Il y a 1600 ans environ, en 412, une veuve du nom de Proba,
demandait à Augustin, évêque d’Hippone, comment prier. Faut-il comprendre que,
attachée à la prière, Proba n’y trouvait pas son compte ? Qu’elle
demandait, selon les dispositions de l’évangile que nous venons d’entendre (Lc
11, 1-13) mais n’obtenait pas ?
Dans un monde qui s’explique très bien sans Dieu, pour nous aussi
chrétiens, où Dieu n’intervient pas de façon magique et où les lois de la
nature s’appliquent implacablement, la prière est encore plus problématique,
entre magie superstitieuse et inutilité décourageante menant à son abandon. Pourtant,
nous croyons que Dieu sait ce dont nous avons besoin avant même que nous le lui
demandions (Mt 5, 8) et qu’il n’est pas en retard pour nous exaucer (2P 3, 9). Il
n’est pas un fonctionnaire tatillon qui ne traite que les demandes bien
formulées ; il n’a pas besoin que nous le harcelions de nos cris pour daigner
les écouter (Lc 18, 7).
« Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes
choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à
ceux qui le lui demandent ! »
Dans la version de Luc, c’est l’Esprit Saint que donne le Père à
ceux qui le lui demandent. Nous devrions nous le rappeler. Mais la réponse
risque d’être trop courte ou rapide. Pourquoi donc demander, sans cesse, si le
Père connaît notre besoin ? Pourquoi continuer à prier, si nous savons
très bien que la prière, ça ne marche pas ?
Lorsque je me confie à un ami, à un parent, quelqu’un qui compte
pour moi, je lui dis mes joies, mes peines, mes soucis et préoccupations. C’est
la maladie voire la fin de vie, c’est les enfants ou les parents, c’est l’avenir
professionnel, c’est l’entente entre les peuples, c’est la paix sur terre, c’est
le respect de tout homme, toute femme, tout enfant, quels que soient la couleur
de sa peau, sa richesse, son sexe ou son orientation sexuelle…
Tels sont « les joies et les espoirs, les tristesses et les
angoisses » que nous partageons avec ceux que nous aimons. Ce partage ne
change rien à la situation. Mais que serait une joie que nous ne pourrions
partager ? Combien plus écrasés serions-nous à porter seuls le poids des
souffrances et des blessures, les nôtres et celles de l’humanité ? Ce
partage à l’aimé, à l’ami, ne change rien mais change tout. Expression de l’amour
et de l’amitié, il les renouvelle.
Et c’est ce que nous vivons avec Dieu, et c’est cela la prière.
Nous ne parlons au Seigneur que de ce qui nous importe, quitte à apprendre à
ouvrir nos préoccupations toujours plus largement, parce qu’on ne prie en
parlant à Dieu de la pluie et du beau temps, conversation entretenue
artificiellement, pour meubler les blancs, à vide, pour éviter les vrais
sujets. Tout est bon dans la prière ‑ il n’y a qu’à voir les psaumes ! ‑
pourvu qu’on soit dans la vérité de nos vies, que l’on cherche à être dans la
vérité de nos existences.
Qu’est-ce que cela change ? Tout parce que c’est recevoir la
vie, même au moment de mourir, que de s’en remettre ainsi dans la confiance à
celui qui par son don est source de toute vie, à celui qui est don ‑ c’est
lui-même qu’il donne ‑, est vie, créateur comme dit le credo. Nous
comprenons ce que veut dire qu’il donne l’Esprit Saint à ceux qui le lui
demandent.
Cela ne change rien, parce qu’il faudra mourir. Cela ne change rien
parce que Dieu ne peut agir dans le monde. S’il le pouvait mais ne le faisait
pas, ne serait-il pas inconséquent, coupable et stupide de le prier ? Il
pourrait sauver les enfants de la faim et ne le ferait pas, mais donnerait de
gagner au loto ? Je ne veux pas de ce Dieu, je n’y crois pas, j’en suis
athée.
« C’est à nous que les mots sont nécessaires, pour appeler
notre attention sur ce que nous demandons mais non pour en instruire le
Seigneur et le fléchir. » écrit encore Augustin. En quêtant, en désirant l’aimé,
en apprenant à l’aimer, les mots et les préoccupations finissent par ne plus
importer. On tâche seulement de se rendre disponible et s’accroît en nous l’amour
de Dieu, notre désir de lui s’excite comme dit encore Augustin. La prière n’est
pas bavardage, flot de paroles ou de prières, mais dilatation du désir de Dieu.
Parfois, écrit Thérèse de Jésus à ses filles, les seuls premiers
mots de la prière du Seigneur suffiront à nous rendre disponibles à celui que
nous cherchons, que nous désirons et qui nous manque tant. « Notre Père… »
Et si le temps pour la prière est achevé par le silence que les
mots d’un colloque auront instauré, nous remettrons à plus tard la récitation
de la suite, nous continuerons encore à exciter en nous le désir de la vie
bienheureuse qu’il est lui-même et qu’il s’apprête à nous donner autant que
nous sommes préparés à la recevoir.