27ème dimanche du temps)

 

Le prophète Osée épouse Gomer la prostituée, Bible de Saint Evroult d'Ouche, v. 1240-50

Comment peut-on justifier un impératif moral et juridique sur une réponse de Jésus dans un cadre polémique, un piège dont il s’agit de se tirer (Mc 10, 2-12). Jésus pense-t-il ce qu’il dit ou trouve-t-il seulement une astuce pour sortir de l’épreuve à laquelle il est soumis ? Imaginons que Jésus s’exprime de lui-même sur les couples recomposés. Que dirait-il ? Il n’est guère dans son style de déprécier les gens, tout spécialement les pécheurs, puisque c’est ainsi qu'est qualifiée une nouvelle union (si le premier conjoint est encore en vie). Maintiendrait-il qu’il s'agit d'un adultère ? Si Jésus devait parler de la conjugalité ne considèrerait-il pas nos existences sexuées, grandeurs et misères, grandissements et mensonges, accomplissements et petits meurtres entre époux ? Peu légaliste - il ne condamne pas la femme adultère mais morigène ses juges - il considérerait sans doute que la sexualité engage nos désirs, limites, espérances, y compris démesurées, notre souci d’autrui jusque dans la radicalité du don de soi.

Nous savons ‑ et Jésus ne pouvait pas ne pas savoir ‑ la difficulté de la vie matrimoniale ; ses joies, certes, mais aussi l’enfer, pour combien de femmes surtout, écrasées, ignorées, battues. La liberté des mœurs n’y change rien. A l’époque de Jésus, ainsi qu’en témoigne la lettre des Ecritures, c’est toujours la femme qui est adultère. Dire que l’homme l’est, qui quitte une femme, c’est non seulement pour Jésus se sortir d’un piège, mais jeter une bombe dans les évidences ininterrogées des sociétés, une gifle à la domination masculine.

Pourquoi insiste-t-on tellement sur la mort de Jésus comme assomption de la condition humaine et ne dit-on rien de sa sexualité ? On a juste de quoi comprendre qu’il est célibataire. Les premiers chrétiens ont vu dans son style de vie une invitation à la liberté par rapport aux impératifs sociaux concernant la sexualité. Des hommes et plus encore des femmes, contrairement au langage contemporain, n’ont pas renoncé à tout pour le suivre, mais ont trouvé la liberté à le suivre dans le célibat. Pour les femmes, c’est échapper au chaperonnage d’un père, d’un frère ou d’un mari. Thérèse d’Avila le dit explicitement. C’est encore ce qui est vécu par nombre de religieuses dans des sociétés patriarcales. Lorsque la non-fécondité est une malédiction, une situation contre-nature ‑ comme l’est aujourd’hui l’homosexualité pour les homophobes ‑ ne pas se marier, ne pas engendrer, c’est échapper à une injonction de la nature. Les couples inféconds, du fond de leur épreuve, le vivent. La spécificité de l’humanité se laisse deviner tant par la stérilité choisie ou non ; la vie humaine n’a pas pour but la reproduction, à la différence de celle des animaux.

On entendrait le célibat comme une révolte contre la nature, comme revendication de la liberté, le discours ecclésial idéaliserait moins le soi-disant don total. Jésus, rebelle contre un ordre que l’on attribue trop souvent à Dieu, résistant contre l’ordonnancement divin ?

La sexualité, comme chacun sait, est autre chose que la génitalité. Nous parlons, nous fantasmons le sexe ; nous décidons des rapports, sans quoi c’est un viol. C’est unique parmi les vivants. Aussi, cela ne devrait pas étonner que selon le contexte social et historique, la pratique sexuelle ait des sens bien différents. Lorsque l’espérance de vie est courte, lorsque la durée moyenne d’une union ne dépasse pas dix ans, lorsque l’on est contraint de se remarier une, deux voire trois fois pour élever les enfants (ce qui est courant encore au XIXe en France), quel est le sens d’un mariage pour toute la vie ? Quand le discours sur le célibat consacré comme don de soi apparaît-il, et pourquoi ? Après avoir été considéré comme un acte héroïque, il paraît qu’il serait aujourd’hui davantage assumé par les futurs prêtres comme un manque, une faiblesse. Quand l’amour et le consentement deviennent-ils constitutifs d’une alliance matrimoniale, et pourquoi, sous quelles influences ? Que faut-il que l’on pense du mariage pour faire de la femme une monnaie d’échange entre clans, entre dynasties ? Que vaut la vie d’un homme s’il doit épouser une femme choisie par d’autres que lui ? Que dénonce comme conception de la conjugalité les expressions d’enfants naturels ou légitimes ? Quelle révolution juridique est-ce que le droit des enfants adultérins soit le même que celui des autres enfants ?

Même si c’est sujet de débat, on accepte assez bien un roi adultère au Grand siècle. Le théâtre de boulevard du XIXe ne met que l’infidélité en scène, comme si elle allait de soi. Les reconnaissances de nullité de mariage, même si elles libèrent les personnes, sont bien souvent des hypocrisies, qui reconnaissent sans le dire, qu’il est possible de contracter une nouvelle union. On ne peut le dire, et parfois fort nécessairement, parce que dans le couple qui se défait, il arrive souvent qu’il y en ait un de laissé sur le bord de la route, et l’on ne saurait valider moralement cet abandon.

Depuis la Révolution française l’Eglise veut régner sur la famille par son regard inquisiteur sur la sexualité. S’agit-il d’impératifs moraux ou d’une stratégie de pouvoir ? Quel est alors la pertinence de l’interdit du divorce ? Dieu n’unit rien du tout. Nous sacralisons par son nom ce que nous jugeons intangible, qui n’est autre qu’un pouvoir sur les corps… par les mâles, même si c’est en train de changer pour le meilleur et le pire. Nous instrumentalisons le divin pour consacrer les règles sociales et morales. Reconnaître avec Vatican II que le bien des époux est aussi un des buts du mariage crée un séisme dans la doctrine, modifiant substantiellement le sens de l’acte sexuel. Le sacrement n’est pas sacralisation d’une union mais la confession de foi parabolique pour dire la fidélité indéfectible de Dieu à partir de nos bricolages. Ce que Dieu a uni, c’est l’humanité avec lui, la faiblesse avec lui, la misère avec lui, la grandeur avec lui. Et cela, que l’homme ne le sépare pas !