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Keith Haring, Best buddies
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Je ne sais si les remarques suivantes seront pertinentes. Voici
comment je m’y prends pour essayer de rendre compte de la discipline de Jésus.
La personne de Jésus telle que racontée dans le NT et les
auteurs est un guide. Je ne sais pas ce que signifie qu’il est Fils de Dieu, et
cependant, avec le NT et les auteurs, nous ne sommes pas devant le seul Jésus
historique mais déjà aussi le Christ de la foi. Nous sommes toujours déjà pris
dans un fait de tradition/transmission.
Le renversement des puissants et le relèvement ou
insurrection des pauvres, indépendamment d’un sens eschatologique, est avec lui
déjà, ici et maintenant, dès lors qu’en son nom on choisit la fraternité avec
les exclus. (Si ce n’est pas en son nom, c’est un autre sujet, qui doit aussi
être envisagé.)
Vivre la fraternité avec ceux que la cité exclut de la
fraternité et donc de l’humanité est monde nouveau et terre nouvelle (Cf. D. Flood,
frère François et le mouvement franciscain). Je vois cela avec les
détenus, les migrants, et même au boulot en essayant de susciter des relations
de bonté et d’attention, sans se situer dans ou contre le monde bon ou mauvais
de l’entreprise, mais en ouvrant un espace pour le monde de la proximité.
Je le dis, au sens premier (et aussi bien sûr avec la
naïveté seconde) : je touche la résurrection chaque fois que j’entre en
cellule. Je touche la force de la parole de Jésus presque chaque fois que j’écoute
en frère. L’autre qui ne la connaît pas, souvent, la cite dès lors qu’il a la
confiance de se livrer. Combien de fois l’ai-je entendu, notamment, ce Mon
Dieu pourquoi devant le mal. Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné. Les
Ecritures sont partout dans la bouche des uns et des autres, il suffit de les
repérer. Cela indique autant leur vérité que leur actualité.
Il ne s’agit pas de chercher du sens en Dieu, et encore
moins un système du monde. C’est mort depuis au moins l’aphorisme 125 du Gai
savoir, terre détachée des chaînes de son soleil. Je ne suis pas certain
que Jésus parlait de sens. Être là, non pas Dasein, mais être-là-pour-l’autre.
C’est tout, à tous les sens du terme. C’est sa vie et celle des disciples.
Il n’y aurait que mythe trompeur dans la profession de foi, rien que cela suffirait à vouloir vivre à la suite de Jésus.
Que cet homme livré (transmis et trahi) par la tradition
soit Fils de Dieu, quel sens cela a-t-il ? La métaphysique des Pères est bien
sûr mythologique. Que signifie Fils de Dieu ou Dieu ? Avant de recourir à l’apophatisme,
il y a l’affirmation ou la confession que ce qui est vécu comme Jésus dans la
proximité des Anawim relève d’un humain qui passe l’humain infiniment.
Vivre l’histoire et l’écrire avec et pour les perdants, les victimes, de leur
point de vue, c’est peut-être cela, Dieu.
En tout cas, c’est beaucoup pour dire un humain plus qu’humain,
ne serait-ce que comme antonyme à un humain trop humain. Il est déjà acquis que
par son être-pour-les-autres, Jésus est non seulement le passant mais le
passeur. La confession de foi signifie au moins cela. Son exemplarité ne le met pas forcément à part, ne fait pas de lui le seul passeur, au contraire, il est le premier-né et tous peuvent se découvrir fils et filles, c’est-à-dire à leur tour passants et passeurs.
Faut-il maintenir le vocabulaire de l’être pour dire Dieu ?
Ce serait alors un méontologie (Cf. Stanislas Breton et son superbe Le Verbe
et la Croix). Chez Thomas, être est le nom qui convient le mieux à Dieu
(verbe bien sûr et non substantif) mais le tétragramme est encore plus
pertinent !
Quant à la prière, se tenir devant ce que Jésus manifeste comme l’ouvert, avec et pour les autres, avec l’humain plus qu’humain, les mains levées, face à l’Orient,
de nuit, en attendant que le jour se lève. Ainsi les Pères du désert. Non pas
parler ou réciter des prières mais s’exposer au monde nouveau et à la terre
nouvelle que la fraternité laisse deviner, répondre à un appel inouï,
évanescent, qui se dessine dans la réponse que nous tentons d’être, responsables des frères. L’amour des frères est le combustible de la prière.
L’eucharistie, je la pense avec les mots de Flood. « 131
[L’économie est] le moyen communal de contrôler la vie des gens. Les lois du
marché constitu[ai]ent donc un grand danger pour la « règle de vie »
des frères. […] 141 L’eucharistie est l’évidence de ce qui est en train de se
dévoiler, elle appartient au monde nouveau. […] 142 Le corps et le sang que les
frères reçoivent, c’est le corps et le sang de celui qui n’a pas été compris du
monde et qui a été rejeté […] L’eucharistie est donc le sacrement du
cheminement difficile et incompris de Jésus-Christ, un cheminement de
pauvreté-exclusion et de lutte. […] 143 François exprime sa volonté de ne pas
se séparer de l’humanité bafouée et rejetée qu’il a rencontrée chez les
lépreux. Cette humanité pauvre, Jésus-Christ l’a assumée. Elle est donc
présente dans l’eucharistie. […] François et ses frères et sœurs cheminent avec
Jésus-Christ avec qui ils cheminent. Ils fêtent avec Jésus les chemins qu’ils
font ensemble. […] L’eucharistie est la réalité des luttes pour la justice et
non pas une simple cérémonie d’Eglise. L’homme y communie à la « règle et vie »
du Fils de l’homme qui a proclamée venue l’heure des oubliés. L’eucharistie
proclame que devant Dieu le plus oublié des humains n’est pas un oublié. L’eucharistie
célèbre la route au bord de la route même, dans ses peines et dans ses joies.
Il n’est guère possible de fêter cette route sans Jésus : c’est sa route, il
est la route. …] La route, c’est la solidarité avec les lépreux. […] C’est
aussi l’effort à travers un travail honnête et une utilisation humaine des
moyens de vie pour rendre tous les biens à leur véritable but, c’est-à-dire,
pour les mettre au service de tous les humains à cause de Dieu. En entendant
les saintes paroles et en recevant le corps de Jésus, François et ses frères
comprennent et confessent que cette solidarité et ces luttes valent la peine d’être
vécues. C’est dans ce sens encore aujourd’hui que moi, franciscain, j’ai envie
de recevoir le corps du Christ dans un cœur pur. Tout le reste est
mystification théologique et lourdeur rituelle. »
Cela ne s’entend qu’en dehors de la religion, comme l’entend
Bonhoeffer. « Devant et avec Dieu, nous vivons sans Dieu ». Hier
comme aujourd’hui, la religion est l’ennemie de l’évangile. C’est elle qui
parle le mythe, le système du monde, le sens, plus que le secours du prochain.
En ce sens, il vaut mieux (il faut) être agnostique, voire athée. Les premiers
chrétiens ont été dénoncés pour athéisme (à moins qu’ils ne se soient eux-mêmes
ainsi compris), comme Jésus a été condamné pour blasphème. Folie pour les uns,
scandale pour les autres, tous gens trop religieux (Ac 17). L’apophatisme n’est
pas tant le silence que la négation de toutes les représentations, le refus de
l’idole.
Cette scission entre religion et évangile est ce qui se joue
dans les divergences mortifères entre catholiques. Nombre de ceux qui ne sont
pas intégristes sont certes religieux, mais ils ne peuvent plus entendre les
droits de Dieu opposés aux droits de l’homme, et c’est déjà le rabaissement de
Dieu à une aulne autre que celle, religieuse, de la toute-puissance infantile
projetée dans le ciel. Vatican II est ici central quand bien même il reste
religieux. Il indique la porte (Dignitatis humanae n’est pas pour rien
une pierre d’achoppement).
Il faut aller à la disparition de Dieu, parce que la kénose
est son être (sacrée ontologie !) et pas seulement celui du Fils. Les deux
commandements qui n’en sont qu’un sont la formulation soft de la disparition de
Dieu. A faire disparaître Dieu derrière et dans les frères, Jésus élargit son
corps et la fraternité aux dimensions de l’humanité. On comprend que le
prophète ordonne de renforcer les piquets et d’allonger les cordages :
déployer pour d’autres, pour les autres, todos, todos, todos, la tente
qui t’abrite.
L’effacement de Dieu au profit des frères, à commencer par
les plus méprisés et écrasés, est révélé par toute la vie de Jésus et scellé
dans l’abandon ou la disparation du Père que manifeste le pourquoi du Golgotha
face au mal, sans réponse jusqu’à la consommation des siècles. Il engage un
autre effacement, abandon et disparition aussi, celui de Jésus, soustrait au
regard des siens, tombeau vide. Puis d’autres, indéfinis, à sa suite, dans le renoncement à
eux-mêmes de ceux qui se reçoivent frères et sœurs de tous par le service.
« – Tu dis : Je n’aime que
Dieu, Dieu le Père ?
– Tu mens. Si tu l’aimes, tu ne
l’aimes pas lui seul, mais si tu aimes le Père, tu aimes aussi le Fils.
– Bien, dis-tu, j’aime le Père et
j’aime le Fils : mais eux seuls, Dieu le Père et Dieu le Fils, Notre
Seigneur Jésus-Christ qui est monté au ciel, est assis à la droite du Père : ce
Verbe par qui tout a été fait, ce Verbe fait chair qui a habité parmi nous ;
voilà seulement ceux que j’aime.
– Tu mens. Si en effet tu aimes la
tête, tu aimes aussi les membres ; mais si tu n’aimes pas les membres, tu
n’aimes pas non plus la tête.
Ne trembles-tu pas quand tu
entends la tête crier du haut du ciel en faveur de ses membres : « Saul,
Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Ac 9,4) Celui qui persécute ses
membres, elle dit qu’il la persécute, elle ; celui qui aime ses membres,
elle dit qu’il l’aime, elle.Quels sont ses membres, mes frères, vous le savez déjà :
c’est l’Eglise même de Dieu ? » (Augustin,
Commentaire de la première lettre de Jean X, 3 L'Eglise chez Augustin, ce ne sont pas ceux qui vont à la messe, mais l'humanité justifiée, rendue juste par le Christ, ecclesia ab Abel).