29/11/2024

Quelle espérance ? (1er dimanche de l'avent)

 

Félix Vallotton, L'église de Souain (1917)


On m’a demandé ce que je dirais de l’espérance et je suis resté coi. Comment ne pas confondre ce que l’on espère avec ce dont on rêve ? Comment parler de l’espérance sans se bercer d’illusion ?

Alors que nous entrons en avent, la question me revient. Et je trouve une réponse : j’attends la fin, j’espère la fin. Il y en a assez du mal sur cette terre. Il y en a assez du mal que je vois commettre et qui me rend impuissant. Il y en a assez du mal en moi, pas tant celui que je commets, je ne suis pas sûr de le voir sans doute pour l’aimer, que du mal dont je souffre, la fatigue d’être. « Il n’y a plus moyen de vivre ! Nous éclatons, nous faisons la guerre, nous faisons tout mal, nous n’en pouvons plus de rester sur cette vieille écorce. Nous souffrons mortellement ; de la dimension, de l’avenir de la dimension dont nous sommes privés maintenant que nous avons fait à satiété le tour de la terre. (Ces réflexions, je le sais, suffiront à me faire mépriser comme un esprit de quatrième ordre.) » (H. Michaux, Ecuador 1928)

Est-ce à dire que les gens qui vont bien n’espèreraient pas la fin ? Comment peut-on bien aller dans ce monde de fin des temps. Je me réjouis de l’annonce de la fin, cataclysme qui renverse les injustices, terrasse les créations monstrueuses qui nous asphyxient ou nous broient. Depuis que Jésus a marché sur les routes de Palestine, ce sont les temps derniers, les temps où nous sommes. Et j’ai soif que l’on en finisse de ces temps.

Est-ce que j’imagine qu’un autre monde sera meilleur ? L’eschatologie chrétienne ne vise pas tant un monde après le monde. Elle traverse ce monde pour indiquer qu’il n’est pas une fatalité et qu’il est possible, impératif même, qu’un autre monde soit mis en chantier.

Si j’attends un autre monde, ce n’est pas un arrière-monde, la mythologie d’un paradis perdu que l’on retrouverait. Si j’espère, ce n’est pas par haine de ce monde, au contraire, c’est de l’aimer à la folie, d’aimer passionnément ceux que j’y croise. Tous ? Sans doute pas...

Cette semaine, de passage dans une gare, je croise un ancien détenu. Le plus grand des hasards. C’est lui qui me frappe sur l’épaule. Nous nous embrassons. Jamais nous n’avions fait cela en prison. Sa joie de me saluer en homme nouveau, libre. Ma joie d’être sa joie, de le voir connaître quelqu’un, d’avoir un ami, même si ce ne sont que quelques minutes. Quelques minutes pour donner des nouvelles, pour jouir de la vie libre, normale, de l’homme libre, rendu à sa responsabilité et dignité.

Des nuages sur la tête, c’est sûr. Comment ne pas retomber ? Mais dans cette embrassade, c’est le monde nouveau, celui que j’espère, que j’attends. Je ne sais si j’aurais été plus heureux de croiser un de mes frères ou amis. Non que je ne les aime, mais à celui qui ne peut rien rendre est donné d’offrir au centuple, et c’est cela le monde que j’espère.

Mon espérance, c’est que nous soyons nombreux à voir le prochain si lointain tressaillir dans son humanité par la simple insignifiance de notre personne. Que serait notre monde ? Nous ne serions sans doute pas loin de ce que l’on appelle le paradis, profusion de vie, salut, dernier ennemi, la mort, piétinée, détruite.

Les cieux nouveaux comme consolation des affligés. Nous ne sommes pas tous innocents, nous les affligés. Certains, si ! Ceux qui prennent une bombe sur la gueule à Gaza ou en Ukraine, celles qui sont écrasées en Afghanistan, en Iran, et jusque chez nous, victimes de certains de ceux qui sont derrière les barreaux, eux-mêmes affligés. Qu’est la vie d’un enfant gazaoui pour Netanyahou, qu’est la vie d’un migrant dans la mer, qu’est la vie d’un détenu en cellule ? Qu’est notre vie ? Ce qui n’est pas, ta mè onta ‑ la méontologie de 1 Co 1, 28 ‑ pour confondre le monde et sa réussite, et sa beauté. Renversement. Vivre sous les auspices du mè ôn, de l’insignifiant et la profusion surgit, s’insurge, insurrectionnelle, résurrectionnelle. Mè onta. Vivre sous les auspices de ceux qui ne compte pas.

« Consolez, consolez mon peuple, dit le Seigneur. » Il sait bien que dans le peuple il y a des truands. Cela n’en fait pas moins des personnes à consoler. Cieux nouveaux, terre nouvelle. Mon espérance.

Les bras qui prennent en eux pour protéger, pour dire je t’aime, pour poser le regard sans que les yeux ne dévisagent ni ne jugent, empêchés de viser, regardant seulement une nuque, une joue.

Les bras ouverts qui accueillent, voilà mon espérance, ceux de mon Dieu si ce qu’en disent nos images n’est pas contaminé de trop par la mythologie, ceux des amis, même les amis inconnus, frères et sœurs en humanité. Que mes bras ne se referment sur le vide ou, arrivés trop tard sur la roideur d’un cadavre. Que mon corps épuisé trouve la chaleur de bras qui redonnent vie.

 

22/11/2024

Confesser la royauté du Christ (Le Christ-roi de l'univers)

 Paula Modersohn-Becker, Le bon Samaritain, 1907

 

Que veut dire la Royauté du Christ ? Son acception évangélique renvoie au Royaume de Dieu qui n’est jamais présenté comme un régime politique ni une forme de puissance. Levain dans la pâte, graine de moutarde, ivraie et bon grain, semence, les paraboles du royaume indiquent le dynamisme vital d’une croissance qui nourrit et protège. Il n’est pas ici ou là, où il faudrait courir et cependant tout proche, parmi nous : c’est Jésus lui-même et ce qu’il rend possible, la fraternité des enfants d’un même Père. Y Entrer c’est consentir au don gracieux de la fraternité avec tous. Refuser la proximité avec l’autre, et d’abord le paria, en ferme la porte.

Décrétée en 1925, la fête du Christ-roi répond (contesta) à la révolution bolchevique de 1917 et à l’athéisme. On veut se libérer d’un Dieu dont l’Eglise s’arroge la lieutenance et les riches les privilèges. La mondialisation et la crise climatique redonnent peut-être du sens à une royauté christique. La nature n’est pas une réserve de richesses à exploiter ; créature, elle est une expression de la munificence divine comme maison commune. L’humanité n’est pas la potentialité d’agressions mais l’opportunité d’alliances de paix et d’enrichissement mutuel par la rencontre des différentes manières de percevoir et vivre le monde et l’humain.

Cela dit, la fête traîne avec elle la prétention à l’universel du christianisme et ce que cela induit de volonté et de violence de l’imposer à tous comme seule vérité. Comment prétendre à l’universel sans volonté hégémonique ni condescendance ? Si le Christ est roi de l’univers, de toutes choses et de tous, que peuvent bien être les cultures non chrétiennes ? Au mieux des pierres d’attente d’une vérité pleinement manifeste et manifestée par l’évangile ?

Il est vrai, l’évangile ne parle qu’une seule fois d’un universalisme qui voudrait que l’on fasse de toutes les nations des disciples, alors qu’il affirme de diverses manières que « qui n’est pas contre nous est pour nous ». Mais lorsqu’une institution ‑ et il y a toujours des institutions ‑ se pense dépositaire de l’évangile, elle le transforme en obligations et en dogme, elle définit des frontières pour s’identifier. Il y a ceux du dedans et ceux du dehors, hors d’elle point de salut ni de vérité pure et définitive.

Les efforts du Concile Vatican II et des théologiens pour sortir l’Eglise d’une dé-finition obvie de l’appartenance et de l’identité chrétienne ne vont pas assez loin parce que le royaume n’est affaire ni d’appartenance ni d’identité, mais de fraternité en croissance. La foi est vérité, expression du vrai, que si elle passe elle-même par les fourches caudines de la vérité en tant qu’exigence à laquelle tous sont pareillement soumis. En outre, vérités de la foi et de l’orthodoxie ne coïncident pas forcément. « Il ne faudrait pas que l’on confonde la sécurité et la vérité. » (J. Moingt)

La vérité évangélique n’est pas de l’ordre du dernier mot, d’un kérygme définitif. Si elle est annonce, ce n’est pas comme message, mais comme libération : les boiteux marchent, les sourds entendent, les lépreux sont guéris, les morts ressuscitent.

La vérité évangélique qui dessine la constitution du Royaume, c’est la vie jusque dans sa mort de Jésus qui n’a que faire d’une profession de foi par la restitution d’un credo. « Ta foi t’a sauvé », dit Jésus inconditionnellement, dans une gratuité qui signifie en outre que le salut n’est pas lié au fait de rejoindre ou non la communauté instituée et confessante des disciples. Le credo n’est pas de mots mais charité. Ainsi peut-on confesser ou refuser le Christ sans le savoir comme le met en scène la parabole matthéenne du jugement dernier.

La vérité évangélique est un excès, un par-dessus-le-marché, qui ne sert à rien ‑ elle n’est pas un moyen ou un instrument ‑ précisément parce qu’elle relève du gracieux. Ou, cela revient au même, indispensable, elle est déjà donnée à chacun, parce que Dieu se donne, qu’on le sache ou non, et que vivre, pour les humains, c’est ceci : un don indu.

Le Royaume est le nom de la fraternité avec tous. Ainsi la confessio fidei ne fait sens que parce que les disciples veulent, jusqu’au cœur des crises, l’humanité pour tous, le droit à la parole et à la vérité pour tous. Le Christ-roi ne promeut aucune conception de Dieu, même la meilleure, qui ne serait pas hospitalité de la vie, la pensée et la culture de tous, hospitalité non d’un généreux Dominus, mais d’un invité parmi les autres. L’hospitalité du Christ n’exclut qu’un hôte, le mal. Le ravalement parmi d’autres de la vérité christique ne devrait heurter aucun disciple, lui rappelant ce qu’il est censé savoir, que ses mots et rites pour dire Dieu, sont contingents et toujours inadéquats. La royauté du Christ est portée « par une foi élémentaire en la "gratuité absolue" d’une bonté cachée dans le nom de Dieu » (Theobald). Ceux qui se hasardent à la confesser sont engagés prophétiquement en une conversion permanente, faire de l’humanitas la fraternitas.