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29/08/2025

La dernière place (22ème dimanche du temps)

 File:Piero della Francesca 041.jpg

 

Il y a quelques temps, le vice-président Vance se réclamait de l’autorité de saint Augustin pour défendre un ordre de l’amour. « Vous aimez votre famille, puis votre voisin, puis votre communauté, puis vos concitoyens… Après, vous pouvez vous concentrez sur le reste du monde. » Celui qui était encore le cardinal Prévost lui avait répondu clairement et strictement. « JD Vance is wrong: Jesus doesn’t ask us to rank our love for others. »

La page d’évangile que nous venons de lire illustre parfaitement le propos, le radicalise de façon plus extrême encore. « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi te rendraient l’invitation et ce serait pour toi un don en retour. Au contraire, quand tu donnes une réception, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. »

Pour l’évangile, le premier n’est pas l’ami, le frère, les parents ni les riches voisins. Remarquons comment la proximité affective e fait préférence pécuniaire. Le premier, c’est le déclassé socialement, au point de ne pouvoir inviter en retour.

Jésus renverse l’ordre du monde, en anarchiste. C’est inaudible dans un monde antique où l’ordre est synonyme d’équilibre et de viabilité. Aujourd’hui, il va de soi qu’une société se doit de se protéger, de privilégier ses intérêts. Eh bien non. L’intérêt d’une société comme celle de chaque individu, c’est le bien commun et non l’intérêt personnel. Si le principe à court terme est aisément falsifiable, il est vérifié à plus long terme. La situation de globalisation et de mondialisation nous le met sous les yeux. Il n’y a pas de paix sans respect multilatéral de chacun. Le dérèglement climatique n’en est qu’un des révélateurs, cependant au combien éloquent. Tous y perdront lorsque quelques uns massacrent la nature et exploitent la planète au-delà de ce qu’elle peut offrir.

Le choix de la dernière place n’est pas une stratégie pour recevoir, en définitive, la première. Ce n’est pas une question d’humilité ni d’automutilation ou de sacrifice expiatoire. Le choix de la dernière place est une question de charité, d’amour. Quand on aime, ce n’est pas « moi en premier ».

Il n’y a pas ici de sacrifice, qui rend possible les manipulations et violences par autrui. Personne, surtout par amour, ne peut être sacrifié ni se sacrifier. Jésus ne parle pas de cela !

Mais l’amour n’est possible que dans le fait de ne pas penser à soi d’abord, de mendier, car c’est de l’autre que l’on reçoit précisément l’amour. Les rapports de force tuent. Bien sûr, on tâchera de faire respecter ses droits et les droits de ceux qui ne peuvent faire respecter eux-mêmes les leurs. Ce n’est pas cela non plus dont il s’agit. Mais la faiblesse de l’amour peut renverser la loi de la force et de la jungle.

Le choix de la dernière place est une manière de mettre l’autre en premier, et non pas moi. Cela me fait accéder à la première place, non que je l’aie recherchée, non comme une récompense ; mais que dès lors que je vis par l’autre et pour l’autre, je vis. Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui (Paul Ricoeur). L’expérience de l’hospitalité, dans tant de cultures et de religions, c’est en outre, cela. A servir autrui, on est soi-même plus riche.

« Moi d’abord » c’est ce que nous appelons le diable, le diviseur. Non, une fois encore, qu’il ne faille pas que je prenne soin de moi, mais que je prends soin de moi en laissant à l’autre la place : « lui d’abord ».

Choisir la dernière place et vivre pleinement ne sont pas contraires à la différence de choisir la dernière place et vivre pour soi. Non que je recherche, par le do ut des, à recevoir, mais l’existence est échange, admirable échange, admirabile commercium. La dernière place n'est pas humilité, mais vie, résurrection. Si Dieu épouse l’humanité à devenir l’un d’entre nous, c’est qu’il pratique, qu’il est tout entier, cet échange. Cela se dit par la naissance d’un enfant, promesse de vie. Et nous vivons divinement, je veux dire, c’est divin, ce qui nous advient.

 

Piero della Francesca, Nativité, vers 1470 

20/11/2024

Pirandello, Aimer le genre humain

Luigi Pirandello - Babelio

 

Vous savez ce que signifie aimer le genre humain ? Cela signifie uniquement être contents de nous-mêmes. Oui, lorsque que quelqu’un est content de lui-même, il aime le genre humain.
L. Pirandello, On ne sait jamais tout (Chacun à sa manière), 1924

Claude Lefort, fin du savoir, « Je me suis bâti sur une colonne absente »

« Qu'est-ce qu'interroger ? En un sens, faire son deuil du savoir. En un sens, apprendre, à l'épreuve de ce deuil. Ou bien encore : renoncer à l'idée qu'il y aurait dans les choses mêmes -peu importe, dans l'histoire, dans les sociétés primitives, dans une république de la Renaissance, dans la société bourgeoise telle qu'elle s'institue sous le règne du capitalisme industriel, ou encore dans les idéologies, ou enfin dans des œuvres, celles de Marx ou de Machiavel- un sens positif, ou une détermination en soi promis à la connaissance. »
(Claude Lefort, Les formes de l'histoire, Gallimard, Paris 1976, p. 6)

« On trouve chez un grand nombre de philosophes politiques le témoignage d'un singulier désir de conjurer l’insécurité, cette insécurité qui a toujours fait le ressort du travail de l’interprétation » Il faut assurer à la philosophie un principe d’insécurité.
(Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Gallimard, Paris 1972)

 

Henri Michaux (auteur de La Nuit remue) - BabelioPenser l'indétermination avec Claude Lefort | Philosophie ...
Henri Michaux / Claude Lefort

 

Je suis né troué (Henri Michaux)

  Quito, 25 avril [1929].

Il souffle un vent terrible.
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Petit village de Quito, tu n’es pas pour moi.
J’ai besoin de haine, et d’envie, c’est ma santé.
Une grande ville, qu’il me faut.
Une grande consommation d’envie.
 
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme sont les tourbillons.
Casserait une aiguille d’acier,
Et ce n’est qu’un vent, un vide.
Malédiction sur toute la terre, sur toute la civilisation, sur tous les êtres à la surface de toutes les planètes, à cause de ce vide !
Il a dit, ce monsieur le critique, que je n’avais pas de haine.
Ce vide, voilà ma réponse.
Ah ! Comme on est mal dans ma peau !
J’ai besoin de pleurer sur le pain de luxe, de la domination, et de l’amour, sur le pain de gloire qui est dehors,
J’ai besoin de regarder par le carreau de la fenêtre,
Qui est vide comme moi, qui ne prend rien du tout.
J’ai dit pleurer : non, c’est un forage à froid, qui fore, fore, inlassablement,
Comme sur une solive de hêtre deux cents générations de vers qui se sont légué cet héritage : « Fore... Fore. »
C’est à gauche, mais je ne dis pas que c’est le cœur.
Je dis trou, je ne dis pas plus, c’est de la rage et je ne peux rien.
J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque.
Je le touche et le palpe comme on palpe du bois.
Mais ce serait plutôt une grande forêt, de celles-là qu’on ne trouve plus en Europe depuis longtemps.
Et c’est ma vie, ma vie par le vide.
S’il disparaît, ce vide, je me cherche, je m’affole et c’est encore pis.
Je me suis bâti sur une colonne absente.
Qu’est-ce que le Christ aurait dit s’il avait été fait ainsi ?
Il y a de ces maladies, si on les guérit, à l’homme il ne reste rien,
Il meurt bientôt, il était trop tard.
Une femme peut-elle se contenter de haine ?
Alors aimez-moi, aimez-moi beaucoup et me le dites,
M’écrivez, quelqu’une de vous.
Mais qu’est-ce que c’est, ce petit être ?
Je ne l’apercevrais pas longtemps.
Ni deux cuisses ni un grand cœur ne peuvent remplir mon vide.
Ni des yeux pleins d’Angleterre et de rêve comme on dit.
Ni une voix chantante qui dirait complétude et chaleur.
 
Les frissons ont en moi du froid toujours prêt.
Mon vide est un grand mangeur, grand broyeur, grand annihileur.
Mon vide est ouate et silence.
Silence qui arrête tout.
Un silence d’étoiles.
Quoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme.
Les mots ne le trouvent pas,
Barbotent autour.
J’ai toujours admiré que des gens qui se croient gens de révolution se sentissent frères.
Ils parlaient l’un de l’autre avec émotion : coulaient comme un potage.
Ce n’est pas de la haine, ça, mes amis, c’est de la gélatine.
La haine est toujours dure,
Frappe les autres,
Mais racle ainsi son homme à l’intérieur continuellement.
C’est l’envers de la haine.
Et point de remède. Point de remède.

04/10/2024

Ce que Dieu unit (27ème dimanche du temps)

 

Le prophète Osée épouse Gomer la prostituée, Bible de Saint Evroult d'Ouche, v. 1240-50

Comment peut-on justifier un impératif moral et juridique sur une réponse de Jésus dans un cadre polémique, un piège dont il s’agit de se tirer (Mc 10, 2-12). Jésus pense-t-il ce qu’il dit ou trouve-t-il seulement une astuce pour sortir de l’épreuve à laquelle il est soumis ? Imaginons que Jésus s’exprime de lui-même sur les couples recomposés. Que dirait-il ? Il n’est guère dans son style de déprécier les gens, tout spécialement les pécheurs, puisque c’est ainsi qu'est qualifiée une nouvelle union (si le premier conjoint est encore en vie). Maintiendrait-il qu’il s'agit d'un adultère ? Si Jésus devait parler de la conjugalité ne considèrerait-il pas nos existences sexuées, grandeurs et misères, grandissements et mensonges, accomplissements et petits meurtres entre époux ? Peu légaliste - il ne condamne pas la femme adultère mais morigène ses juges - il considérerait sans doute que la sexualité engage nos désirs, limites, espérances, y compris démesurées, notre souci d’autrui jusque dans la radicalité du don de soi.

Nous savons ‑ et Jésus ne pouvait pas ne pas savoir ‑ la difficulté de la vie matrimoniale ; ses joies, certes, mais aussi l’enfer, pour combien de femmes surtout, écrasées, ignorées, battues. La liberté des mœurs n’y change rien. A l’époque de Jésus, ainsi qu’en témoigne la lettre des Ecritures, c’est toujours la femme qui est adultère. Dire que l’homme l’est, qui quitte une femme, c’est non seulement pour Jésus se sortir d’un piège, mais jeter une bombe dans les évidences ininterrogées des sociétés, une gifle à la domination masculine.

Pourquoi insiste-t-on tellement sur la mort de Jésus comme assomption de la condition humaine et ne dit-on rien de sa sexualité ? On a juste de quoi comprendre qu’il est célibataire. Les premiers chrétiens ont vu dans son style de vie une invitation à la liberté par rapport aux impératifs sociaux concernant la sexualité. Des hommes et plus encore des femmes, contrairement au langage contemporain, n’ont pas renoncé à tout pour le suivre, mais ont trouvé la liberté à le suivre dans le célibat. Pour les femmes, c’est échapper au chaperonnage d’un père, d’un frère ou d’un mari. Thérèse d’Avila le dit explicitement. C’est encore ce qui est vécu par nombre de religieuses dans des sociétés patriarcales. Lorsque la non-fécondité est une malédiction, une situation contre-nature ‑ comme l’est aujourd’hui l’homosexualité pour les homophobes ‑ ne pas se marier, ne pas engendrer, c’est échapper à une injonction de la nature. Les couples inféconds, du fond de leur épreuve, le vivent. La spécificité de l’humanité se laisse deviner tant par la stérilité choisie ou non ; la vie humaine n’a pas pour but la reproduction, à la différence de celle des animaux.

On entendrait le célibat comme une révolte contre la nature, comme revendication de la liberté, le discours ecclésial idéaliserait moins le soi-disant don total. Jésus, rebelle contre un ordre que l’on attribue trop souvent à Dieu, résistant contre l’ordonnancement divin ?

La sexualité, comme chacun sait, est autre chose que la génitalité. Nous parlons, nous fantasmons le sexe ; nous décidons des rapports, sans quoi c’est un viol. C’est unique parmi les vivants. Aussi, cela ne devrait pas étonner que selon le contexte social et historique, la pratique sexuelle ait des sens bien différents. Lorsque l’espérance de vie est courte, lorsque la durée moyenne d’une union ne dépasse pas dix ans, lorsque l’on est contraint de se remarier une, deux voire trois fois pour élever les enfants (ce qui est courant encore au XIXe en France), quel est le sens d’un mariage pour toute la vie ? Quand le discours sur le célibat consacré comme don de soi apparaît-il, et pourquoi ? Après avoir été considéré comme un acte héroïque, il paraît qu’il serait aujourd’hui davantage assumé par les futurs prêtres comme un manque, une faiblesse. Quand l’amour et le consentement deviennent-ils constitutifs d’une alliance matrimoniale, et pourquoi, sous quelles influences ? Que faut-il que l’on pense du mariage pour faire de la femme une monnaie d’échange entre clans, entre dynasties ? Que vaut la vie d’un homme s’il doit épouser une femme choisie par d’autres que lui ? Que dénonce comme conception de la conjugalité les expressions d’enfants naturels ou légitimes ? Quelle révolution juridique est-ce que le droit des enfants adultérins soit le même que celui des autres enfants ?

Même si c’est sujet de débat, on accepte assez bien un roi adultère au Grand siècle. Le théâtre de boulevard du XIXe ne met que l’infidélité en scène, comme si elle allait de soi. Les reconnaissances de nullité de mariage, même si elles libèrent les personnes, sont bien souvent des hypocrisies, qui reconnaissent sans le dire, qu’il est possible de contracter une nouvelle union. On ne peut le dire, et parfois fort nécessairement, parce que dans le couple qui se défait, il arrive souvent qu’il y en ait un de laissé sur le bord de la route, et l’on ne saurait valider moralement cet abandon.

Depuis la Révolution française l’Eglise veut régner sur la famille par son regard inquisiteur sur la sexualité. S’agit-il d’impératifs moraux ou d’une stratégie de pouvoir ? Quel est alors la pertinence de l’interdit du divorce ? Dieu n’unit rien du tout. Nous sacralisons par son nom ce que nous jugeons intangible, qui n’est autre qu’un pouvoir sur les corps… par les mâles, même si c’est en train de changer pour le meilleur et le pire. Nous instrumentalisons le divin pour consacrer les règles sociales et morales. Reconnaître avec Vatican II que le bien des époux est aussi un des buts du mariage crée un séisme dans la doctrine, modifiant substantiellement le sens de l’acte sexuel. Le sacrement n’est pas sacralisation d’une union mais la confession de foi parabolique pour dire la fidélité indéfectible de Dieu à partir de nos bricolages. Ce que Dieu a uni, c’est l’humanité avec lui, la faiblesse avec lui, la misère avec lui, la grandeur avec lui. Et cela, que l’homme ne le sépare pas !