W. Blake, Christ appelant Bartimée 1799-1800 |
Les miracles occupent une part non négligeable des synoptiques et six signes sont racontés dans l’évangile de Jean. Compte-tenu du cycle liturgique des lectures bibliques, ils sont lus très souvent jusqu’à occuper une place plus importante que la Passion-résurrection, lue seulement une fois par an. C’est rien de dire que leur sens dans l’Antiquité n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’on en comprend spontanément à partir de l’Epoque Moderne, lorsque les lois de la nature sont affirmées et qu’ils apparaissent comme violation de ces dernières. En outre, lors de la crise moderniste, c’est leur rapport au Jésus de l’histoire qui ébranle le dogme. Ils ne sont plus considérés comme des preuves de la divinité de Jésus par les théologiens eux-mêmes qui rappellent qu’il est impossible de séparer en Jésus, selon le Concile de Chalcédoine, sa divinité et son humanité.
Dès les origines chrétiennes, il est acquis qu’un texte a d’autres sens que littéral, puisque tout le Premier Testament est prophétie de Jésus. Ainsi, archétype de l’exégèse antique, au troisième siècle, Origène, écrit et prêche ordinairement que la littéralité doit parfois être rejetée pour être contraire à la morale la plus élémentaire ou en contradiction avec l’histoire et l’ordre du monde, mais qu’elle porte vers un sens qui encourage et nourrit la foi des disciples.
On entend aujourd’hui de nombreuses personnes, disciples ou non, prédicateurs ou non, expliquer les récits de miracles comme des actes de puissances, au premier degré, que ce soit pour les accepter ou les rejeter. Voyez le grand homme qu’est Jésus ! Ou au contraire, voyez comment Jésus ne peut être crédible lorsque l’on raconte des enfantillages pareils. Souvent cependant, gênés aux entournures, on préfère ne pas trop se prononcer sur l’historicité d’une guérison, d’une résurrection, d’une multiplication des pains, ou autres et développer une lecture allégorique. Ainsi, la guérison d’un lépreux, exclu de la société, est perçue comme la réintégration dans la vie sociale, la guérison d’un paralysé comme la capacité de Jésus de nous soulager de tous nos handicaps psychologiques et spirituels. Ce que racontent les miracles n’est pas une affaire médicale, mais l’histoire d’une conversion qui nous délivre du monstre que nous sommes aussi, pour nous rendre à la vie pleine et entière de qui ne connaît plus les entraves ni du péché ni des empêchements psychologiques.
Certes, les born again et les mouvements auxquels ils se rattachent, quelle que soit la confession ecclésiale à laquelle ils se rattachent, réaffirment la matérialité historique de l’acte de puissance au point de l’affirmer littéralement et de la mettre en scène dans des cérémonies de guérison à grand spectacle, quoi que bien étrangères à ce que l’on sait de la manière toujours très personnelle de Jésus de rencontrer les uns et les autres. Il s’agit sans doute d’un retour du religieux, entendu non pas tant comme évangélique que comme merveilleux, voire magique. Lorsque les Eglises instituées sont en perte de vitesse ou concurrencées par des sectes qui font florès, il arrive que même le magistère se laisse séduire parce que l’on jugerait l’arbre à ses fruits, parce qu’il ne conviendrait pas de mépriser la religion populaire, parce qu’en définitive, importe davantage l’attachement des gens à l’Eglise que la vérité de ce qu’ils confessent, selon l’adage dévoyé de Cyprien, hors de l’Eglise point de salut.
Il est dans les Evangiles cependant un antidote explicite au merveilleux. Jésus fuit quand on s’apprête à le faire roi, il dénonce qu’on le cherche parce qu’il a donné à manger et non parce qu’on a cru sa parole, il refuse de faire des signes qui ne convertissent personne. Quelqu’un aurait beau ressusciter d’entre les morts, les gens ne changeraient rien à leur vie.
Les signes chez Jean, tous situés dans la première partie de son texte, sont expressément une préparation pour accueillir le récit de la Passion que constitue la seconde partie. Ils n’ont pas de sens en eux, mais seulement en tant qu’ils font signe vers la libération et la vie, ce que l’on dit résurrection. Les miracles des synoptiques ne font pas sens dans ce qu’ils auraient d’extraordinaire, de merveilleux, mais par ce qui s’y joue de mort et vie en Jésus. Le sens d’un récit de miracle, c’est toujours la mort-résurrection ; mort à laquelle Jésus n’échappe pas par miracle, mais par laquelle il est broyé comme un malfrat, un blasphémateur condamné.
Plus encore, la vie à laquelle Jésus appelle, en vue de laquelle il guérit et ressuscite, ce que l’on appelle la vie éternelle ou le Royaume, n’est pas après la mort. Le Royaume est tout proche, et c’est Jésus. Le Royaume de Dieu est au milieu de nous. L’annonce du monde nouveau n’est pas attente d’un arrière-monde, mais in-surrection, puisqu’ainsi on peut traduire anastasis, renversement ici et maintenant du monde de mort. Le miracle est l’indice de la présence de ce monde nouveau dans le vieux monde. Le vieil homme voit le merveilleux qui séduit ou dérange jusqu’à agresser. L’homme nouveau ouvre les yeux sur ce qui advient lorsque l’humanité renverse les oppressions, physiologiques, psychologiques, sociologiques, politiques, économiques, et fait advenir la fraternité, le nom de l’Eglise, elle-même germe du Royaume.
Au sens premier, littéral, il est des miracles par myriades aujourd’hui, non pas violation des lois de la nature mais renversement des avilissements. Chaque fois que quelqu’un est relevé, là encore, c’est la traduction d’anastasis, résurrection, de ce qui le handicape et le tue, chaque fois que la vie triomphe, même aux portes de l’agonie mortelle, c’est la vie du Royaume. Aveugle ou moribond, morts, écrasé ou exclu, méprisés, ils sont debout, ressuscités, ils existent, ils vivent. Pour en avoir une idée, les lieux sont nombreux, toutes les proximités avec ceux qui d’une manière ou d’un autre sont broyés par la maladie, la violence et les injustices. Seuls ne les voient pas ceux qui ne croient pas possible un autre monde que celui qui opprime, n’en veulent pas parce qu’ils y perdraient ce qu’ils exploitent et extorquent aux autres.