Les exigences éthiques posées par Jésus à ceux qui l’écoutent sont à la fois rien que de normal et d’un
poids qu’on ne peut soulever. Normal, parce que c’est la règle d’or, ne rien
faire à autrui que nous ne voudrions qu’autrui ne nous fasse. Impossible, parce
que l’amour ne se commande jamais, et encore moins l’amour des ennemis, pire,
des bourreaux (Lc 6, 27-38).
Une nouvelle fois, à ceux qui relèguent l’engagement caritatif
à un humanisme trop court auquel il ne faut pas réduire la foi, nous sommes
obligés de répondre que telle n’est pas l’enjeu de l’évangile, que la
problématique identitaire ‑ ce que signifie être chrétien ‑ n’est pas
celle de l’évangile. Ici, qu’on le veuille ou non, la loi de sainteté est
exposée sur le registre éthique. Et, ajouterais-je, s’il était vrai que la foi
ne se réduit pas à l’éthique, s’il était vrai que la foi n’est pas un humanisme,
que l’on commence par l’éthique et l’humanisme, et lorsque l’on y sera, il sera
toujours temps d’ajouter ce que serait un spécifiquement chrétien.
Alors que le monde est dans un équilibre fragile, non
seulement à cause de la politique états-unienne, mais à cause de multiples
replis, conséquences d’une mondialisation sauvage, alors qu’à notre figure
explosent en notre pays, l’antisémitisme, la haine, le mépris, les injustices
sociales, les exigences de Jésus méritent toute notre attention, à nous
qui l’écoutons.
Dans notre monde aussi divisé et chaque jour au bord de
nouvelles fractures, nous sommes mis en demeure d’être artisans, en première
ligne, de la lutte contre le mal. L’amour des ennemis n’est pas une exigence de
pardon, un truc pieux, spirituel ou psychologique. Il est la condition de la
paix, enjeu géopolitique et social en faveur de la paix et de la vie. L’amour
des ennemis n’est pas une réconciliation de pacotille, une thérapie ou une arme
pour guérir les blessures ou manipuler les victimes et les faire taire ; c’est
le coup d’arrêt ultime au mal.
Je précise, si besoin était, qu’il n’y a pas à opposer justice
et charité, justice et amour (des ennemis). La justice est imprescriptible et
Benoît XVI l’écrivait avec des mots aussi limpides que percutants :
« Ubi societas,
ibi ius : toute société élabore un système propre de justice. La
charité dépasse la justice, parce qu’aimer c’est donner, offrir du mien à
l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre
ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de
son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir
donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres
avec charité est d’abord juste envers eux. Non seulement la justice n’est pas
étrangère à la charité, non seulement elle n’est pas une voie alternative ou
parallèle à la charité : la justice est « inséparable de la charité »,
elle lui est intrinsèque. » (Caritas in veritate § 6, 2009)
L’amour peut, doit dépasser la justice, sans l’ignorer,
parce que le rempart qui endigue le mal, c’est l’amour, parce que la guerre
contre le mal, c’est l’amour, non la violence ; c’est l’amour, non le mal.
Lorsque c’est la guerre dans nos familles, entre voisins ou collègues de
travail, comment stopper les forces de destruction ? Comment arrêter la
haine, non seulement la nôtre mais celle des autres, des ennemis ? (On ne
les appelle pas amis, même si on est invité à les aimer. Ils sont ennemis, ils
le restent.) Comment arrêter la haine ? Aimer, aimer.
L’amour des ennemis a une vertu personnelle aussi, car un
ennemi, ce n’est pas seulement en face de nous, c’est en nous, ça nous bouffe
de l’intérieur, ça nous détruit même sans rien faire, même à des milliers de
kilomètres. Aimer l’ennemi, ce n’est pas, je le redis, en faire un ami, mais
apprendre à répondre au mal sans se faire mal, à poser l’ennemi à sa place pour
vivre, le laisser vivre, nous permettre de vivre.
L’exigence évangélique est éthique et plus qu’éthique. Elle
est invitation à participer à l’œuvre de création, de re-création, de
réconciliation. Nous savons ce que cela a d’impraticable : nous savons que
ce chemin impraticable est pourtant le seul qui ne soit pas sans-issue, qui
brise les impasses. Nous tenir à l’amour. Aimer, aimer.
Prêcher l’amour des ennemis est impossible non seulement
parce que cet amour est impraticable, mais encore parce qu’il met le
prédicateur en porte-à-faux qui dit ce qu’il ne fait pas, qui ne fait pas ce qu’il
dit. Et pourtant, nous ne pouvons censurer l’évangile parce qu’il est trop.
Nous ne pouvons couper l’évangile parce que nous savons que sa force
révolutionnaire, sa capacité d’offrir au monde une issue au mal, réside
précisément en cet inaudible. En Luc, ces exigences sont confiées à ceux qui écoutent Jésus, à nous… Que
nous ayons la force de répondre à la haine par l’amour, artisans de paix.